Grèce. Ces réfugiés qui s’échouent aux portes de l’Europe

Une tragédie peut en cacher une autre · L’extension de la crise du coranovirus a détourné l’attention d’une autre tragédie humaine, celle causée par la gestion européenne de la « crise des réfugiés » débutée en 2015. Après l’annonce que la Turquie ouvrirait ses frontières aux réfugiés désireux de se rendre en Europe et la réaction grecque de suspendre le droit d’asile dans son pays, la situation déjà fragile, en particulier sur les îles égéennes, en est à un point de rupture.

Camp de Moria, île de Lesbos, 8 mars 2020
© Sylvain Mercadier

La crise en Grèce a ses racines dans les politiques européennes qui ont de tout temps œuvré pour externaliser, contenir et dissuader les migrants de chercher une protection en Europe. Depuis 2015, l’Union européenne (UE) a instrumentalisé la Grèce en tant que frontière continentale, mais elle n’a pas su trouver de solutions durables et décentes, ni pour les réfugiés ni pour les populations locales qui les hébergent.

Dans la déclaration européenne de mars 2016 (l’accord UE-Turquie) actuellement en phase de renégociation, la Turquie s’est vu offrir une manne financière généreuse et devait en contrepartie jouer le garde-frontière de l’Europe, empêchant son importante population de réfugiés d’y émigrer. Ce faisant, l’Europe a transformé les réfugiés en une marchandise que la Turquie emploie régulièrement pour atteindre ses objectifs politiques, en mettant par exemple la pression sur les pays européens de l’OTAN en vue d’obtenir leur soutien dans sa lutte contre le régime syrien.

La déclaration turque de ne plus retenir les réfugiés sur son territoire — et l’affrètement de bus remplis de réfugiés en partance pour la frontière continentale grecque — ont eu lieu le même jour qu’Ankara appelait à une consultation auprès de l’OTAN. « Les réfugiés sont à la fois la population la plus vulnérable et la plus instrumentalisée au monde », analyse Gracelin Moore, une coordinatrice de l’ONG Refugee Rescue qui organise des missions de surveillance et de secours en mer pour les bateaux de réfugiés en difficulté en mer.

Une « punition collective délibérée »

L’accord UE-Turquie a littéralement transformé les îles de la mer Égée en centres de détention à ciel ouvert. Les opportunités de déplacement vers d’autres régions de Grèce ou d’Europe sont strictement limitées. Actuellement, il y a plus de 20 000 demandeurs d’asile dans le tristement célèbre camp de Moria, sur l’île de Lesbos — un record sans cesse repoussé dans le plus grand camp de réfugiés en Europe — où les conditions de vie sont si catastrophiques que l’ONG Médecins sans frontières (MSF) a parlé de « punition collective délibérée » pour caractériser la situation. Effectivement, la nature dystopique de ces conditions de vie n’est pas le résultat d’une négligence, mais de politiques délibérées visant à décourager les réfugiés de venir en Europe. « Ceci n’est pas une crise humanitaire, affirme Apostolos Veisis, chef des opérations de l’unité médicale de MSF en Grèce, c’est une crise politique. »

Cette situation orwellienne a été récemment exacerbée par le nouveau gouvernement grec du parti Nouvelle Démocratie, élu en juillet 2019 avec un programme clairement anti-immigration. Peu après son élection, le premier ministre Kyriakos Mitsotakis a fermé le ministère des migrations et décrété que les questions liées aux réfugiés seraient gérées par le ministère de la protection du citoyen, en charge des questions de sécurité intérieure. Ce faisant il appréhendait la crise humanitaire sous un angle purement sécuritaire et d’ordre public. En janvier toutefois, face à l’incapacité du ministère de la protection du citoyen à gérer la question, le gouvernement a été obligé de recréer le ministère des migrations ; une décision peu étonnante vu que la Grèce détient l’une des plus importantes populations de réfugiés en Europe.

Le gouvernement de Mitsotakis a œuvré à limiter toujours plus les droits déjà extrêmement fragiles des demandeurs d’asile. En octobre, il introduisait une nouvelle loi dite de « protection internationale » avec une consultation minimale — dédiée spécialement à restreindre le cadre des demandes et d’obtention de l’asile en Grèce. Les garanties spéciales pour les personnes vulnérables comme les mineurs non accompagnés (en réalité déjà bafouées de manière régulière) ont été levées, en faveur d’une procédure expéditive qui piétine les réfugiés et ne leur permet qu’une assistance légale limitée. « Tout est fait pour rendre les conditions de vie plus difficiles, pour envoyer un message » aux futurs demandeurs d’asile, explique Elias Elsler, coordinateur de la Refugee Law Clinic, une ONG qui aide les demandeurs d’asile dans leurs démarches sur l’île de Samos ; « il y a clairement une politique de dissuasion », ajoute-t-il.

Objectif expulsions en masse

La présentation de la nouvelle loi s’est accompagnée d’une annonce gouvernementale se targuant d’un objectif de 10 000 expulsions pour l’année en cours. Le gouvernement a depuis célébré nombre d’expulsions prononcées dans le cadre de la nouvelle loi ainsi que le rejet de 95 % des demandes d’appel aux décisions de rejet. Beaucoup de ces appels ont été jugés irrecevables du fait d’obstacles procéduriers imposés par la nouvelle loi ou de l’absence d’une assistance juridique qui puisse les guider dans cette procédure complexe menée en langue grecque. En bref, la pénurie d’assistance juridique pour les personnes vulnérables au sein d’un système échafaudé pour desservir les demandeurs d’asile est en même temps exploitée par le gouvernement grec pour gonfler sa popularité auprès de la frange la plus réactionnaire de la population.

Malgré une rhétorique xénophobe, le nombre d’arrivée de réfugiés n’a pas tari et quasiment rien n’a été fait pour résoudre ni les conditions de vie rencontrées par les demandeurs d’asile ni les pressions auxquelles font face les populations locales. En réalité, la pression de l’UE, qui rechigne à mettre en place une véritable procédure d’accueil pour les centaines de milliers de demandeurs d’asile, et les initiatives du gouvernement grec sont symptomatiques d’une reconstitution progressive de la structure du droit d’asile en Grèce à tous les niveaux.

À Lesbos, la principale île où les arrivants débarquent, la détérioration des conditions de vie sont ressenties par les réfugiés dès l’arrivée. Récemment le conseil des municipalités de Lesbos-Ouest a voté la fermeture du centre dit « Stage 2 » qui servait de base préliminaire pour l’identification et le traitement médical des réfugiés récemment arrivés. « La disparition de Stage 2 a rendu à la fois l’assistance humanitaire et le processus d’identification des migrants plus difficile et chaotique, ce qui est d’autant plus ressenti par les personnes vulnérables », explique Gracelin Moore. Plus récemment, le camp abandonné a été incendié. Il aurait été la cible de militants nationalistes grecs ne voulant pas qu’il rouvre après la vague d’arrivée de réfugiés portée par la nouvelle crise humanitaire que traverse la Grèce.

Vives tensions à Lesbos

Les tensions se ressentaient en Grèce bien avant la décision turque d’ouvrir unilatéralement ses frontières aux réfugiés. Les semaines précédant cette annonce, des manifestations avaient eu lieu, regroupant des groupes venant de tous les bords politiques (mouvements anti-immigration et soutiens aux droits des réfugiés) en opposition aux plans du gouvernement de construire de nouveaux centres de détention pour les demandeurs d’asile sur l’île ainsi que le déploiement d’unités de police anti-émeute pour sécuriser les travaux de construction. La répression des manifestants a enflammé l’île de Lesbos avant que le gouvernement ne décide de rappeler les unités de police sur le continent. Toutefois, l’annulation du projet de construction de ce nouveau centre n’a en aucun cas mis un terme aux tensions sous-jacentes sur l’île. Après cet incident, des voix se sont élevées pour dire que s’il avait été si facile de refouler les unités antiémeute, il ne devrait pas être si compliqué de faire la même chose avec les réfugiés et ceux qui leur viennent en aide.

La décision turque a mis le feu aux poudres.Toujours à Lesbos, des groupes d’autodéfense ultranationalistes ont émergé en quelques jours. Des bateaux de réfugiés ont été attaqués par des hommes masqués, des barrages routiers installés pour cibler les migrants et ceux qui leur viennent en aide, des journalistes ont étés agressés et un centre social pour migrants (en plus du camp Stage 2) a été détruit par les flammes. Cette explosion de violence n’a pas fait l’objet d’une interposition policière. La police semblait parfois même ignorer délibérément les actes de violence par les radicaux d’extrême droite.

Impasse humanitaire criminelle

Pendant ce temps, le gouvernement grec a brutalement renforcé ses frontières avec le soutien politique, financier et en main d’œuvre de plusieurs pays européens. Des unités de l’armée ont été déployées et l’usage d’armes létales autorisé sur les frontières terrestres et maritimes. Des cas de refoulement musclés des embarcations de réfugiés dans les eaux territoriales grecques ont été rapportés alors qu’un bateau ne peut légalement être expulsé une fois qu’il a atteint les eaux territoriales d’un pays. Des garde-côtes ont aussi saboté les moteurs d’embarcations bondées. Au moins trois personnes ont été tuées en tentant d’atteindre la Grèce.

Le 1er mars dernier, le gouvernement de Mitsotakis a suspendu toute procédure de demande d’asile en Grèce et criminalisé ceux qui tentaient d’entrer en Grèce de manière irrégulière. Cette décision contrevient pourtant clairement à ses obligations régionales et internationales envers les demandeurs d’asile. Au moins 45 personnes ont été condamnées pour entrée illégale sur le territoire grec, ce qui n’est pourtant pas un crime au regard du droit d’asile.

En réalité, les procédures européennes en matière de droit d’asile requièrent que le demandeur d’asile soit présent dans le pays où il fait sa demande, ce qui pousse les gens à entrer par voie illégale sur son territoire. Enfin, le gouvernement grec a annoncé que ceux qui atteindraient la Grèce seraient déportés avant même que leur demande d’asile soit entendue, ce qui les met en grave danger de se faire renvoyer dans leur pays d’origine, souvent en guerre.

Les nouveaux arrivants à Lesbos ont été systématiquement interpellés et confinés sur les sites de leur débarquement, notamment sur des plages en plein hiver avant d’être transférés sur un navire militaire dans le principal port de l’île. Sur ce dernier, les conditions de vie sont déplorables. L’eau et la nourriture ne sont pas suffisantes ni de bonne qualité, en particulier pour les nombreux enfants placés en détention. Il n’y a que huit toilettes pour plus de 600 personnes et aucune douche. L’accès aux soins, notamment pour les femmes sur le point d’accoucher est limité. Il n’y a pas d’espace sécurisé pour des groupes vulnérables, ce qui signifie que les mineurs non accompagnés et les femmes célibataires sont obligés de dormir avec des centaines d’inconnus. Sur l’île de Samos, les autorités locales n’ont pas mis de toilettes à disposition des nouveaux arrivés, les forçant à déféquer sur la plage. Leurs biens et téléphones ont été confisqués. Ces réfugiés n’ont aucune idée de leur future destination ni de quand ils s’y rendront.

Plutôt que de sanctionner ou au moins de condamner le gouvernement grec pour ces multiples violations du droit international, la Commission européenne a réaffirmé que sa priorité restait d’« assurer son soutien le plus total à la Grèce ». Elle a débloqué un plan d’aide de 700 millions d’euros, dont 350 millions pour renforcer ses infrastructures frontalières tout en remerciant le pays de faire office de « bouclier de l’Europe ». Comparée aux négligences commises envers les réfugiés, une telle mobilisation politique et financière montre la volonté de l’Europe de privilégier l’aspect sécuritaire de la crise plutôt que la vie des demandeurs d’asile.

L’impasse humanitaire dans laquelle l’Europe s’est elle-même placée ne peut mener qu’à une seule chose, comme le soutient MSF dans un de ses derniers communiqués de presse : « Les mesures d’urgence annoncées par le gouvernement grec vont avoir des conséquences désastreuses puisqu’elles retirent le droit à la demande d’asile et visent à refouler des personnes fuyant la guerre vers la Turquie. Cela ne peut que créer plus de chaos, de morts en mer, exacerber la violence et aggraver le désastre humanitaire ». Une fois de plus, la crédibilité de l’Europe semble érodée et son hypocrisie dévoilée de la manière la plus flagrante.

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