La Tunisie prisonnière d’une bipolarisation mortifère

Offensive concertée contre le premier ministre Youssef Chahed · Le 13 août 2017, à l’occasion de la Journée de la femme, le président Béji Caïd Essebsi prononçait un discours par lequel il se déclarait en faveur de l’égalité homme-femme en matière d’héritage et demandait la révision de la circulaire du 5 novembre 1973 relative à l’interdiction faite aux musulmanes d’épouser des non-musulmans. Derrière cette annonce spectaculaire, il s’agit en fait pour le chef de l’État de jouer sur les tensions identitaires entre modernistes et traditionalistes, pour rétablir son leadership mis à mal par un adversaire a priori insoupçonnable : le premier ministre Youssef Chahed.

12 avril 2017. Le président Essebsi reçoit Rached Ghannouchi.

En 2012, lorsqu’il a créé Nidaa Tounès, Béji Caïd Essebssi était très intransigeant en apparence : il prétendait vouloir barrer la route aux islamistes d’Ennahda et débarrasser le pays des menaces que ce parti faisait peser sur lui. Même tonalité dans les déclamations de campagne lors des élections législatives et présidentielle de l’automne 2014 : il s’agissait toujours de chasser Ennahda du pouvoir.

En fait, loin de rejeter les islamistes dans l’opposition, il les a intégrés dans sa majorité parlementaire et dans les coalitions gouvernementales qui se sont succédé depuis. Cette duplicité a été vécue comme une trahison par un grand nombre de ses partisans. Ajoutée à sa volonté d’imposer son propre fils à la tête de Nidaa Tounès, elle a beaucoup contribué à nourrir les divisions qui ont déchiré ce parti après les élections et fini par le faire éclater en plusieurs factions rivales1.

Malgré pareil précédent, les annonces faites par le chef de l’État dans son discours du 13 août 2017 sur la révision de la circulaire interdisant le mariage des musulmanes avec des non-musulmans et la réforme des lois successorales pour assurer l’égalité homme-femme dans l’héritage ont eu un impact politique considérable. Elles ont contraint l’ensemble des partis et de nombreux milieux intellectuels et sociaux à se repositionner par rapport à elles.

Quelles sont les vraies raisons qui ont poussé Béji Caïd Essebssi à soulever ce genre de questions ? Pourquoi maintenant ? Qui cible-t-il réellement dans cette affaire ? Quels bénéfices en escompte-t-il ? Pour répondre à ces interrogations, il faut d’abord situer le cadre à l’intérieur duquel s’organisent les luttes de pouvoir en Tunisie.

Un pays fracturé

La Tunisie est un pays retardataire et dépendant et c’est un pays fracturé. Son économie est formée par la juxtaposition de deux secteurs très éloignés l’un de l’autre : un secteur minoritaire, modernisé et « structuré », intégré de façon subalterne au marché mondial ; et un secteur majoritaire « informel » ou « parallèle », issu de la décomposition de l’économie rurale traditionnelle et vivant en marge des circuits de production et d’échange légaux.

À cette fracture dans l’économie correspond une fracture équivalente dans les structures sociales. Ici aussi, le pays apparaît coupé en deux, la séparation sociologique s’accompagnant d’une ségrégation territoriale prononcée. Les groupes sociaux formés autour de l’économie modernisée (les chefs d’entreprises, les salariés, les fonctionnaires, les professions libérales…) sont concentrés dans les villes de la Tunisie côtière. Les masses déclassées de l’univers informel (les paysans, les micro-entrepreneurs clandestins, les travailleurs du secteur non structuré…) sont cantonnées dans les régions déshéritées de la Tunisie intérieure et, de plus en plus, dans les quartiers périphériques des grands centres urbains.

Se confortant réciproquement, les divisions économique et sociologique produisent spontanément, à leur tour, une sorte de polarisation sur le plan des représentations et des conduites culturelles. Une partie du corps social est en quelque sorte aimantée par le système de valeurs des pays occidentaux avec lequel elle est en relation plus ou moins directe : c’est la population moderniste et sécularisée. À l’inverse, une autre partie de la société, extérieure à la mondialisation et refoulée par elle, se réfugie dans une forme de repli sur soi, en survalorisant son attachement à l’islam, fondement de son identité primaire : c’est la population traditionaliste.

La fracture idéologique du pays est sans doute le produit de sa fracture économique et sociologique, mais elles ne sont pas exactement superposables. On rencontre nombre de Tunisiens modernistes dans le secteur informel, et de Tunisiens traditionalistes dans le secteur structuré. En matière de représentations et d’attitudes culturelles, la réalité est toujours plus complexe que les plus beaux schémas explicatifs.

Seconde nuance importante à apporter : la division identitaire traverse la population tout entière, mais c’est naturellement parmi les élites, au sens large, que le clivage est le plus profond. C’est là qu’il génère les antagonismes les plus exacerbés, qui peuvent aller jusqu’au refus de l’autre et à sa négation.

Incapacité à s’adresser à l’ensemble de la nation

Lorsque l’on fait l’effort d’intégrer les déterminations qu’il met en œuvre, on comprend pourquoi l’espace politique organisé par un tel cadre ne laisse de place qu’à ces deux courants principaux que sont le modernisme et l’islamisme. Ils sont représentés par Nidaa Tounès (dernier avatar du Néo-Destour de Habib Bourguiba et du Rassemblement constitutionnel démocratique – RCD — de Zine El-Abidine Ben Ali) et Ennahda (anciennement Mouvement de la tendance islamique –MTI —, parti islamiste d’obédience Frères musulmans). Parler de courants principaux ne signifie pas l’absence de courants secondaires. Le spectre partisan compte plus de deux cents formations. Cependant tous les autres groupes ou partis évoluent dans leur orbite, à partir de leurs matrices respectives : la matrice moderniste pour les divers partis démocratiques ou de gauche ; la matrice islamiste pour les divers groupes salafistes (piétistes ou djihadistes). D’un côté comme de l’autre, aucun de ces groupes ou partis n’est parvenu à s’émanciper de la bipolarisation et à se doter d’une assise populaire suffisamment consistante pour lui permettre de se poser en alternative.

Les deux mouvements ont des référentiels idéologiques non seulement différents, mais opposés, c’est-à-dire irréductibles les uns aux autres. Chacun dispose d’une base sociale relativement consistante, s’identifiant à lui et prête à le suivre. En d’autres termes, les deux peuvent s’appuyer sur une sorte de clientèle captive, dont la fidélité et la loyauté leur sont acquises a priori. Même s’ils peuvent connaître des moments de détente ou de collaboration, les rapports qui les lient sont fondamentalement conflictuels et antagoniques, le but ultime de chacun étant d’annihiler le vis-à-vis. Du fait de leur unilatéralisme idéologique, enfin, l’un et l’autre sont dans l’incapacité de porter un discours susceptible d’être entendu par le peuple tout entier. De manière pour ainsi dire organique, ils ne peuvent envisager l’action politique sous un angle national englobant l’ensemble des composantes du corps social et prenant en compte leurs différentes aspirations. Quand ils s’adressent au pays, ils ne s’adressent en réalité qu’à leur propre camp.

Sous Bourguiba puis sous Ben Ali, les islamistes d’Ennahda sont désignés comme l’ennemi numéro 1 du régime, qui fait tout pour les abattre en les soumettant à une répression constante. Après 2011, sous la Troïka, les islamistes sont au pouvoir et les modernistes dans l’opposition. Ennahda met tout en œuvre pour briser Nidaa Tounès, notamment par le biais de la loi dite « d’immunisation de la révolution »2.

Réalignement derrière les deux partis principaux

Chaque mouvement a tout à tour essayé de se débarrasser de son rival, mais les deux ont échoué. Le Parti socialiste destourien (PSD) puis le RCD n’ont pas réussi à venir à bout d’Ennahda, qui n’est ensuite pas parvenu à mettre Nidaa Tounès hors d’état de nuire. Comment expliquer ce double échec ? On peut avancer trois séries de raisons convergentes :

➞ dans la confrontation entre modernistes et islamistes, le mouvement d’opposition que le pouvoir en place désigne comme son ennemi principal bénéficie d’une espèce de prime, de rente de situation. Cette désignation lui confère une forme de légitimité officielle qui en fait la seule alternative plausible dans la perspective d’un changement de régime. Et qui disqualifie toutes les autres forces politiques, en les reléguant à un statut d’acteurs de seconde zone ;

➞ les périodes de tension profitent simultanément aux deux organisations dominantes, chacune disposant d’une base acquise de manière inconditionnelle et formant une sorte de clientèle captive. Dans les moments de crise, lorsque l’hostilité entre les deux partis augmente, les liens qui unissent chaque protagoniste avec le noyau dur de sa clientèle particulière se resserrent et se raffermissent. Par conséquent, les situations de conflit ne les desservent pas, mais les renforcent, en ce sens où elles leur permettent de consolider leur emprise idéologique sur une partie significative du corps social, tout en confirmant leur tête-à-tête exclusif dans la lutte pour le pouvoir. Les moyens répressifs (policiers ou légaux) employés par l’un ou l’autre camp pour rester seul en course ne sont jamais arrivés à briser pareille dialectique ;

➞ les moments de crise font également du clivage identitaire une ligne de démarcation fondamentale qui s’impose à tous et finit par saturer la totalité du débat public national. Il se produit quelque chose comme un réalignement général des acteurs politiques secondaires derrière les deux partis centraux, selon un processus que l’on pourrait qualifier de reddition symétrique. Ces acteurs, qui essayaient jusque-là d’exister en se démarquant un tant soit peu, sont poussés à entrer à leur tour dans la bataille — en faisant souvent de la surenchère — et à rejoindre leur camp idéologique originel, se transformant ainsi en forces d’appoint, voire en supplétifs. C’est la montée aux extrêmes. Le pays entier se trouve alors divisé en deux blocs ennemis, rendant pratiquement inaudible toute expression politique en dehors de la bipolarisation.

Longtemps, l’affrontement est demeuré la règle dominante dans les rapports entre les pôles islamiste et moderniste. Le seul moment où le pays a paru s’affranchir de la bipolarisation a été lors du soulèvement populaire qui a renversé la dictature. Ce bref répit — du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 – n’a été possible que parce que le soulèvement était très largement spontané, sans idéologie motrice ni encadrement partisan. Le peuple s’était directement engagé dans le combat, ignorant superbement la classe politique et ses querelles internes.

Mais dès que les partis sont revenus dans le jeu, au lendemain même du 14 janvier, ils ont ramené avec eux leurs sourdes rivalités qui, progressivement, ont fini par reprendre le dessus et par tout recouvrir. Dès lors, les motifs économiques et sociaux pour lesquels la population s’était soulevée et avait chassé Ben Ali de Carthage étaient condamnés à passer à l’arrière-plan, avant d’être entièrement évacués de la confrontation politique.

Compromis pour des intérêts convergents

Quand Ennahda est parvenu au pouvoir, après les élections du 23 octobre 2011, les tensions sont allées crescendo, installant un véritable mur de haine entre les deux camps. Intervenus dans ce contexte, le meurtre de Mohamed Brahmi, député d’opposition, le 25 juillet 2013, et l’assassinat de huit soldats dans une embuscade djihadiste, deux jours plus tard ont littéralement mis le feu aux poudres. La Tunisie a alors failli plonger dans le tourbillon de violences où avaient été entraînés tous les autres pays du « Printemps arabe ». Mais après plusieurs semaines vécues sur le fil du rasoir, un déclic s’est produit, qui a arrêté comme par miracle la marche collective vers le désastre. Les cercles dirigeants de Nidaa Tounès et d’Ennahda avaient finalement compris qu’ils approchaient d’une zone limite au-delà de laquelle ils ne pouvaient s’aventurer sans risque.

Cette prise de conscience obtenue in extremis allait constituer un tournant dans les relations entre les deux partis, puisqu’elle a obligé leurs leaders à rechercher un arrangement pacifique durable, apte à garantir leur survie.

Depuis février 2015, Nidaa Tounès et Ennahda sont ensemble au Parlement et au gouvernement. Dans la coalition qu’ils dirigent dorénavant, Nidaa Tounès et Béji Caïd Essebssi jouent un rôle dominant, Ennahda et Rached Ghannouchi un rôle subordonné, non seulement en raison des résultats des élections générales du dernier trimestre 2014, mais aussi d’un environnement arabe et international de plus en plus défavorable aux Frères musulmans. Leur alliance a mis en sourdine la guerre idéologique à laquelle ils se livraient naguère en permanence.

Le compromis trouvé entre les deux formations et les deux dirigeants répondait à des objectifs strictement limités. Il s’agissait d’abord de préserver leurs intérêts respectifs (en enterrant les dossiers de corruption où étaient impliqués plusieurs de leurs membres et, pour les islamistes, en bloquant l’instruction sur leur responsabilité dans l’envoi de Tunisiens en Libye, et au Proche-Orient grossir les rangs des combattants djihadistes) ; ensuite, d’empêcher l’émergence d’éventuels concurrents politiques venant perturber leur condominium.

Un tableau qui s’assombrit chaque jour

Depuis qu’ils sont ensemble aux commandes, la situation globale du paysne s’est donc pas améliorée. Dette extérieure déficit commercial, niveau de chômage, taux d’inflation, valeur du dinar, volumes de production ou d’investissement : les principaux indicateurs sont désormais dans le rouge. À quoi il faut ajouter le délabrement ininterrompu des services publics et la prolifération de la contrebande et des activités mafieuses dans les secteurs sensibles : police, justice, douanes, administration, médias… Le tableau s’assombrit chaque jour un peu plus, sans perspective sérieuse de changement.

Le passage de la guerre identitaire à la paix identitaire a entraîné Ennahda et Nidaa Tounès dans une authentique crise d’identité. Auparavant, la guerre élargissait leur audience en exaltant leurs identités concurrentes ; désormais, la paix réduit et rapetisse cette audience, en privant les identités ennemies de leur raison d’être. La désaffection qui en découle frappe les deux partis en tant que tels, mais plus particulièrement leurs dirigeants et plus spécialement encore Béji Caïd Essebssi et Rached Ghannouchi, considérés à juste titre comme les principaux responsables du désordre actuel. Depuis bientôt trois ans, les deux hommes sont de moins en moins soutenus et de plus en plus contestés, non seulement à l’intérieur de leurs mouvements, mais aussi par la population dans sa totalité.

Paradoxalement, ce recul n’a pas profité aux autres partis, que ce soit ceux participant à la coalition gouvernementale ou ceux de l’opposition. Les sondages d’opinion les donnent tous en retrait par rapport à leurs résultats antérieurs, peu reluisants par ailleurs. Inscrits à l’intérieur de la bipolarisation, incapables d’un positionnement indépendant, sans projet crédible pour le pays, ils paient une facture encore plus lourde que celle des deux formations centrales.

La crise d’attractivité et de représentativité concerne ainsi l’ensemble des formations partisanes constituées. Elle indique l’ampleur grandissante du décalage qui sépare la classe politique de la société réelle.

Le jeu politique se joue avec deux personnalités principales, Béji Caïd Essebssi et Rached Ghannouchi, deux hommes d’un âge vénérable3, sans compétences réelles pour diriger la Tunisie, mais pleins de ruse et d’expérience, et dont la complicité tardive n’a jamais été aussi visible que ces derniers temps. Comme si les difficultés que chacun rencontre dans son propre parti le poussaient à se rapprocher de l’autre, pour faire face ensemble à l’adversité.

Un premier ministre très gênant

Le premier ministre Youssef Chahed, lui, est un homme jeune. Issu de l’entourage du chef de l’État, formé dans le giron des services américains de l’agriculture, il ne semblait pas posséder l’envergure nécessaire pour occuper le poste. Mais on a dû l’estimer malléable, puisqu’il avait aidé le père à introniser son fils à la tête de Nidaa Tounès lors du congrès préfabriqué tenu à Sousse huit mois plus tôt.

Comme son prédécesseur Habib Essid, il fait ce qu’il peut, tout en étant complètement dépassé. Lui aussi commence par avaler des couleuvres, puis finit par se rebiffer, parce que les interférences partisanes et claniques l’empêchent de mettre un minimum d’ordre dans les affaires du pays.

En coulisse, on lui cherche un successeur quand, au printemps 2017, les événements se précipitent. Youssef Chahed se sait maintenant sur un siège éjectable. À la même période, dans les régions du sud, les choses dégénèrent et deviennent vite incontrôlables. Frontalier de la Libye et de l’Algérie, le gouvernorat de Tataouine est en ébullition. Des manifestants occupent en permanence la station de pompage d’El-Kamour, bloquant les vannes et empêchant l’écoulement de l’essentiel du pétrole tunisien du Sahara.

Le premier ministre, dont le sort ne tient plus qu’à un fil, joue alors son va-tout et change totalement la donne. Le 23 mai, dans une déclaration solennelle, il annonce que le gouvernement a décidé d’assurer ses responsabilités jusqu’au bout et d’engager un combat sans merci contre la corruption.

Dans la foulée, il fait arrêter un certain nombre d’hommes d’affaires véreux, dont Chafik Jarraya, un personnage interlope, sans doute pas le plus important parmi la nébuleuse mafieuse qui saccage le pays, mais celui qui l’incarne le mieux et est le plus connu en raison de son omniprésence dans les médias et de son arrogance. Il finance en même temps Nidaa Tounès et Ennahda et se prévaut de liens étroits avec les entourages immédiats de Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebssi.

Les décisions de Youssef Chahed, que personne n’espérait plus, provoquent d’abord la stupeur, puis rencontrent un profond écho au sein de la population, dans les classes moyennes comme dans les milieux populaires. Les soutiens arrivent de toutes parts : démonstrations devant la Casbah, prises de position d’intellectuels et d’artistes, mobilisation d’organisations influentes de la société civile, groupes d’appui sur les réseaux sociaux… Ils le propulsent en très peu de temps au centre du jeu politique et modifient en sa faveur les rapports de force existants.

Cette évolution alarme les deux partis majoritaires, qui savent combien les révélations que fait Chafik Jarraya durant son instruction peuvent leur nuire. Mais elle inquiète plus sérieusement encore leurs deux chefs, qui voient soudainement se dresser un postulant plus jeune, devenu du jour au lendemain plus populaire qu’eux. Il peut manifestement mettre en cause leur leadership, notamment dans l’optique de l’élection présidentielle à venir à laquelle ils ont décidé de se présenter ensemble, estimant qu’en procédant ainsi, ils ne laisseront aucun espace aux autres candidats et qu’ils se qualifieront sans peine pour le second tour. Ce qui leur permettrait ensuite, forts de leur légitimité renouvelée, de reprendre leur cohabitation au pouvoir. Les frais vestimentaires engagés par le président d’Ennahda les derniers mois (complets sombres, taillés sur mesure ; cravates en soie ; etc.) s’inscrivent d’ailleurs dans cette optique et visent à lui donner un « look » de présidentiable.

Bref, ils se trouvent dorénavant en présence d’un rival qui peut s’avérer redoutable. Il fallait sans tarder trouver le moyen de le renvoyer au néant d’où ils avaient eu la mauvaise idée de le sortir ! La prudence imposait néanmoins de ne pas se dévoiler tout de suite, sous peine d’apparaître comme voulant protéger les malfrats que Youssef Chahed venait d’envoyer en prison. Pour brouiller les pistes, ils ont d’abord apporté eux aussi leur soutien au premier ministre4, dans l’attente que la dynamique qui le soulevait se tasse d’elle-même et leur offre des circonstances plus propices.

Réveiller l’antagonisme identitaire

Pendant plusieurs semaines, les deux vieux chefs ont eu de nombreuses discussions en tête-à-tête. Début juillet, c’est Rached Ghannouchi qui s’est chargé de planter les premières banderilles. Dans une intervention à Nessma TV, il a exigé de Chahed qu’il fasse une déclaration officielle par laquelle il s’engage à ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2019. Il a justifié la demande en disant que les Tunisiens ont besoin d’être sûrs que le premier ministre se consacre entièrement à son activité gouvernementale et qu’il ne se laisse pas distraire par d’autres préoccupations. Mal préparée, mal conduite, cette première bordée a fait long feu et s’est même retournée contre son auteur, dont l’intérêt personnel en la matière n’est plus un secret depuis qu’il s’est mis une cravate autour du cou.

Il convenait par conséquent de frapper plus durement. De ce point de vue, Caïd Essebsi et Ghannouchi n’avaient qu’une seule arme véritable à leur disposition. Une arme dont ils maîtrisent l’emploi, et qui leur a si souvent permis de l’emporter quand ils voulaient se défendre d’un ennemi ou réaffirmer une domination exclusive sur leurs troupes : réveiller l’antagonisme identitaire.

En intervenant sur ce terrain, le chef de l’État savait pouvoir arriver à remobiliser le camp moderniste autour de sa personne, rétablissant ainsi sa prééminence, neutralisant Chahed et reprenant à son tour l’initiative dans la lutte pour le pouvoir. En exploitant le même ressort, le président d’Ennahda savait lui aussi pouvoir parvenir à restaurer une autorité malmenée parmi ses propres partisans.

Revendication moderniste s’il en est, le discours d’Essebsi du 13 août sur les droits des femmes s’inscrit entièrement dans ce calcul. Exactement comme les annonces de Ghannouchi quelques jours plus tard à la presse, réclamant le rétablissement de l’aumône religieuse obligatoire (zakat) et de l’institution musulmane des biens de mainmorte (habous). Tous les deux, avec des rhétoriques opposées, mais de manière concertée, ont agi en réalité dans un seul et même but : relever un leadership en perte de vitesse, menacé par un outsider qu’ils n’attendaient pas et qui est venu contester leur commune suprématie. Les objectifs étaient évidents :

➞ mettre un terme à la lutte contre la corruption, qui pouvait fortement déstabiliser leurs partis et, s’agissant du chef de l’État, qui risquait de l’éclabousser lui-même à travers son clan familial ;

➞ reprendre l’initiative dans la conduite du jeu politique et rejeter Youssef Chahed vers son statut initial d’acteur de second ordre.

Quand on fait l’effort de replacer les événements dans leur environnement politique objectif, on réalise parfaitement que les sorties du chef de l’État et du président d’Ennahdha n’ambitionnaient nullement d’accorder des libertés supplémentaires aux femmes ni de rétablir des institutions archaïques tombées en désuétude en Tunisie depuis soixante ans. Ces sorties tendaient avant tout à redonner vigueur à leur hégémonie exclusive, chacun sur les siens.

Depuis trois semaines que les polémiques identitaires sont revenues au cœur du débat, on ne parle plus de lutte contre la corruption et de moins en moins de Youssef Chahed. Que peut-il advenir désormais ? Le premier ministre aura toujours la possibilité de reprendre le dessus en constituant un gouvernement homogène — il doit procéder à un important remaniement très bientôt —, et en poussant encore plus loin le combat contre la corruption. S’il le faisait, il regagnerait le terrain perdu mais mettrait de nouveau les deux « cheikhs » sur la défensive.

1Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Ennahda a connu une évolution similaire : ses dirigeants disaient pis que pendre de Nidaa Tounès avant les élections et se sont alliés à lui immédiatement après. Mais les divisions sont restées plus feutrées parmi les islamistes, alors qu’elles se sont étalées au grand jour chez leurs vis-à-vis.

2Le projet de loi visait à suspendre de ses droits politiques le personnel dirigeant ayant servi sous Ben Ali, ce qui aurait privé Nidaa Tounès d’une grande partie de ses cadres et de ses réseaux.

3Rached Ghannouchi a 76 ans et Béji Caïd Essebssi 91.

4Le chef de l’État est allé jusqu’à dire que Youssef Chahed agissait selon ses instructions directes. Beaucoup ont avalé la couleuvre, ignorant peut-être qu’il avait envoyé deux jours auparavant au bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) une énième version de son projet de loi sur la réconciliation économique. Un projet aux objectifs diamétralement opposés, puisqu’il tend à arrêter les poursuites judiciaires pour cause de corruption.

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