Littérature

Jean-Jacques Rousseau traduit en arabe

Derrière l’entreprise intellectuelle, un acte militant · Près de trois siècles après une première traduction en Égypte de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, un petit cercle d’intellectuels marocains a traduit une sélection de ses écrits politiques. À l’origine de leur initiative, la conviction que la notion d’universalité a sa place dans la pensée arabe.

Jean-Jacques Rousseau, « Al-kitâbât al-siyasiyya (al-juz’ al-awwal). Écrits politiques », tarjamat Abdesselem Cheddadi, Markaz dirâsât al-azmina al-hadîtha/Centre d’études des temps modernes, Casablanca, 2013.

Al-kitâbât al-siyasiyya (Écrits politiques), annonce la couverture. L’auteur : Jean-Jacques Rousseau. Paru au Maroc à la fin du mois de novembre 2013, le livre est une sélection d’écrits du philosophe traduits en arabe. Au sommaire figure le fameux Du Contrat social, ainsi que des passages d’une dizaine d’autres ouvrages, dont certains sont tout bonnement inédits en langue arabe. Le parti pris éditorial a été de ne retenir que les écrits politiques de l’auteur des Lumières. Ce volume est le premier d’une série qui doit en compter quatre.

Abdesselam Cheddadi, l’historien qui a piloté la traduction de l’ouvrage est, entre autres, le traducteur du Livre des Exemples de Ibn Khaldoun, paru en France dans la Bibliothèque de la Pléiade. Cela fait plus de deux ans qu’il s’attèle à traduire des textes de Rousseau en arabe. Il ne cache pas la difficulté de l’entreprise. « Le concept de " volonté générale" ne fut pas des plus aisés à traduire. Nous avons opté pour "al-iradat al-aama". En arabe, il est difficile de faire la différence entre les termes français "global", "commun" ou "général" », cite-t-il en exemple1.

Derrière cette parution, on trouve les animateurs d’une revue philosophique quelque peu confidentielle, Al-azmina al-hadîtha (Les Temps Modernes). Dirigée par Abdellah Belghiti, inspecteur de l’éducation nationale, elle paraît de manière épisodique depuis 2008. De cette revue est né en 2013 le Centre d’étude des temps modernes, présidé par Moulay Ismaïl Alaoui, qui fut secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), autrefois communiste, et ministre de l’éducation nationale. Le Centre s’est chargé de l’édition de l’ouvrage, dont le financement vient « d’un mécène qui préfère ne pas donner son nom », précise Belghiti.

« Rousseau a posé des bases indispensables pour penser la démocratie, le fonctionnement et l’articulation des institutions », argumente Cheddadi lorsqu’on lui pose la question du choix de l’auteur. « Dans notre revue, nous nous intéressons souvent aux penseurs des Lumières, et sans vouloir minorer l’œuvre d’un Diderot ou d’un Voltaire, je crois que Rousseau s’impose naturellement », tranche Belghiti.

Pour Cheddadi, l’universalité des écrits du philosophe suisse ne fait pas l’ombre d’un doute : « La pensée de Rousseau est indéniablement universelle. Les Arabes savent bien ce qu’est l’universalité d’une pensée, eux qui ont offert au monde des théories mathématiques. » Cette traduction vient aussi comme pour combler un vide, ou plutôt, corriger un tir. « Du Contrat social a été traduit en arabe en Égypte en 1837. En Chine, les premières traductions de Rousseau n’ont été réalisées qu’en 1898. Le monde arabe, en pleine Nahda, avait pris les devants. Puis, assez vite, l’effort de traduction a continué dans beaucoup de langues, alors qu’il a cessé en arabe », explique-t-il.

Selon Belghiti, qui qualifie la publication d’« action politique », il semble évident que son intérêt est décuplé « au vu des bouleversements que vivent les mondes arabe et méditerranéen ». Moulay Ismaïl Alaoui abonde dans son sens : « À l’heure où des luttes intenses se dessinent, la pensée de Rousseau apparaît comme un outil nécessaire au monde arabe. »

Pour le moment, à l’instar de la revue, l’ouvrage, imprimé à 1500 exemplaires, ne sera disponible que dans les librairies du Maroc. Quelques exemplaires seront expédiés à des « amis » de la revue, en Algérie, Tunisie et ailleurs. Quant au placement en bibliothèques municipales et scolaires, le Centre d’étude des temps modernes n’a pas encore été contacté par les ministères. Malgré les soucis de diffusion, l’équipe compte bien poursuivre son travail. Les trois prochains tomes des œuvres politiques de Rousseau devraient paraître d’ici à 2015 et la traduction d’écrits de Montesquieu est déjà envisagée.

1Lire l’entretien avec Abdesselam Cheddadi paru dans le magazine d’histoire marocain Zamane.

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