Journaliers égyptiens en Jordanie. Tout faire pour survivre

Migrations, un horizon qui se dérobe · Installés parfois depuis des décennies en Jordanie, les quelque 200 000 travailleurs égyptiens peinent chaque jour à trouver un travail qui leur donnera de quoi survivre... jusqu’au lendemain.

Journaliers égyptiens assis sur le trottoir dans l’attente d’une embauche.
© Ammar Ahmed Al-Shukairy

Nous sommes vendredi, il est six heures du matin. Des journaliers égyptiens se rassemblent en petits groupes de deux à cinq personnes, près de la municipalité du grand Irbid, le long de la rue Al-Hashimy. Avec la levée du jour, ces groupes avancent vers l’est, jusqu’au milieu de la rue, voire même jusqu’au bout, vers l’une des entrées de la ville d’Irbid, dans l’espoir d’être les premiers choisis à l’arrivée d’une voiture en quête de travailleurs.

Le premier groupe de journaliers est déjà là, à près d’un kilomètre du lieu du rassemblement principal devant le siège de la municipalité ; les hommes sont assis devant un commerce fermé, munis de pioches, de pelles, de râteaux et de longues bottes en caoutchouc.

« Ici, il y a des ouvriers et des maîtres artisans ; l’artisan a un seul métier et il est le chef, alors que nous, nous faisons tout », dit Ragab Dassouki qui a passé douze ans en Jordanie. Tout comme son compagnon Mohamed Mokhtar Abdelbasset Sayyed, lui aussi de Haute-Égypte, venu dans ce pays pour travailler comme grutier. « Nous faisons tous les travaux, sauf le plâtre et la pose de carrelages et de dalles de sol. Celui qui vient ici comme ouvrier ordinaire reste un simple ouvrier, celui qui vient dès le début comme maître artisan le reste pour toujours », précise Mohamed.

« Nous aimons l’agriculture »

Ragab, Mohamed et les autres journaliers du secteur de la construction forment la catégorie la plus précaire parmi les travailleurs venus d’Égypte, ceux dont les salaires et les emplois sont les moins stables. Pour essayer de s’en sortir, ils sont contraints d’accepter pratiquement n’importe quel travail, en fonction des besoins des patrons qui passent chaque matin vers les lieux de rassemblements pour emmener les bras qu’ils ont choisis vers leurs chantiers.

Ils sont « ouvriers » ou « maîtres artisans ». L’ouvrier exécute des tâches de manutention : porter du plâtre, du ciment et du sable vers les étages supérieurs, enlève les décombres (terres, résidus de matériaux de construction), abat des façades. Il peut aussi accomplir d’autres tâches comme nettoyer des jardins, planter le pourtour des maisons ou dégager des pierres.

« On ne se contente pas de creuser ou de casser, nous nettoyons les jardins et nous plantons autour des maisons. Nous, les Saidi (gens de la Haute-Égypte), nous aimons l’agriculture, nous labourons et plantons même des arbres », dit Ali Ahmad-Ahmad, 35 ans, venu d’Assiout, en Haute-Égypte.

Les maîtres artisans ont un meilleur salaire, et ils sont peu nombreux dans ces rassemblements d’ouvriers. Nul ne sait vraiment sur quelle base ont été fixés les salaires en usage, 20 dinars par journée (25 euros) pour l’ouvrier journalier et 25 dinars (31 euros) pour le maître-artisan. Les ouvriers perçoivent parfois beaucoup moins.

Les travailleurs égyptiens enregistrés en Jordanie sont au nombre de 170 000, soit 51 % des travailleurs étrangers dans le pays.

Répartition des travailleurs égyptiens selon les secteurs
Agriculture, Agro-foresterie, pêche 76 609
Industries manufacturières 19 987
Construction 15 536
Commerce (gros et détail), Réparation de véhicules 17 842
Hébergement et restauration 11 695
Travaux domestiques 14 686
Autres 13 710
Total 170 065

« On se serre la ceinture »

Plus la journée avance et plus les possibilités d’avoir du travail régressent et les salaires commencent à baisser. Deux jours plus tôt, Ali a pu, avec un compagnon, avoir un travail juste avant le début de l’après-midi. « Il y a quelques jours, nous étions deux, nous sommes allés travailler pour vingt dinars. Pour épargner le maximum, on se serre la ceinture, on vit du strict minimum ». C’était, pour lui et son ami, un bon salaire. Celui-ci peut en effet chuter, après des journées sans travail, à des niveaux beaucoup plus bas.

Samir Al-Sayed Atwa , 50 ans, s’inquiète du temps qu’il passe en vain à chercher un travail. Il a débarqué en Jordanie en 1986 avec un métier de matelassier-tapissier. « De mes cinquante ans, j’enlève trois ans dans l’armée, tout le reste s’est passé en Jordanie. Cela fait vingt ans que je ne suis pas rentré en Égypte ».

Atwa a épousé une Jordanienne, il y a sept ans ; il a quatre enfants. Les retards de loyer d’un modeste logement rue Al-Rashid s’accumulent. Chaque jour, Atwa vient en ces lieux à la recherche de n’importe quel travail, depuis qu’il a été contraint d’abandonner son métier de matelassier-tapissier. Il avait reçu une mise en demeure de payer les 2 380 dinars (2971 euros) de frais accumulés pour le loyer du magasin où il travaillait. Il a décidé de renoncer au magasin pour sortir dans la rue à la recherche d’un travail.

Atwa ne dispose pas de « l’équipement » nécessaire (pioche, râteau, couffin). Il n’a que son corps, ses bottes en plastique et son angoisse qui grandit à l’approche de l’après-midi. « Patron, je suis prêt à bosser pour 15 dinars [19 euros], même pour 10 dinars[ 12 euros] ». Il ne veut pas revivre ce qui s’est passé il y a quelques jours. À la mi-journée, personne ne l’avait sollicité et au lieu de revenir vers ses quatre enfants, il est allé au marché aux légumes. « J’ai porté de caisses au marché de gros pour 80 piastres [1 euro] ». Ce fut son salaire ce jour-là. « Nous bossons deux ou trois jours, le reste du temps, nous chômons ».

L’histoire de la vache

« Viens donc, raconte-leur l’histoire de la vache ». L’ouvrier Oussama Sayyed Ali, arrivé en Jordanie en 2004, interpelle avec ironie Karim (pseudonyme), un journalier cinquantenaire . « J’ai vendu la vache pour 30 000 livres [1530 euros] afin de pouvoir venir en Jordanie. Depuis mon arrivée, je n’ai bossé que pour 200 dinars [250 euros] », explique Karim, arrivé en Jordanie depuis deux mois, après avoir délaissé son métier d’agriculteur en Égypte.

La plupart de ces travailleurs se souviennent avec précision de la date de leur dernier emploi. « Du 1er au 27, j’ai travaillé pour 40 dinars [50 euros] et je me suis endetté de 200 dinars », dit Hassan Mohammed Ahmed, arrivé en Jordanie trois mois plus tôt. Il a acheté son équipement à 50 dinars (62 euros). « Je vous jure que je n’ai même pas travaillé suffisamment pour atteindre l’équivalent de leur prix ».

La situation est légèrement meilleure pour Sayyed Mohamed Ali, en Jordanie depuis cinquante ans, marié, avec des enfants. Sayyed Ali perçoit un salaire de près de 20 dinars par jour. « Mais il n’y a pas de travail chaque jour. On travaille deux ou trois jours, le reste du temps on attend ». Avec son compagnon, ils travaillent à creuser des fondations et compacter des sols. « La dernière fois que j’ai transféré de l’argent vers l’Égypte remonte à quatre mois. Nous-nous endettons auprès des connaissances pour payer les dettes et vivre », dit Sayyed.

Quand la situation empire pour l’un d’eux, des opérations de quête commencent pour leur prêter de l’argent. Chacun participe, pour un montant de 1 à 20 dinars, à ces quêtes organisées lors des moments difficiles ou dans des situations exceptionnelles.

On trouve également des travailleurs jordaniens dans ces lieux. Abou Lith en fait partie : « Le journalier égyptien demande plus. Il a les frais du permis du travail, il doit manger et boire. Il dépense et il doit transférer vers l’Égypte, c’est pour çà qu’il demande 20 dinars par journée de travail. Nous, les Jordaniens, nous demandons 15 dinars, mais les Syriens acceptent beaucoup moins ». En entendant ces propos, le maître-briquetier égyptien Mina Wajdi élève la voix de loin pour confirmer : « Avant on y allait pour 25 dinars, mais aujourd’hui on accepte d’y aller pour 20 dinars seulement ».

Transfert de « billets »

La mauvaise situation au plan matériel entraîne également une précarisation du statut juridique des journaliers égyptiens. Hani Barsoum de Minya (gouvernorat en Égypte) raconte : « Il y a des gens dont le permis de travail a expiré et qui n’ont pas les moyens de le renouveler. Mon permis de travail n’est plus valide depuis le 12 février, je ne peux ni en retirer un autre, ni payer la pénalité de retard et rentrer au pays. Obtenir le quitus coûte 50 dinars ».

Selon le rapport annuel 2017 du ministère du travail, des mesures d’expulsion ont été prises à l’encontre de 9 448 travailleurs de différentes nationalités au cours de l’année pour violation des exigences du permis de travail.

« Ce que nous gagnons détermine le montant de nos transferts vers l’Égypte. Nous déduisons ce qu’il faut pour manger et boire, pour la location de la maison et d’autres dépenses, le reste nous le transférons », dit Mohamed Mokhtar. Ces derniers temps cependant, il n’a rien pu envoyer à sa famille car son permis de travail expire à la mi-avril et il économise le montant nécessaire pour le renouveler.

Même ceux qui transfèrent de l’argent à leurs familles en Égypte le font pour de petites sommes. Ils parlent de « billets » pour parler de ces transferts, soit des devises de 10, 20 ou 50 dollars (9, 18 ou 44 euros). Mais depuis moins d’un mois, les commissions sur les transferts vers l’Égypte sont passées de 2 à 4 dinars (2,5 à 5 euros). « Pour tout billet de 10 dollars transféré, tu dois payer 4 dinars », dit Oussama.

La situation a poussé certains à renoncer à faire des transferts à leurs familles, tout leur argent allant vers le paiement des dettes. Des rapports font état d’une baisse de 25 % des transferts des expatriés égyptiens en Jordanie en raison de l’interdiction des transferts sans permis de travail valide, une mesure entrée en vigueur depuis trois ans.

Le coût du voyage pousse Oussama à retarder à chaque fois son retour en Égypte. « Se rendre en Égypte coûte entre 250 et 300 dinars [312 à 375 euros]. Est-ce que tu me crois si je te dis que je n’ai pas pu assister au mariage de ma fille, le 30 juin ?. La plupart de ces travailleurs se rendent en Égypte par route. Le voyage commence par bus entre Irbid et Aqaba. Puis par ferry vers le port de Nuweiba. Après, chacun prend le bus vers sa ville en Égypte. Personne parmi les journaliers rencontrés n’a évoqué l’idée de voyager par avion.

Une atmosphère d’enterrement

Les journaliers Sayyed et Ragab vivent, avec quatre autres travailleurs, dans une maison comportant deux chambres derrière la rue Al-Hashimy, à Irbid. « On paye 150 dinars par mois » (187 euros). Pour ces travailleurs, il n’y a pas de temps libre. Ils économisent sur tout ; ils se logent de sorte à ne pas payer plus de 25 dinars par mois chacun (à quoi il faut ajouter les dépenses d’électricité et d’eau). Ils louent des maisons en commun, avec jusqu’à six personnes par chambre. Les coûts sont ainsi partagés. Quand le propriétaire augmente le prix de la location, ils n’augmentent pas leur paiement, ils intègrent un autre travailleur dans le groupe de sorte à maintenir le prix tacitement convenu.

Oussama énumère les dépenses fixes des travailleurs en Jordanie : 520 dinars (650 euros) pour renouveler le permis de travail annuel, 30 dinars (37 euros) pour le certificat médical, 35 dinars (43 euros) par mois pour la sécurité sociale, 250 dinars (312 euros) par an pour le kafil (parrain), sans compter la location de la maison et les dépenses de l’électricité, de l’eau et de la nourriture.

Depuis l’Aïd Al-Adha, période désignée par l’ensemble des travailleurs comme celle de la raréfaction du travail, les choses ont empiré. « Note bien ce que je te dis. Nous venons ici à partir de six heures du matin, nous attendons jusqu’à la mi-journée pour revenir bredouilles et rentrer dormir. Si tu visites les baraques des travailleurs et que tu vois comment ils vivent, ces jeunes, là-bas…, ma parole, y’a comme une atmosphère d’enterrement. Je te jure. Y’ en a qui n’ont rien à mettre dans leurs casseroles ».

L’exception quasi unique à la règle de s’abstenir de tout loisir concerne l’accueil des nouveaux arrivants d’Égypte. Le journalier Mohamed Mokhtar se souvient de la dernière rencontre qui a eu lieu le mois dernier pour l’accueil d’« Ibn Al-Omdah » (le fils du maire), le nom qu’ils attribuent ironiquement à l’invité qui les a réunis en une soirée dont ils se souviendront longtemps.

À la mi-journée du vendredi, certains groupes qui s’étaient éparpillés dans la rue prennent le chemin de retour aux habitations. Entre six heures et onze heures, un seul pick-up s’est arrêté en quête de journaliers. Un groupe de travailleurs qui se trouvait à l’écart des autres a été le premier à l’entourer. Un échange rapide a pris fin avec le départ du véhicule, sans travailleurs.

Sur le chemin du retour, Atwa qui contrairement aux autres n’a ni équipement, ni permis de travail, et qui a travaillé la semaine d’avant pour 80 piastres , prend la direction du marché aux légumes. Peut-être y trouvera-t-il un autre travail… à 80 piastres.

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