L’Iran pris en tenailles

Entre protestations populaires et pressions américaines · Les manifestations en Iran mettent en évidence le fardeau que représente pour la population la stratégie américaine de pression économique maximale. Mais aussi la réussite de son caractère déstabilisateur pour le régime, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Analyse.

Des manifestants anti-gouvernement bloquent une rue à Téhéran, le 17 novembre 2019
Photo anonyme, via VOA

Les manifestations ont ébranlé une dizaine de villes, et la répression a été sévère, avec un bilan provisoire de plus de 200 morts. L’exaspération de la population a été provoquée par la décision du président Hassan Rohani, le 15 novembre 2019, de réduire les subventions gouvernementales à l’essence et au diesel, entraînant une augmentation du prix de 50 %. Ni l’annonce de reverser à 18 millions de familles pauvres les 2,5 milliards de dollars (2,26 milliards d’euros) de recettes annuelles tirées de la hausse des prix ni l’exclusion de certaines catégories socioprofessionnelles — notamment les conducteurs de camions ou les chauffeurs de taxi — du champ d’application de cette mesure n’ont suffi à calmer les esprits.

Dans un contexte d’asphyxie de l’économie iranienne depuis le rétablissement en novembre 2018 des sanctions contre les secteurs pétrolier et financier, cette volonté d’assainissement des finances publiques a allumé la mèche de la contestation. Contraste radical avec 2010 : à l’époque, le plan de suppression de 60 milliards de dollars (54,26 milliards d’euros) de subventions à l’énergie par l’ex-président iranien Mahmoud Ahmadinejad n’avait pas provoqué de grands remous.

Ces dernières années, les politiques d’inspiration néolibérales, accentuées sous le mandat de Rohani avec un système économique hybride (mêlant à la fois un capitalisme d’État et libéralisations), ont favorisé un secteur financier de moins en moins contrôlé, au détriment des secteurs productifs de l’économie. La politique d’importations tous azimuts n’a également pas été sans conséquences. Occulter les déséquilibres macro-économiques propres à l’Iran dans les racines de la crise conduirait à une perception biaisée de la réalité. Néanmoins, l’ampleur de la contestation de novembre 2019 s’explique dans une large mesure par la sévérité des sanctions appliquées à l’économie, peu diversifiée, et dont les recettes d’exportation reposent principalement sur le pétrole et le gaz.

Des milliers de manifestations depuis deux ans

Les prévisions publiées par le FMI en octobre 2019 envisageaient la contraction du PIB iranien de 9,5 % en 2020, effet du durcissement de ces sanctions. Une récente étude du Center for Strategic and International Studies (CSIS) note que ces mesures coercitives ont été durement ressenties par la population, entrainant de nombreuses manifestations ces 18 derniers mois. Entre janvier 2018 et octobre 2019, l’étude recense 4 200 protestations en Iran. Parmi les plus importantes, celle des marchands urbains des bazars à Téhéran, Ispahan et Chiraz, à la fin du mois de juin 2018 : 72 % de ces manifestations mettent en avant des revendications socio-économiques dont les motivations principales sont les « préoccupations professionnelles (salaires impayés, fermeture d’usines, précarité de l’emploi et mauvaises conditions de travail), la dévaluation du rial et les taux d’inflation élevés ».

L’étude estimait cependant que la contestation, même catalysée par la révolte populaire en Irak et au Liban, ne présentait aucun risque pour le régime, le mouvement étant divisé et privé de leadership face à un appareil sécuritaire puissant. Il est vrai qu’il réunit différentes forces d’opposition, des militants de la vague verte aux partisans des moudjahidines du peuple1, des catégories issues des milieux libéraux jusqu’aux courants séparatistes, tous unis dans leur hostilité au régime, et qui ont vu dans la décision prise par le gouvernement une fenêtre d’opportunité pour réclamer un changement structurel.

Affaiblir et déstabiliser le régime

L’exacerbation des contradictions internes en Iran est l’un des principaux objectifs de la stratégie dite « des pressions maximales » théorisée en 1994 par Peter Schweizer, dans son livre Victory : The Reagan Administration’s Secret Strategy That Hastened the Collapse of the Soviet Union (Atlantic Monthly Press, 1994). Cette stratégie, qui s’inscrit dans la confrontation entre Téhéran et Washington vise, dans une vision minimaliste, à affaiblir l’Iran pour lui imposer un accord qui limite sévèrement son programme balistique. Mais elle parie également, dans une approche maximaliste, sur le renforcement des antagonismes internes pour déstabiliser le régime, voire provoquer son effondrement.

Cette stratégie a créé, au cours des derniers mois, les conditions d’une escalade militaire régionale après l’attaque des deux pétroliers dans le golfe d’Oman et la neutralisation d’un drone américain qui selon les officiels iraniens aurait violé la souveraineté de leur espace aérien. À l’embargo sur les infrastructures pétrolières, gazières, métallurgiques, s’ajoute un déploiement de forces militaires perçu par Téhéran comme un encerclement.

Les causes de cette confrontation plongent leurs racines dans plusieurs décennies de politique extérieure d’affirmation de puissance, qui heurte la volonté hégémonique américaine dans la région. Depuis le renversement du régime du chah, partenaire stratégique des États-Unis, la contradiction fondamentale entre Téhéran et Washington se cristallise sur Israël, allié organique des Américains et pièce maîtresse de leur dispositif d’hégémonie au Proche-Orient. Avec l’invasion de l’Irak, les États-Unis ont en effet réitéré de manière spectaculaire en 2003 leur attachement à une constante de leur politique dans la région : le maintien de la supériorité stratégique d’Israël.

La défense de l’intérêt d’Israël

En 2004, un an après l’occupation de l’Irak, dans un entretien politique paru à l’automne, le stratège Zbigniew Brzezinski a qualifié cette invasion de « guerre de choix » et non de nécessité. Un constat partagé par les politologues américains Stephen Walt et John Mearsheimer. Ils expliquent les raisons profondes de cette guerre en récusant le point de vue réaliste penchant pour la défense des intérêts énergétiques et stratégiques (liés à la puissance), et le point de vue plus idéologique, percevant la guerre comme le résultat des perceptions messianiques de l’administration américaine, voulant exporter son idéal démocratique.

Pour les deux auteurs, la situation des États-Unis au Proche-Orient avant 2003 était excellente, en ce sens où la sécurité des approvisionnements en pétrole était assurée, et que les Américains disposaient de bases militaires dans les pays du Golfe et tenaient en respect l’Iran et l’Irak. Dans leur livre, Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine (La Découverte, 2009), ils soutiennent que la politique étrangère de Washington est devenue l’otage des intérêts d’un lobby défendant les options de l’aile droite pro-israélienne. Ils lui imputent une responsabilité majeure dans les choix stratégiques au Proche-Orient en contradiction avec l’intérêt national des États-Unis. En attaquant l’Irak pour démanteler un pays très affaibli, les néoconservateurs auraient donc défendu l’intérêt exclusif d’Israël et déstabilisé durablement la région, ravivant au passage les tensions entre sunnites et chiites.

Aujourd’hui, les États-Unis optent pour le choix d’une guerre hybride2 contre l’Iran qui incarnerait une menace stratégique pour leur allié israélien, en raison du rôle joué par Téhéran dans le développement du potentiel balistique en Syrie et au Liban, et sa capacité à changer l’équation qui a prévalu jusque-là. Ces dernières années, le conflit avec Israël est devenu un axe stratégique pour les Iraniens qui explique le soutien substantiel à des organisations comme le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien, ou le Hached Chaabi irakien, ainsi que le déploiement direct de moyens militaires sur plusieurs théâtres de conflit.

Démonstrations de force en Syrie

La montée en intensité de la confrontation, notamment en Syrie qui apparaît comme le terrain privilégié d’expression des politiques de puissance sur le plan régional s’explique par l’incapacité d’Israël à empêcher le glissement des moyens militaires de l’Iran vers la Syrie et le développement local d’un armement stratégique. Face à cette nouvelle situation qui entraîne un début de transformation du rapport de force et à travers la mise en pratique de la stratégie des « opérations en-deçà des guerres », les Israéliens ont tenté d’entraver ce glissement par des bombardements intensifs en Syrie contre des convois militaires, des entrepôts de stockage de missiles, des ateliers de fabrication et des centres de renseignement, raids combinés à des attaques au sol.

Les démonstrations de force se sont multipliées en Syrie de l’aveu même des Israéliens, puisqu’en janvier 2019, l’ex-chef de l’État-major israélien, le général Gadi Eisenkot, reconnaissait qu’Israël avait frappé, surtout à partir de janvier 2017, des « milliers de cibles » iraniennes et du Hezbollah en Syrie, sans pour autant parvenir à freiner cette dynamique. Israël a également tenté sans succès, en septembre 2019, de modifier les règles du jeu qui s’imposaient depuis 2006, en élargissant son champ d’intervention au Liban.

Le rejet d’un engagement régional

La stratégie des pressions maximales se présente donc comme le dernier recours pour affaiblir durablement l’Iran dans la perspective du retrait régional américain. Mais jusqu’ici, les effets déstabilisateurs de l’accentuation des pressions économiques, financières et politiques n’ont entrainé aucun infléchissement de la position iranienne. En dépit du rejet par une partie des Iraniens d’un engagement régional perçu comme démesuré, et prétendument responsable de l’aggravation de la crise économique interne — comme l’a attesté la vigueur du mot d’ordre avancé par les contestataires : « Ni Liban, ni Gaza, nous donnons nos âmes d’abord pour l’Iran » —, il semble peu probable dans un avenir proche que Téhéran révise sa stratégie régionale qui demeure l’instrument même de la politique d’affirmation et de consolidation de la puissance.

1Cette organisation opposée au chah d’Iran a pris part à la révolution de 1979 avant d’entrer un an plus tard en conflit avec le régime islamique. Réfugiés en Irak jusqu’à la chute de Saddam Hussein, les moudjahidines développent dès 2004 de bonnes relations avec les néoconservateurs américains, et principalement John Bolton.

2La thèse de la guerre hybride domine le débat stratégique occidental et prône la poursuite des objectifs stratégiques par une combinaison de moyens politiques, économiques et militaires.

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