Jalboun, Palestine : calme, mais toujours occupée

Vingt ans après la signature des accords d’Oslo, et alors que les États-Unis affirment vouloir « débloquer le processus de paix », la vie quotidienne en Cisjordanie reste marquée par l’occupation. Reportage à Jalboun, dans le nord de la Cisjordanie, où la présence des colons et du mur, combinée à l’impuissance de l’Autorité, ouvre bien peu de perspectives à court terme. Si ce n’est celle de rester en attendant des jours meilleurs. Le soumoud, version 2013.

Le village de Jalboun, nord de la Cisjordanie.
Photo Emmanuel Riondé, 2013.

Lorsque Abdal Salam grimpe sur la terrasse de la maison familiale, les souvenirs ne tardent pas à affluer : sur la crête en face, où l’on pouvait parfois croiser des « gazelles sauvages », il a joué avec ses camarades de classe ; juste en dessous, sur ce bout de côteau, il est parti récolter des olives avec son père ; et là, au coeur du petit massif forestier qu’il désigne du doigt avec précision, il a failli être « tué par balles » par des soldats israéliens. C’était en 1987, lors de la première Intifada. Il avait seize ans et n’a dû son salut qu’à une anfractuosité dans laquelle il s’est réfugié. Bref, dit-il en souriant, les lieux d’une « histoire normale » pour un Palestinien de sa génération.

Des lieux qui, aujourd’hui, ne sont plus accessibles aux habitants de Jalboun. Sur les bordures nord et est du village, le mur, ici sous la forme d’un large chemin de terre doublé d’une clôture haute d’environ trois mètres et hérissée de barbelés, épouse la ligne verte. Au sud, il fait un vaste crochet à l’intérieur du territoire palestinien, venant enserrer le village au plus près. Seule la partie ouest, celle de la route menant à Jénine, à une douzaine de kilomètres, offre encore des possibilités de développement.

« Le village de Jalboun peut être considéré comme l’un des meilleurs exemples des souffrances endurées par les villages palestiniens depuis 1948. Il donne aussi un honnête exemple de la ténacité du Palestinien et de son attachement à sa terre en dépit des défis quotidiens et des menaces que représentent les forces d’occupation et les colons », écrit le Land and Research Center (LRC) dans un document de 2009. On pourrait ajouter que vingt ans après la signature des accords d’Oslo, ce village de Cisjordanie symbolise toute la faillite du processus de paix.

D’abord parce que l’occupation n’a fait que s’aggraver au fil des ans. En cette fin octobre 2013, la circulation en Cisjordanie est aisée. De Jéricho à Jalboun en passant par Naplouse et Jénine, les checkpoints sont ouverts, la présence des soldats israéliens plutôt discrète. C’est la période de récolte des olives. Le village calme, ensoleillé, offre le visage d’une Palestine sereine. Visage trompeur. Tous les matins, Hani, un trentenaire natif et résidant à Jalboun voit sa mère de plus de 65 ans partir récolter les olives. « Elle est la seule de la famille à qui les Israéliens ont délivré l’autorisation de s’y rendre, raconte-t-il. Elle a un créneau horaire : entre 6 h du matin et 4 h de l’après-midi. » Lorsqu’elle rentre le soir, fatiguée et contrainte de se glisser dans un trou aménagé dans la grille, « elle passe à côté des jeunes soldats qui sont assis et fument tranquillement leur narguilé », s’indigne Ayda, une cousine1.

Avant la guerre de 1948-1949, Jalboun avait une superficie de 3 300 hectares (33 000 dunums). Soixante-cinq ans plus tard, il lui en reste environ 750. La plupart sont passés de l’autre côté de la ligne d’armistice dès la fin du conflit. D’autres ont été grignotés au cours des décennies suivantes ; environ 200 ont été amputés — «  on peut dire volés », précise Abdal Salam — par le mur dans les années 2000. Le village, où vivent environ 2500 habitants, est désormais surplombé par trois colonies : Ma’ale Jalbou’a, colonie agricole doublée d’un camp d’entraînement militaire créée dans les années 1950 ; Malik Yasho’u, colonie de peuplement implantée à la fin des années 1970 ; et Mirav, installée à la fin des années 1990.

« Le village a perdu plus de 90 % de son territoire depuis 1948 », résume Adnan Abu Al Rob. Il incarne, bien malgré lui, une autre facette de l’échec du processus de paix : l’impuissance de l’Autorité nationale palestinienne à inverser le cours des évènements. Siégeant sous les portraits de Yasser Arafat et de Mahmoud Abbas, cet homme politique proche du Fatah et originaire de Jalboun (qui est quasi exclusivement habité par les familles du clan Abou Al Rob) est depuis un an le maire « démocratiquement élu » de Marj Ibn Amer. Cette municipalité, qui chapeaute dix communes du district de Jénine, dont Jalboun, et leurs 25 000 habitants environ, a été créée pour répondre à une suggestion appuyée de l’Union européenne qui souhaitait voir des villages fusionner afin de faciliter l’octroi d’aides financières.

La quête de ces aides semble être la préoccupation majeure du maire dont les prérogatives sont uniquement administratives. Marj Ibn Amer est engagée dans une coopération avec le département de la Loire-Atlantique. Récemment rentré d’un séjour là-bas, Adnan Abu Al Rob indique la maquette de camion de pompier trônant sur son bureau qu’il rêve de se voir offrir, à l’échelle 1, pour en équiper sa « région très sèche ». Sur ce sujet, il est intarissable. Beaucoup moins lorsqu’il s’agit d’aborder la question politique — « nous sommes déçus par Oslo », concède-t-il, agacé — et encore moins celle d’un éventuel nouveau soulèvement populaire face à une occupation de plus en plus oppressante. Aujourd’hui, tente-t-il de tempérer, un peu gêné, les relations avec les colons sont « plutôt apaisées ».

Ce n’est pas exactement ce qui se raconte au café de Jalboun, où chaque soir se met en scène une savante petite économie du narguilé : brasero attisé au sèche-cheveux, distribution parcimonieuse des cailloux rougeoyants aux clients assis dans des chaises en plastique. Là, fumant dans la nuit, les hommes, exclusivement, boivent du thé, du gingembre, jouent aux cartes et aux échecs. Et parlent des sangliers lâchés par les colons dans les champs d’oliviers, ou évoquent ces terres auxquelles on ne peut plus accéder.

Comme partout en Cisjordanie, la résistance armée est réduite à une peau de chagrin. On le sait d’autant mieux à Jalboun, dans ce district de Jénine où la répression de la deuxième Intifada a été particulièrement meurtrière2. À deux pas du café, sur le monument aux morts du village, aux noms des martyrs des guerres successives (1948, 1956, 1967...) se sont ajoutés ceux tombés dans les années 2000. Abdal Salam y compte un oncle et un ami. Il a aussi un frère détenu depuis 2006 en Israël, dans la prison d’Hadarim, avec Marwan Barghouti. Ces morts, ces prisonniers, chacun à Jalboun les a encore en tête et semble apprécier la séquence actuelle, moins violente que lors des années 2000. Mais personne n’est dupe : le rapport de force n’a jamais paru si déséquilibré et les perspectives de libération à court et moyen terme ont rarement été aussi obscures.

Du coup, le débat politique stricto sensu sur les stratégies du mouvement national fait moins recette. Les jeunes, qui ont tous un smartphone ou une tablette dans les mains discutent Ligue des champions, fréquentent les réseaux sociaux, débattent de la situation en Syrie. Presque tous poursuivent des études et assurent qu’ils feront leur vie ici, en Palestine, de préférence à Jalboun. La situation s’est dégradée mais le soumoud, cette résistance consistant à ne pas quitter la terre quoi qu’il arrive3, demeure. Mais en attendant de « finir par rester », tous aspirent à changer d’air, au moins le temps d’une expérience à l’étranger. Perspective rendue possible par le jumelage noué il y a une dizaine d’années avec le village français de Bages, à côté de Sète. Un jumelage dynamique, donnant lieu à de fréquents échanges. Au mois d’août 2013, quelques dizaines de jeunes de Jalboun s’y sont rendus, ce qui a donné l’occasion à quelques-uns d’entre eux d’un premier bain dans les eaux de la Méditerranée. Un comble pour cette « génération Oslo » née dans les années 1990 à une cinquantaine de kilomètres à peine à vol d’oiseau des plages et qui aurait dû être, ainsi que le promettait le « processus de paix » celle de la liberté...

1Lire dans Le Figaro du 14 décembre, « La guerre des olives fait rage en Palestine.

2NdlR : durant l’ « opération Rempart », entre le 3 et le 11 avril 2002, le camp de réfugiés de Jénine a été le siège d’une violente attaque de l’armée israélienne. Le camp a été en partie rasé au bulldozer par l’armée israélienne durant l’assaut, Israël visant une centaine de combattants palestiniens retranchés dans le camp. Plusieurs milliers d’habitants de Jénine ont dû fuir la ville au début de l’opération. Environ 160 habitations ont été totalement détruites dans le camp et de nombreuses autres ont été endommagées ; plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées sans abri. Le nombre de victimes a fait l’objet d’une polémique, mais le terme de « massacre », un temps utilisé, a été contesté par la suite. Plusieurs rapports font état d’une cinquantaine de morts, mais la venue d’une commission d’enquête décidée par l’Onu n’a jamais pu avoir lieu, Israël ayant refusé l’accès au camp.

3Amira Hass : « La résistance et le fait de se tenir debout (soumoud) face à la violence physique et surtout institutionnelle : c’est la phrase fondamentale de la grammaire intérieure de la vie palestinienne dans ce pays », in « La grammaire intérieure du jet de pierre », Mediapart, 8 avril 2013.

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