La diplomatie est-elle soluble dans la gastronomie ?

La question peut sembler farfelue. Pourtant, depuis des siècles, diplomatie et gastronomie communiquent par mille et un canaux, souvent inattendus.

Thèbes, chambre funéraire du scribe Menna, scène d’offrandes (ca. 1400 avant J.C.)

« Table, diplomatie et géopolitique » : le thème de la conférence à l’Institut français d’Égypte du Caire le 2 avril dernier n’avait guère attisé ma curiosité. Je n’y serais sûrement jamais allée, sauf pour écouter Virginie Foucard, comédienne de ma connaissance qui devait y faire la lecture d’un passage de Salammbô de Flaubert, décrivant dans la plus pure veine orientaliste un festin à Carthage : « Le Grec se reconnaissait à sa taille mince. L’Égyptien, à ses épaules remontées. Le Cantabre, à ses larges mollets. » Ça commençait bien.

La voix posée, le verbe lent, la comédienne déclame, incarne, et on s’y croirait :

D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les pièces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune.

Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérisson au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa-foetida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et l’on n’avait pas oublié quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs.

C’est étrange, mais j’ai faim.

« Crevettes de Suez au cresson »

Le menu qui intéresse les intervenants attablés n’est pourtant pas celui-là. Truffes au vin de Champagne, asperges d’Italie à l’huile vierge, cuisse de chevreuil à la Saint Hubert, ou encore biscuits de Savoie décorés, seules les crevettes de Suez au cresson donnent un indice de l’évènement ce jour-là célébré : l’inauguration du canal de ce nom, en novembre 1869, en Égypte donc.

Comment expliquer ce menu des plus occidentaux pour l’inauguration d’un canal en terre d’Égypte et qui deviendra un des symboles du nationalisme égyptien ?

Doris Behrens-Abouseif, historienne, spécialiste de l’histoire culturelle du Proche-Orient, auteure de Practicing Diplomacy in the Mamluk Sultanate : Gifts and Material Culture in the Medieval Islamic World a quelques explications à avancer : « Dans les relations diplomatiques il s’agit de se représenter soi-même, de donner une image de soi-même, et il y a différents moyens de le faire. On peut se montrer soi- même en présentant des produits locaux, ou par exemple en montrant qu’on a beaucoup de pouvoirs et qu’on a beaucoup de contacts et qu’on a un pouvoir universel de relations universelles, et c’était le cas avec les mamelouks. »

L’hospitalité, privilège royal

À l’époque des mamelouks1, Le Caire était une ville d’une immense importance diplomatique, notamment en raison du commerce des épices. Les sultans mamelouks se représentaient entre autres via les victuailles qui faisaient partie des cadeaux diplomatiques, nous apprend Doris Behrens-Abouseif.

La tradition islamique très ancienne d’après laquelle donner à manger, offrir l’hospitalité est un privilège de royauté, précède et conforte la stratégie diplomatique. Le Coran fait mention du roi Salomon et de ses grands chaudrons, symboles de pouvoir, de générosité et d’hospitalité. « Un monarque a le prestige d’être celui qui invite, celui qui nourrit, c’est un signe de sa magnificence… » On dit que le feu ne s’éteignait jamais dans les cuisines du sultan. La place de la cuisine dans la citadelle était cruciale, et le cuisinier était un personnage très important qui pouvait être très riche.

Saut dans l’espace et dans le temps, Yves Laurent, intendant de l’ambassade et de la Résidence de France nous parle de la France. Son intervention a été l’occasion pour moi d’apprendre la différence entre le service à la russe et le service à la française : « Le service à la française est un service en plats. On présentait aux invités les plats et ils se servaient. On avait entrée, poissons, viandes, salades, fromages, desserts, mignardises, café. » Une telle façon de servir impliquait des repas en longueur qui duraient entre trois et quatre heures. Les choses ont changé dans les ambassades françaises, où l’on sert désormais « à la russe », et non plus « à la française » ! Les repas y durent une heure ou moins, et le service à l’assiette se limite à une entrée, un plat et un dessert, nous apprend-il.

On mange donc moins en quantité, moins longtemps, et pour moins cher. Qui plus est, le rapport à la nourriture a changé en ce que les gens — y compris les diplomates — surveillent davantage leur ligne que par le passé. « Et on a aussi constaté que les gens boivent maintenant beaucoup moins, ce qui évite les gaffes ! »

« Le plat du puissant »

En France, au plat ou à l’assiette, à la française ou à la russe on sert en général… de la cuisine française. Mais en Égypte, cent cinquante ans après le dîner d’inauguration du canal de Suez, il semble que l’on continue de servir des plats étrangers. Stratégie diplomatique ou crise d’identité ?

Montre-moi ce que tu cuisines, je te dirai qui t’a dominé. Shahira Mehrez, chercheuse spécialiste du patrimoine égyptien déplore qu’on s’obstine à servir « le plat du puissant ». Pour elle, depuis le XVIe siècle, l’Égypte a commencé à perdre son identité au profit de l’adoption des cultures des occupants. Elle affirme : « Je rattache ce qui se passe avec la gastronomie et les arts culinaires à tout le problème d’identité de l’Égypte [...] Je rattache cette éradication de la nourriture, de la gastronomie à l’éradication de la culture […] Je rattache la disparition de nos arts culinaires à une éradication de la culture qui a touché tout, depuis l’urbanisme, l’architecture, les décorations architecturales, les costumes les bijoux et aujourd’hui même la musique. » Ça fait beaucoup, en effet.

Les Égyptiens auraient donc adopté la cuisine ottomane, puis la cuisine occidentale, laissant aux oubliettes les recettes mameloukes ou abbassides, reniant ainsi une partie de leur patrimoine. Pourtant, nous explique-t-elle, l’Égypte était dotée de traditions millénaires qui s’incarnaient dans les bijoux, les vêtements, les outils, les objets journaliers… et ont perduré dans les campagnes même après la période ottomane, puisque, les moyens de transport étant encore peu développés, c’est principalement les villes que cette occupation avait touchées. Shahira Mehrez s’attriste de ce que ce que l’on considère aujourd’hui comme la cuisine égyptienne (mahshi, foul, kochari...) n’est autre que « la cuisine des pauvres », « alors que les riches ont changé de peau à chaque fois qu’ils changeaient de maîtres. »

La nourriture des élites a disparu quand celles-ci ont épousé les coutumes des occupants, des puissants. Si cette affirmation peut sembler gratuitement classiste, on peut la rapprocher de ce que la gastronomie française, ainsi que l’explique Pierre Raffard, géographe enseignant en food studies à l’université d’Izmir Ekonomy, est née dans les cuisines des élites, s’est transportée dans celles des restaurants, qui se sont démocratisés et ont permis aux individus qui les fréquentaient de copier chez eux les recettes qu’ils y trouvaient. Ainsi, les recettes de la haute société ont pu se transporter jusque dans les foyers, et former ainsi une « cuisine » que l’ensemble du pays va reconnaître comme sienne, et qui deviendra une composante de l’identité.

Quelle identité culinaire ?

Mais quelle est donc cette fameuse identité égyptienne et sa composante culinaire oubliée ? Il n’est pas certain qu’une réponse remporte l’unanimité.

Pour Shahira Mehrez, « il y a une identité qui se forme couche par couche. En Égypte, on n’est ni pharaonique, ni gréco-romain, ni byzantin, ni copte, ni islamique, on est tout ça. » Alors pourquoi ne serait-on pas ottoman et occidental avec cela ? Et l’identité culinaire égyptienne a-t-elle jamais existé ?

Pour Doris Behrens-Abouseif, lorsqu’il s’agit de la cuisine, il est difficile de parler d’identité au singulier. Elle lui préfère un pluriel, selon que l’on se trouve dans les terres, sur les littoraux, dans telle ou telle province ou dans telle ou telle classe ou couche de la société. Les cuisines sont multiples.

Pierre Rafard, s’agissant de la France, identifie quant à lui le « discours gastronomique » comme dénominateur commun permettant de parler de cuisine au singulier. « Ce ne sont pas les recettes, ce ne sont pas les produits, c’est le discours qui s’est élaboré et qui a justement permis à la population française de s’approprier sa cuisine et d’en faire un élément qui participe de son identité individuelle. Quand on est à l’étranger, on est très fier de la cuisine française, mais aussi à l’intérieur des frontières françaises. »

Doris Behrens-Abouseif lui emboîte le pas : au fond, la cuisine, c’est un concept que l’on choisit de déclarer ou non comme forme d’identité. Mais Shahira Mehrez de s’exclamer que pour déclarer, encore faut-il connaître ! Elle dénonce ce complexe, qui conduit à faire des choses qui ne sont pas locales, peut-être le même complexe qui conduit certains Égyptiens des classes aisées à préférer des mots anglais même quand des mots équivalents existent dans leur dialecte. « Les Égyptiens veulent de l’égyptien ? » demande-t-elle. « Non. Les Égyptiens veulent tous de l’étranger. Quand nos maîtres étaient ottomans, on est devenus ottomans à tous les points de vue ; quand nos maîtres étaient occidentaux, on s’est occidentalisés et tout le monde ici est habillé à l’occidentale, sauf moi. »

Dans la salle, on se regarde, un peu gênés. Ma faim a fini par passer.

1NDLR. La dynastie mamelouke a régné sur un territoire qui s’étendait sur l’Égypte, la Syrie et la péninsule Arabique de 1250 jusqu’à la prise du pouvoir par les Ottomans sous le règne du sultan Sélim 1er en 1517.

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