L’Europe transforme la Méditerranée en un vaste cimetière

De façon maintenant récurrente, des milliers de migrants meurent en Méditerranée. Le pic a été atteint dans la nuit du 19 au 20 avril 2015 avec le décès de 800 Subsahariens, sans que l’opinion internationale s’en émeuve au point de considérer que la politique européenne en est largement responsable. Jusqu’à quand et après combien de morts l’Europe va-t-elle enfin changer de politique et mettre en accord ses principes et sa politique ?

Cimetière des bateaux des migrants à Lampedusa.
Carlo Alfredo Clerici, 25 juillet 2010.

La « mer du milieu des terres » des Romains, la Méditerranée, terre d’échanges de Fernand Braudel, n’a plus grand-chose à voir avec les drames qui s’y nouent aujourd’hui. La division la plus pertinente pour y analyser les flux migratoires serait encore celle d’Yves Lacoste qui distingue trois Méditerranées : celle du Maghreb et de l’Europe, celle des Balkans et celle du Proche-Orient. Cette distinction est encore valable pour analyser la variété des flux qui viennent se fracturer sur la rive nord, en Italie, en Grèce, en Espagne, à Malte. Des jeunes, souvent subsahariens, ou encore des « grilleurs de frontières » maghrébins (harraga) qui recourent aux services des passeurs quand l’obtention d’un visa leur paraît hors de portée, des demandeurs d’asile (souvent en famille) du Proche-Orient, des migrants des Balkans aux statuts évolutifs en fonction des adhésions à l’Union européenne.

Des politiques mortifères

Les causes du désastre sont multiples. D’abord, une jeunesse de plus en plus urbaine, scolarisée et diplômée au Sud, qui considère qu’elle a peu d’espoir de réaliser son projet de vie sans émigrer, du fait du chômage et de l’absence de perspectives, des crises et des conflits qui ont suivi les révolutions arabes (Libye, Syrie), mais aussi à d’autres facteurs (guerres dans la Corne de l’Afrique, au Soudan, en Irak). Ensuite, une « offre de voyage » à la mesure de l’interdiction d’entrer pour le plus grand nombre : passeurs et trafiquants demandent des sommes considérables qui représentent souvent toute l’épargne d’une famille.

Le contexte joue aussi. L’idée européenne de dissuasion a largement échoué, depuis qu’elle a été mise en œuvre au début des années 1990 sans résultat : installation progressive de la question migratoire dans le volet sécurité de la politique européenne, Convention de Dublin de 1990 sur l’asile1, responsabilisation des transporteurs, système d’information Schengen (SIS)2 sur les contrevenants à la fermeture des frontières extérieures de l’Europe, prise des empreintes digitales des demandeurs d’asile, accords de réadmission avec les pays d’origine.

C’est aussi, à partir de 2005, le système Frontex de mise en commun des actions de police des pays européens pour contrôler les frontières extérieures de l’Europe, opérant des contrôles policiers en Méditerranée avec des instruments de défense tels que drones, barbelés électrifiés, camps, zones d’attente et de rétention — comme si contrôler l’immigration revenait à faire la guerre à un ennemi multiforme et non identifié. La Méditerranée étant un lieu de passage très emprunté pour la traversée sans visas, c’est là que les forces de contrôle se concentrent notamment. Mais Frontex n’a pas pour mission essentielle le secours en mer ; sa zone d’intervention se limite aux eaux territoriales de l’Europe, ce qui explique l’hécatombe de morts en Méditerranée.

De multiples contournements ont été inventés par les migrants et les passeurs pour contrevenir à l’interdiction d’entrée : bateaux de fortune (pateras), Zodiacs, chalutiers et cargos en fin de vie ; passage terrestre, par la Turquie, la Grèce ou la Bulgarie. Les pays du sud de la Méditerranée, hier pays de départ, sont aussi devenus des pays de transit et d’installation précaire, comme c’est le cas pour la Libye qui a menacé l’Europe de l’envahir de clandestins, du Maroc autour de l’enclave espagnole de Ceuta et Melilla, et bien au-delà. En France, la « jungle » de Calais illustre les limites du système de Schengen quand un pays frontalier ne l’applique pas, comme le Royaume-Uni.

Le 3 octobre 2013, quand 366 morts se sont échoués au large de l’île sicilienne de Lampedusa, dans un contexte de défaut de solidarité de l’ensemble des pays européens à l’égard de l’Europe du Sud, la plus touchée par les arrivées clandestines, l’Italie a décidé de créer l’opération de sauvetage en mer « Mare Nostrum », qui a duré un an et a sauvé des milliers de naufragés. C’est « Triton », une opération appartenant au système Frontex qui a pris le relais, mais dans une fonction essentiellement de contrôle cette fois, avec des moyens plus faibles et une zone d’intervention limitée aux eaux territoriales. Le 23 avril 2015, après la mort de 800 Subsahariens, la réponse européenne a été la même que le 4 octobre 2013 : renforcer Frontex par davantage de moyens, partager le fardeau, réprimer le trafic. Alors que des pays comme la Turquie et le Liban ont accueilli chacun plus d’un million et demi de réfugiés syriens, les pays européens se sont montrés très frileux3.

Le droit d’asile mis à mal

Le droit d’asile, tel que défini par la Convention de Genève de 1951, est né pendant la guerre froide. Symbole de l’Occident à l’égard des dissidents de l’Est, il a d’abord été délivré assez généreusement, y compris dans les derniers feux de la guerre froide, à propos des boat people vietnamiens en 1975. Depuis, une vague de conflits dans le monde a eu un impact sur la demande d’asile en Europe, dans un climat de contrôle accru des flux migratoires, avec une tendance à instrumentaliser l’asile au profit d’un contrôle accru des frontières. Aussi, le droit d’asile n’est-il délivré qu’avec parcimonie par les États européens alors que beaucoup de demandeurs d’asile fuient les guerres civiles, les pays « failllis » mais aussi les crises économiques. Cette confusion des profils permet de n’accorder le statut de réfugié qu’à environ 30 % des demandeurs, toutes procédures de recours effectuées.

L’Europe a connu un afflux de 240 000 demandeurs d’asile en 2014 : un pic jamais atteint. Et la France, premier pays pour le nombre de demandes, en a reçu 61 000. Mais la réponse européenne semble très en-deçà du défi posé par une situation de crise durable aux portes de l’Europe. Les pays de la rive sud de la Méditerranée sont engagés, de leur côté, dans un partenariat avec l’Union européenne (et également dans des accords bilatéraux de réadmission des sans-papiers) qui les obligent à reprendre ceux qui ont transité par leur pays. La Tunisie a signé l’accord, le Maroc est en cours de négociation. Certains pays, comme l’Algérie, ont adopté des sanctions pénales pour prohiber le passage clandestin, mais l’application est encore limitée. En Afrique subsaharienne, on peut être frappé par le silence des pays concernés par les morts, soit que des associations, comme au Sénégal, cherchent à promouvoir la dissuasion au départ, soit qu’ils évitent d’attirer l’attention internationale sur la mauvaise répartition des richesses qui pousse les jeunes à partir.

Briser les hypocrisies, changer d’approche

Des solutions existent pour limiter l’hécatombe, mais elles peinent à être proposées ou mises en œuvre. Il s’agit tout d’abord de la protection temporaire, prévue par le traité de Lisbonne, des populations venant de pays en crise4. Une disposition qui n’a été appliquée que pour les Kosovars.

Il est question, également, d’assouplir l’interprétation de la Convention de Genève en l’harmonisant avec la situation actuelle des candidats à l’asile. Puis, d’élargir les voies de la migration légale pour les jeunes à la recherche d’une vie meilleure comme touristes, étudiants ou travailleurs, et d’attirer les personnes qualifiées dans les secteurs qui manquent de main d’œuvre. Car l’Europe a besoin d’immigration, tant dans certains postes mal pourvus de son marché du travail que pour l’accroissement de sa population, qui repose entièrement sur les immigrés.

Les accords de Barcelone (1995-2005) avaient été signés pour construire un partenariat euro-méditerranéen sous le leadership de l’Espagne sur trois points : la paix, la sécurité et le développement économique. Demi-succès ou demi-échec du point de vue économique, ils ne se sont pas accompagnés de la libre circulation des marchandises entre les pays de la rive nord et de la rive sud, alors qu’ils étaient inspirés de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) entre le Canada, le Mexique et les États-Unis. La situation israélo-palestinienne a aussi bloqué les progrès de la négociation sur la paix. Enfin la sécurité s’est heurtée aux questions relatives à l’immigration et à l’islamisme radical. Ces accords, relayés par l’Union pour la Méditerranée — initiative française dont l’avenir et la visibilité restent faibles — avaient inclus l’immigration parmi les thèmes à traiter, mais celle-ci en a été progressivement retirée. Alors, à quand un sommet européen qui cherche enfin à briser les hypocrisies et à changer d’approche sur la question migratoire ?

1Le Règlement Dublin II (auparavant Convention de Dublin) détermine l’État membre de l’Union européenne responsable d’examiner une demande d’asile en vertu de la Convention de Genève. À partir d’une base de données à l’échelle européenne des données biométriques des requérants déjà enregistrés de tous les pays membres et permettant de détecter ceux ayant déjà déposé une demande, il vise à « déterminer rapidement l’État membre responsable [pour une demande d’asile] » et prévoit le transfert du demandeur vers cet État.

2Système informatisé mis en place en vertu des accords de Schengen de 1985, fichant tous les contrevenants au passage des frontières et au séjour dans un pays de l’Union européenne : clandestins, déboutés du droit d’asile et délinquants. Ce système d’échange d’informations entre pays européens interdit l’accès au territoire de nouveau à ces contrevenants.VIl ne s’applique pas au Royaume Uni, ni à l’Irlande, ni au Danemark.

3La France n’a accueilli que 500 réfugiés de plus que d’habitude.

4« L’Union développe une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non-refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et au protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés, ainsi qu’aux autres traités pertinents » (article 63 du Traité de Lisbonne).

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