Aaron Bushnell, le soldat américain qui s’est immolé pour Gaza

Le 25 février, un Américain a commis l’irréparable en se sacrifiant devant l’ambassade d’Israël aux États-Unis. En France, sa mort a été ignorée par les médias. Elle s’inscrit toutefois dans des modes de protestation anciens qui méritent d’être analysés. Ce geste extrême illustre l’engagement d’une nouvelle génération de militants américains qui découvre la question palestinienne et s’y engage corps et âme.

Des gens déposent des fleurs devant des photos lors d’une veillée en l’honneur du soldat américain de l’armée de l’air Aaron Bushnell au bureau de recrutement de l’armée américaine à Times Square le 27 février 2024 à New York.
MICHAEL M. SANTIAGO/AFP

Dimanche 25 février 2024, un jeune homme de 25 ans s’approche de l’entrée de l’ambassade d’Israël à Washington DC. Dans une vidéo extraordinaire, devenue virale sur les réseaux sociaux, il affirme :

Je m’appelle Aaron Bushnell, je suis un membre en service actif de l’armée de l’air des États-Unis et je ne serai plus complice d’un génocide. […] Je suis sur le point de m’engager dans un acte de protestation extrême, mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas extrême du tout.

La suite de la vidéo le montre en train de s’asperger d’un liquide inflammable, de mettre le feu à ses vêtements et de crier, malgré la douleur : « Free Palestine ! »

La veille, Bushnell avait posté un message sur Facebook :

Beaucoup d’entre nous aiment se demander : « Que ferais-je si j’avais vécu durant l’esclavage ? Ou sous les lois Jim Crow [nom des lois de ségrégation raciale dans le sud des États-Unis] ? Ou sous l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? ». La réponse est : ce que vous êtes en train de faire là. Tout de suite.

Cette auto-immolation par le feu rappelle celles du moine bouddhiste Thich Quang Duc en 1963 pendant la guerre du Vietnam, de Jan Palach en 1969 au moment de l’occupation de la Tchécoslovaquie par le pacte de Varsovie, ou de Mohamed Bouazizi à la fin du règne du despote Ben Ali en 2011 en Tunisie. L’événement est donc considérable. On ne peut néanmoins pas compter sur les principaux médias francophones pour prendre connaissance de cette information. Une semaine après les faits, Mediapart, Le Figaro et L’Humanité ont purement et simplement ignoré cette immolation. La Croix et Libération ont publié chacun un court article factuel, et Le Monde ne lui a consacré que quatorze lignes. En octobre 2020, le même journal avait pourtant estimé, à juste titre, que l’auto-immolation par le feu de la journaliste russe Irina Slavina méritait trois longs articles rappelant son histoire, son courage et le sens politique de son geste.

Face au génocide

Aaron Bushnell a grandi dans une famille conservatrice membre du groupe religieux Community of Jesus, à Orleans dans le Massachusetts. Il s’est engagé en 2020 dans l’armée de l’air états-unienne en tant qu’informaticien formé aux questions de cyber sécurité. Profondément marqué par le meurtre de George Floyd, afro-américain tué par un policier en mai 2020, il a rompu avec ce groupe religieux et développé des sentiments de plus en plus critiques à l’encontre de l’armée. Son acte de protestation extrême le 25 février 2024 s’inscrit aussi dans le contexte plus général des mobilisations massives de citoyennes et citoyens américains contre le soutien quasi inconditionnel de leur pays à Israël. Ces femmes et ces hommes considèrent, comme de nombreux spécialistes du sujet, que les opérations militaires israéliennes à Gaza constituent un génocide.

Chaque jour, environ 150 Gazaouis sont tués par les forces armées israéliennes, dont une moitié de mineurs. La population est par ailleurs privée d’eau, de nourriture, de médicaments et de soins. À l’instar d’Aaron, les personnes mobilisées savent cela mais elles sont aussi mues par ce que Bertrand Badie appelle la « transnationalisation des imaginaires de la souffrance »1. Les vidéos d’habitations détruites et de corps carbonisés, de bébés agonisants dans les maternités et des scènes d’humiliation circulent sur les réseaux sociaux. L’indignation est plus grande aux États-Unis qu’en Europe, notamment du fait de leur responsabilité particulière dans la tragédie en cours. Ce pays a opposé son veto à toutes les résolutions du Conseil de sécurité appelant à un cessez-le-feu. Il met en œuvre un véritable pont aérien de livraisons d’armes et de munitions sans lesquelles Israël serait contraint d’arrêter les bombardements à Gaza en quelques jours. Il apporte enfin un soutien militaire technique à Israël, sous prétexte de l’aider à localiser les otages. Beaucoup considèrent, par conséquent, que les États-Unis ne sont pas simplement complices des massacres – ou du « génocide » si l’on admet cette qualification - mais qu’ils y participent activement.

L’acte d’Aaron Bushnell s’inscrit aussi dans un contexte de croissance du sentiment d’impuissance. Au cours des premiers mois de « l’offensive » israélienne à Gaza, les ONG de défense des droits humains et les activistes pro-palestiniens ont multiplié les appels aux manifestations, les pétitions, les sit-in et les prises de parole de personnalités publiques. Ce répertoire d’action traditionnel n’a pas infléchi la politique de l’administration Biden. Le jeu politique institutionnel est, lui-aussi, complètement cadenassé. Le jusqu’au-boutisme de « genocide Joe »2 va probablement lui coûter sa réélection, mais il est impossible, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, de fonder le moindre espoir dans son concurrent Donald Trump. L’exaspération des personnes sensibles face à la tragédie humanitaire en cours à Gaza est de plus en plus perceptible dans les mobilisations. L’acte de protestation extrême d’Aaron Bushnell ne constitue d’ailleurs pas un acte isolé. Une femme s’est aussi immolée par le feu le 1er décembre 2023 à Atlanta pour les mêmes raisons. Elle a survécu et portera les brûlures sur son corps pour le reste de sa vie.

Force de la non-violence

Les « sacrifices politiques de soi », pour reprendre une expression de la politiste Karin Fierke, peuvent renverser des montagnes. Dans le cas de Mohamed Bouazizi en 2011, l’acte a constitué le détonateur et le moteur d’une révolution. Les actions de Jan Palach, de Thich Quang Duc et des personnes qui les ont imités ont décuplé l’énergie des mouvements de résistance contre les guerres impérialistes soviétiques et états-uniennes.

Le pouvoir mobilisateur de ces actes repose sur le même ressort que les autres types de résistance non-violente. Comme l’a montré Judith Butler dans un essai récent3, la « force de la non-violence » réside moins dans sa vertu d’exemplarité pacifique que dans le fait qu’elle expose la violence. Ce ressort était perceptible, par exemple, dans l’occupation non-violente de la place Tahrir pendant la révolution égyptienne. La police a dévoilé sa propre violence – et celle de l’État -, chaque fois qu’elle a essayé de déloger les manifestants. Dans les immolations par le feu comme celle d’Aaron Bushnell, une violence est représentée : un corps se consume et une personne meurt. Mais cette violence en symbolise une autre : celle perpétrée par l’État d’Israël et son allié (ou « complice ») états-unien. Aaron Bushnell l’a dit très explicitement en comparant son acte individuel à la souffrance collective endurée par les Palestiniens.

Les auto-immolations par le feu embarquent cependant une « force » supplémentaire. Elles nous interpellent car elles ne sont pas compréhensibles dans le référentiel moderne de l’action individualiste. On peut comprendre qu’une personne dépressive, désespérée ou en fin de vie mette fin à ses jours. Mais on ne peut pas appliquer cette grille de lecture à des jeunes gens socialement bien intégrés qui, pour le reste, semblent aimer leur vie. Le référentiel de l’action individualiste s’épuise encore plus à rendre compte du mode opératoire : une mort dans d’atroces souffrances.

Dépolitiser l’acte

Pourtant, toutes les auto-immolations par le feu n’engendrent pas des mouvements de résistance extraordinaires. Un certain nombre de conditions doivent être réunies pour qu’un sacrifice politique de soi produise des effets significatifs. Rappelons d’abord une évidence : l’événement doit, pour commencer, être porté à la connaissance du public. Or il n’existe aucune certitude en la matière comme l’illustre la couverture par les médias français de celle qui nous intéresse ici. Pour être performante, une auto-immolation par le feu doit aussi être majoritairement interprétée dans les termes voulus par l’auteur. Ce n’est pas évident car les adversaires de sa cause dépolitisent sa mort en la présentant comme l’œuvre d’un désespéré ou d’un fanatique. Dans le cas d’Aaron, on a pu lire qu’il souffrait de déséquilibres mentaux, qu’il appartenait à une secte chrétienne fondamentaliste ou encore qu’il pratiquait un « culte de la mort ». La palme de la dépolitisation est revenue au New York Times. Le 2 mars, le journal a dressé un portrait d’Aaron expliquant qu’il avait été victime d’« abus psychologiques » pendant son enfance, qu’il avait souffert « d’anxiété à l’adolescence » et qu’il avait « du mal à entrer en contact avec de nouvelles personnes ».

Dans un entretien vidéo diffusé par Al-Jazeera, une amie d’Aaron explique toutefois le contraire :

Je ne pense pas qu’il était malade mentalement. Il pensait probablement que cette société est malade d’autoriser ce qui se passe à Gaza en ce moment (…). C’est ça, ce qui est odieux, ce qui est malade. Et il était indigné par cela.

Dans ce contexte de lutte pour l’imposition d’un cadre interprétatif, les partisanes et partisans de la cause défendue par la personne qui s’est auto-immolée doivent donc, comme cette amie, apporter une autre réponse à la question : « Qui a tué Aaron Bushnell ? ». Cette réponse est : il n’est pas le seul auteur de sa propre mort, celle-ci possède également une dimension sacrificielle. Tel est le sens des hommages rendus à Aaron depuis une semaine aux États-Unis, qu’il s’agisse des dépôts de bougies et de lettres, ou des manifestations plus originales comme celle où l’on voit des vétérans des forces armées brûler leur uniforme en scandant : « Souvenez-vous d’Aaron Bushnell, libérez la Palestine ». Le samedi 2 mars à Marseille, la manifestation hebdomadaire de soutien à la Palestine défilait derrière une banderole rendant hommage à l’Américain. Chaque citoyenne ou citoyen doit être libre de se positionner comme il l’entend dans cette querelle d’interprétation. Mais pour qu’elles ou ils puissent le faire, il faudrait au moins qu’elles ou ils soient informés de l’événement.

1Bertrand Badie, Un monde de souffrance, Salvator, 2015.

2NDLR. Surnom donné par les manifestants au président américain Joe Biden pour pointer sa responsabilité dans les massacres en cours dans la bande de Gaza.

3La Force de la non-violence. Une obligation éthico-politique, Fayard, 2021.

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