Istanbul et l’AKP. Le tremplin, la vitrine et la caverne d’Ali Baba

L’élection d’Ekrem İmamoğlu, candidat du Parti républicain du peuple (CHP) à la mairie d’Istanbul a finalement été annulée, à la suite d’incroyables pressions du pouvoir. Elle se déroulera à nouveau le 23 juin et pour des raisons à la fois économiques, politiques et symboliques, Recep Tayyip Erdoğan a décidé qu’il ne pouvait se permettre de perdre cette « caverne d’Ali Baba ».

21 avril 2019 à Malpete (quartier d’Istanbul). Meeting organisé par le maire Ekrem İmamoğlu, six jours après son élection.
sendika63.org

L’annonce, le 6 mai 2019, de l’annulation de l’élection récente (31 mars 2019) du maire métropolitain d’Istanbul Ekrem İmamoğlu et la nomination immédiate du préfet comme maire intérimaire mettent un terme à plus d’un mois d’attente inquiète mêlée d’espoirs fous du côté des opposants à Recep Tayyip Erdoğan, après la victoire du jeune candidat de l’opposition au Parti de la justice et du développement (AKP), à quelques dizaines de milliers de voix sur les plus de dix millions d’électeurs du département. Le Conseil supérieur des élections (YSK), magistrature supérieure compétente, a rendu cette décision prise par sept voix (seulement) contre quatre après un recours déposé par la direction départementale de l’AKP, au motif que certains des responsables d’urnes avaient été exclus de la fonction publique par décret dans les temps troubles sous état d’exception qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016. Au passage, on se demande encore pourquoi les trois autres scrutins portant sur les maires de quartiers, les assemblées municipales et les maires d’arrondissement n’ont pas été aussi invalidés, sachant qu’ils se sont déroulés en même temps et dans les mêmes conditions.

Le précédent du Kurdistan

Ce rebondissement, qui suscite la stupeur outragée ou l’abattement désespéré dans une partie de l’opinion en Turquie comme à l’étranger s’inscrit dans une évolution politique déjà ancienne (en tout cas antérieure au coup d’État), lancée au moins depuis le début de l’année 2014, tendant à dévitaliser les institutions au profit de la seule présidence de la République (et de la personne qui l’occupe depuis la première élection présidentielle au suffrage universel, en août 2014). Ainsi la justice a-t-elle perdu son autonomie, de la même façon qu’il n’existe plus de pouvoirs locaux à proprement parler, tant les interventions du pouvoir central dans le champ de ces derniers sont fréquentes et sans appel. En outre, le « coup » du 6 mai 2019 ne fait qu’appliquer à Istanbul un régime de non-prise en compte des résultats des urnes — quand elles déplaisent au président et à ses hommes — déjà largement banalisé à l’est du pays. Là en effet, des candidats du Parti démocratique des peuples (HDP) arrivés en tête ont dû laisser leur place au candidat de la coalition présidentielle. Ces coups de force au mépris de la majorité absolue ou relative des électeurs sont allés plus loin que celui d’Istanbul, dans la mesure où au Kurdistan turc1, le pouvoir n’a même pas pris la peine d’annuler les élections, se contentant d’invalider la victoire des candidats HDP au motif qu’ils avaient été exclus de la fonction publique par décret-loi quelques années auparavant, pour introniser des candidats arrivés parfois très loin derrière en seconde position.

Mais bien avant mars 2019, des hommes de paille avaient été placés à la place des maires élus dès 2014 dans les municipalités de l’est du pays et même, à partir de 2017, à Ankara et à Istanbul. En effet, le maire métropolitain d’Istanbul en fonction depuis mars 2004 a été démis de ses fonctions en septembre 2017. C’est dire le peu de cas qui est fait des institutions locales et de leur autonomie, depuis des années. À ceci on peut ajouter une tendance à réduire la marge de manœuvre de ces mêmes institutions par des ingérences permanentes de la présidence ou de certains ministères intrusifs, à travers les politiques de transformation urbaine (rénovation) et de grands projets auxquels le pouvoir accorde la plus grande importance. En effet, c’est par les grands projets urbains, comme la mosquée géante de Çamlıca finalement inaugurée en mai 2019 ou les projets d’infrastructures de transport, tel l’aéroport d’Istanbul inauguré fin octobre 2018, que la volonté de puissance et de rayonnement international du pouvoir AKP s’exprime le plus franchement.

Au nom du peuple

En d’autres termes, l’annulation de l’élection du 31 mars 2019 n’est qu’un épisode supplémentaire, sans doute plus spectaculaire sous certains aspects que les épisodes précédents, d’un processus de dégradation démocratique entamé il y a plusieurs années. Quelles que soient la chronologie de ce processus et la manière dont on le qualifie, il se nourrit de l’argument des conditions exceptionnelles dans lesquelles la Turquie se trouverait, qui, en quelque sorte, justifieraient les entorses aux principes de base d’une République qui se prétend démocratique. Le pouvoir AKP doit faire face à des « ennemis intérieurs » de plus en plus nombreux ; cette vieille rhétorique a connu un regain après le coup d’État de 2016 ; elle amalgame désormais aux gulénistes le mouvement kurde, le CHP et toutes les composantes contestatrices du pays, travailleurs, féministes, environnementalistes, minoritaires (non sunnites) ou socialistes, et devient de plus en plus paranoïaque, sécuritaire et militarisé. La forte augmentation des dépenses militaires (plus 25 % en 2018 par rapport à 2017 selon le Stockholm International Peace Research Institute, Sipri) comme l’essor frappant des exportations militaires turques (plus 25 % aussi en 2018 par rapport à l’année précédente) n’en sont que des symptômes.

L’un des paradoxes apparents de ces développements récents réside dans le fait que ces ingérences autoritaires s’effectuent encore au nom du peuple et de sa volonté. Les journaux mainstream du 8 mai 2019 titraient tous sur l’idée que l’annulation de ces résultats allait permettre de redonner la parole au peuple ; une parole qui aurait été confisquée ou détournée par des ennemis sournois. La légitimation par les urnes d’une position de pouvoir est de plus en plus exclusive : élection présidentielle de 2014, puis de 2018 ; référendum sur la présidentialisation du régime en 2016 ; élections législatives de juin 2015, puis à nouveau en novembre 2015. Elle tend à faire croire que l’épreuve des urnes demeure centrale, mais c’est à condition que cette épreuve se déroule conformément aux plans d’Erdoğan. Voilà pourquoi, niant totalement le caractère local de ces élections de fin mars 2019, ce dernier n’en a analysé les résultats qu’à une échelle nationale : la coalition présidentielle demeurerait majoritaire puisqu’elle a recueilli autour de 52 % des suffrages totaux. Mais cet étrange mode de calcul a été renversé dans le cas d’Istanbul, dont le soutien à l’AKP dans les élections nationales s’est effrité depuis 2011. C’est ici le nombre des municipalités d’arrondissement acquises à un candidat de la coalition présidentielle (soit 25 sur 39) qui a été mis en avant par l’AKP pour avancer qu’Istanbul lui demeurait majoritairement acquise ! La majorité est une notion très plastique pour l’AKP, qui l’instrumentalise à sa guise.

Une ville chargée d’histoire et de symboles

Mais que signifie au juste cet acharnement autour d’Istanbul ? On a presque tout dit sur l’enjeu démographique et économique (16 millions d’habitants), sur le fonctionnement obscur des appels d’offre publique, sur les trente sociétés privées possédées à 51 % par la municipalité d’Istanbul dont le budget cumulé est supérieur à celui de ladite municipalité elle-même (20 milliards de LT en 2018)2. La qualification juridique de ces sociétés est un défi. Ce sont des sociétés de droit privé contrôlées par la municipalité, qui bénéficient d’un monopole pour assurer des services publics. L’impossibilité à les privatiser — à l’exception d’une seule, celle des transports maritimes municipaux, İDO (créée en 1987), en avril 2011 — semble d’ailleurs liée à la difficulté à produire des comptes crédibles aux acheteurs éventuels.

Il y a également les deux régies municipales des eaux et des transports aux comptes opaques, et le vaste système de redistribution et de circulation d’argent mis en place à partir de 1994 au profit de toute une nébuleuse d’acteurs qui ne doivent leur existence qu’à leurs relations privilégiées au pouvoir politique. Le collectif indépendant « Networks of Dispossession » fait à cet égard un travail extraordinaire depuis des années en donnant à voir sous forme de graphes le dense réseau de relations d’affaires tissé depuis des décennies, qui associe la municipalité métropolitaine, ses sociétés privées, ses régies et les grands groupes privés, notamment ceux du secteur BTP, qui bénéficient au premier chef de la commande publique.

Cependant, pour pleinement prendre la mesure de l’enjeu que représente la métropole, il faut plonger plus en profondeur dans l’histoire de l’islam politique turc. Istanbul en fut le catalyseur avec le Parti de la prospérité (Refah) fondé au lendemain du coup d’État de septembre 1980, et dont Erdoğan fut le responsable départemental dès juin 1985 et un candidat malheureux aux législatives de septembre 1986, puis aux municipales de mars 1989. C’est à partir d’Istanbul que cette mouvance s’est formée aux arcanes du jeu politique turc et a goûté à l’exercice du pouvoir, d’abord local, dès 1992 dans des municipalités d’arrondissement, puis à partir de mars 1994, avec le même Erdoğan à la tête de la municipalité métropolitaine d’Istanbul.

Le contrôle de la plus grande agglomération de Turquie par l’islam politique constitue un moment fondateur dans la consolidation de ce courant et une étape cruciale dans la conquête du pouvoir, à l’échelle nationale cette fois. En ce sens, Istanbul fut un tremplin de choix pour Erdoğan : toute sa carrière politique ultérieure au 5 novembre 1998 (il est destitué à cette date sur décision du Conseil d’État) se fera en référence à ces « années dorées »3, durant lesquelles il a eu tout loisir de se construire des réseaux puissants et une stature nationale d’homme politique. Le lieu principal de l’accumulation primitive sous toutes les dimensions de l’islam politique turc, c’est incontestablement Istanbul.

« Tant que le monde existera »

Au-delà, Istanbul est une composante cardinale de l’islam politique turc en tant que ville longtemps sacralisée et désirée par les Croyants, puis conquise en 1453 ; en tant qu’ancienne capitale de l’empire ottoman (entre 1454 et 1922) transformée en ville-phare de l’islam sunnite. Pour les idéologues et écrivains conservateurs des années 1940-1960 dont Erdoğan est nourri (comme le poète Yahya Kemal (1882-1958), auteur de Istanbul turc4, c’est par la conquête de Byzance en mai 1453, perçue comme un moment de basculement civilisationnel déterminant, que la supériorité turque s’est imposée et que la synthèse entre islam et « turcité » s’est concrètement réalisée.

Une des affirmations majeures de Istanbul turc, écrit dans les années 1940, est d’ailleurs la suivante : « Désormais cette terre (Istanbul), tant que le monde existera, demeurera turque. » C’est la raison pour laquelle la victoire du Refah en mars 1994 a été présentée comme une sorte de reconquête, et que l’éventualité de la « perte » d’Istanbul par l’AKP est vécue comme une menace pour l’identité même de la nation. Le parti gouvernemental, fondé à Istanbul en août 2001 par des politiciens aguerris par les années de gestion d’Istanbul aux côtés d’Erdoğan s’inscrit totalement dans cet imaginaire d’Istanbul. La ville est même une partie de son identité. Le rapport passionnel de l’AKP à Istanbul, perceptible de façon exacerbée dans la campagne pour les élections de mars 2019, fait écho à cette longue histoire, au-delà des enjeux ayant trait au contrôle des rentes. Objet irremplaçable du désir des cadres de l’AKP par ses ors et ses opportunités d’enrichissement perçues comme illimitées, Istanbul continue à émerveiller et exercer une fascination aussi comme symbole de l’inscription turque dans la grande histoire mondiale. Comme l’a suggéré récemment Erdoğan, Istanbul est consubstantiel à la « permanence de l’État turc », concept convoqué de manière obsessionnelle ces derniers temps pour rendre encore plus dramatique et total l’enjeu de l’élection locale et faire de sa personne l’unique garante possible de ladite permanence.

Comme l’a déclaré Devlet Bahçeli, leader du Parti d’action nationaliste et allié principal d’Erdoğan lors du dernier grand meeting stambouliote de la coalition présidentielle avant les élections du 31 mars, « Si Istanbul tombe, c’est la Turquie tout entière qui tombera. » Pour le président Erdoğan aussi, renoncer à Istanbul serait admettre la possibilité de renoncer à la Turquie. Ce qui demeure, en l’état actuel, une perspective insoutenable pour lui. En conséquence, tous les coups semblent permis pour empêcher cette insupportable éventualité.

1Précisément, dans les municipalités de Bağlar (département de Diyarbakır), de Tuşba (Van), d’Edremit (Van), de Çaldıran (Van), Digor (Kars) et Tekman (Erzurum).

2Le 10 mai 2019, un euro valait 6,90 LT. Au moment où le budget 2018 a été adopté, un euro valait autour de 5 LT.

3Titre d’un épais ouvrage de propagande tout à la gloire du leader déchu publié par la mairie métropolitaine d’Istanbul à la fin de l’année 1998.

4Dans la revue Töre, mai 1972 ; l’original en turc, paru bien après sa mort, est disponible. Voir le recueil Aziz Istanbul (Saint Istanbul, 1964), emblématique de la relation passionnelle à Istanbul de ces milieux.

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