Élections législatives au Liban : changer un peu pour que rien ne change

Aucun changement sérieux n’est attendu des élections législatives qui se dérouleront ce dimanche 6 mai pour renouveler la chambre des députés libanaise. Et pour cause : le pouvoir législatif a miné la loi sur la représentation proportionnelle par des dispositions qui l’ont vidée de toute capacité d’induire du changement. Paradoxalement, le pays est en ébullition pour un scrutin dont on s’attend seulement à ce qu’il soit contesté, en raison de débordements sans précédent qui l’entachent déjà.

Affiches électorales au centre de Beyrouth.
India Stoughton

Si une température élevée et le délire sont les symptômes de la fièvre, cela s’applique parfaitement à la situation libanaise. Et à l’approche du 6 mai, date des premières élections législatives depuis 2009, on est dans le pic de cette fièvre. Les bulletins d’information, les rapports sécuritaires et les « urgent » qui tombent en permanence sur les smartphones maintiennent le citoyen sous tension.

Urgent : une bombe désamorcée dans la ville d’Al-Mina
Urgent : des jeunes attaquent un bureau électoral à Beyrouth et s’affrontent avec les partisans d’un candidat X
Urgent : des portraits du candidat X brûlés à Saïda, affrontement avec les auteurs
Bataille à coups de couteau à cause de l’arrachage de portraits du candidat untel...
Un candidat arrêté pour détention de stupéfiants puis libéré

Ce n’est là qu’un petit aperçu des rumeurs sécuritaires qui circulent en « mobile » d’une région à l’autre ; certaines sont fabriquées pour des raisons électorales, d’autres sont le produit « naturel » d’une tension sociale qui existait déjà pour de nombreuses raisons. Et le fait que le pays se trouve sur la ligne de faille d’un possible séisme géopolitique régional n’est pas la plus importante des raisons.

À cela s’ajoutent des éléments surréalistes : par exemple, le ministre de l’intérieur qui supervise l’organisation des élections est lui-même candidat ! C’est le cas aussi de son chef de gouvernement et de 17 autres ministres, tous candidats en étant toujours en poste dans l’exécutif. Et ils n’hésitent pas à utiliser les moyens de l’État mis à leur disposition en tant que ministres.

Mélange des genres

Au Liban, le cumul de la fonction ministérielle avec celle de député est permis, tout comme être candidat à la députation et assurer en même temps la coordination de la Commission de supervision des législatives. Dans le nord du pays, le gouverneur accompagne le chef du Courant du futur dans ses tournées électorales. Les chaînes de télévision se sont transformées en canaux de publicité électorale, leur octroyant une place incroyable dans leurs programmes, en contradiction flagrante avec la loi.

Des consuls et des diplomates étrangers se mêlent des enjeux électoraux libanais avec une effronterie ahurissante. Certains d’entre eux, comme l’ambassadeur saoudien, se permettent de visiter des régions libanaises où vont se dérouler des batailles électorales pour soutenir des candidats, sans même prendre la peine d’en informer le ministère des affaires étrangères. Un découpage des circonscriptions élaboré en fonction des allégeances politiques aux gens du pouvoir et des appétits confessionnels. Une commission de supervision des élections sans efficacité, de l’aveu même de son président, car sans « prérogatives » et qui se retrouve contrainte par la loi à « coordonner » ses activités avec le ministre de l’intérieur, Nohad Machnouk, lui-même candidat.

La représentante de la société civile au sein de la Commission de supervision des législatives, Sylvana Lakkis1 a démissionné, en raison, a-t-elle dit, de « l’ingérence de Machnouk, de sa confiscation de certaines prérogatives de l’instance et du non-versement des fonds destinés à son fonctionnement. »

À cette situation chaotique s’ajoute la méconnaissance des citoyens du nouveau code électoral. Les Libanais n’ont pas assimilé une loi adoptée en juin 2017 en raison de nombreuses dispositions « complexes » élaborées pour permettre aux grandes forces politiques en place de rester au pouvoir. Et comme si cela ne suffisait pas, des fonctionnaires du ministère de l’intérieur chargés de former ceux qui auront la mission de faire le dépouillement des voix ont montré, eux-mêmes, qu’ils ne savaient que dire de certaines dispositions problématiques de cette loi « taillée »2 dans la précipitation en prévision des conférences de soutien au Liban, comme la Conférence de Rome 2 (organisée à la mi-mars) ou la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (Cedre 1) à Paris, le 6 avril dernier.

Saison de la « redistribution des richesses »

L’observateur averti de la finalité de ces élections reste cependant perplexe sur les raisons d’une telle fièvre. Si la proportionnelle « libanisée » permet au pouvoir actuel de revenir pratiquement sain et sauf au Parlement, pourquoi toute cette agitation ? Les abus enregistrés jusqu’à présent sont amplement suffisants pour mettre en cause l’honnêteté de ces élections devant le Conseil constitutionnel avant même les opérations de vote, et c’est une situation sans précédent 3.

La réponse ? C’est « al-maoussem », la « saison » ! Le mot est utilisé aussi bien dans les médias qu’au niveau populaire pour désigner n’importe quel scrutin au Liban. Les élections, municipales ou législatives, constituent une occasion rare pour des citoyens appauvris par les politiques publiques successives d’obtenir un peu d’argent en contrepartie de leur vote. C’est une sorte de « réalisme désespéré ».

De nombreux Libanais pensent qu’il est vain d’essayer de changer un régime politique féroce et enraciné. Certains (la majorité ?) se disent qu’il faut au moins arracher quelques sous à l’occasion. Du coup, ceux qui font de l’esprit qualifient l’échéance des élections législatives de « saison de la redistribution des richesses ».

Une aubaine pour les télévisions

La « saison » est également une opportunité de travail pour de nombreux secteurs en situation de récession. Les imprimeries, par exemple, attendent avec impatience les élections municipales ou législatives. Outre les posters géants, les affiches et les banderoles de soutien tendues au-dessus des têtes dans les rues ou couvrant les murs des villes et des villages, les imprimeries confectionnent également les listes que les candidats tentent de mettre entre les mains des citoyens aux portes des bureaux de vote — chose que la nouvelle loi électorale interdit, la confection des listes étant strictement réservée au ministère de l’intérieur.

Pour les télévisions, le maoussem est une aubaine sonnante et trébuchante qui arrive à travers les publicités électorales et des programmes transformés en propagande politique déguisée (selon la commission de supervision des élections elle-même) pour compenser un marché publicitaire en reflux en raison d’une situation économique dégradée dans l’ensemble de la région. Quant à l’égalité de traitement entre les candidats dans les médias, les optimistes n’ont plus qu’à l’oublier.

Le secteur des transports n’est pas en reste. Le prix de la location des bus électoraux qui transportent les électeurs aux frais du candidat vers les bureaux de vote augmente. La réservation d’un bus pour une journée coûte entre 200 et 300 dollars (167 et 251 euros). Il faut compter également les bus que réservent les candidats fortunés pour transporter les gens aux meetings électoraux.

S’agissant de ceux qui ont les moyens, une des « perles » de la nouvelle loi électorale (article 58) fixe le plafond des comptes de campagne à 150 millions de livres libanaises (84 000 euros) pour chaque candidat et le même montant pour chacun des membres d’une liste électorale. Ce qui fait un montant cumulé de 200 000 dollars (180 000 euros). Une liste avec dix candidats peut ainsi entraîner des dépenses jusqu’à deux millions de dollars, en conformité avec la loi. Ce qui constitue une somme énorme et consacre légalement l’inégalité entre les candidats. Surtout si on y ajoute les 5 000 livres (2,78 euros) que le candidat a le droit de dépenser pour chaque électeur de sa circonscription, selon le même article 584.

Billets d’avion offerts aux électeurs

Un élément nouveau a été introduit dans la loi électorale avec le vote des expatriés dans les pays arabes (27 avril) et dans les autres pays (29 avril) où il existe des ambassades et des consulats libanais. Sur le plan formel, la disposition est excellente. Elle donne aux expatriés libanais, dont le nombre est le double des résidents, la possibilité de participer à l’avenir d’un pays qu’ils ont quitté ou qu’ils ont été amenés à quitter du fait des politiques menées par le pouvoir depuis l’accord de Taëf (30 septembre 1989) qui a mis fin à la guerre civile libanaise.

Les optimistes diront que cette disposition est de nature à limiter la corruption des expatriés avec le billet d’avion « pour rendre visite à la famille et… voter » — un billet payé, bien entendu, par le candidat. Mais c’était sans compter avec « l’alchimie libanaise ». La nouvelle loi sur les dépenses électorales énonce franchement une légalisation de cette forme de corruption électorale. La loi dispose en effet que le candidat a le droit de « prendre en charge le prix des billets d’avion de ses électeurs » afin qu’ils puissent venir au Liban pour voter malgré la disponibilité de bureaux de vote dans les pays où résident les expatriés libanais.

La palme en matière de ruse revient peut-être à quelqu’un qui complote contre le duo chiite Amal-Hezbollah dans la région de la Bekaa. Il a proposé tout simplement aux électeurs, majoritairement chiites, un billet d’avion gratuit pour visiter le mausolée de l’imam Hussein en Irak, un voyage aussi tentant que la visite du Vatican pour des catholiques fervents. Les électeurs ont relevé cependant une chose étrange : la date de la visite avec prise en charge totale coïncidait avec la date du 6 mai, le jour du déroulement du scrutin.

L’heure de l’amnistie générale

Comme c’est le maoussem, c’est donc un bazar ouvert à toutes les possibilités. Des parents des personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt dans la Bekaa (à majorité chiite) ont bloqué la route à plusieurs reprises pour réclamer une amnistie générale. Ils ont été rejoints par les parents des islamistes (sunnites) arrêtés et poursuivis pour implication dans des actes terroristes et des agressions contre l’armée libanaise. Ces derniers ont organisé des sit-in mouvants dans le nord du pays et à Saïda pour réclamer, eux aussi, une amnistie générale pour leurs enfants, faute de quoi ils retireraient leurs voix aux « leaders » de ces communautés et à leurs candidats. Et voilà que les enseignants du secteur privé obtiennent également un engagement du ministre de l’éducation, candidat lui aussi, sur le paiement des augmentations de salaires avec effet rétroactif… sur le compte du trésor public !

La contagion est telle que le Comité des parents des personnes enlevées durant la guerre civile libanaise (1975-1989) a essayé à son tour de faire entendre ses exigences. Il a mené une campagne suivie d’une conférence de presse pour signifier que les familles des personnes enlevées (le chiffre évoqué est de 17 000 personnes enlevées, donc lire 17 000 familles) ne voteront que pour ceux qui promettent d’inscrire leurs revendications dans leurs programmes. Parmi ces revendications, la création d’une banque d’ADN afin que le sort des personnes enlevées ne soit pas oublié à la mort de leurs parents. Mais il est hautement improbable que la demande soit prise en compte par ceux qui sont au pouvoir actuellement, et pour cause : les plus puissants d’entre eux sont justement ceux qui ont participé à la guerre civile et sont responsables de la disparition de la plupart des ces personnes. Depuis qu’ils se sont accordé l’amnistie en mars 1991, ils refusent de reconnaître leur responsabilité et de révéler le sort de ces disparus.

Opportunisme de la classe politique

Si les citoyens saisissent l’opportunité de la « saison » pour obtenir satisfaction à certaines de leurs demandes, l’opportunisme a un autre goût s’agissant des partis en lice dans les élections. La manière dont sont confectionnées les listes constitue un spectacle très éloquent. On attend du système des listes la défense d’idées, de plans ou de programmes qui rassemblent et justifient une alliance. Or, la plupart des candidats libanais actuellement au pouvoir (ministres, députés, chefs de gouvernement) ne semblent avoir constitué leurs listes que dans un seul but : obtenir leur siège au Parlement par n’importe quel moyen. Pour cela, certains n’hésitent pas à s’allier avec ceux qu’ils considéraient il y a peu comme autant d’incarnations du diable. Ces alliances opportunistes ont accentué la confusion des Libanais, fortement soumis aux clivages communautaires pour des raisons électoralistes. Ils ne comprennent pas comment ils doivent avaler la couleuvre du nouvel « allié » qui était présenté comme le diable dans le passé et pour lequel ils doivent voter aujourd’hui ! Ni comment ils peuvent voter pour lui dans une circonscription et contre lui dans une autre.

Seul le rassemblement Koulouna Watani (Nous tous, mon pays), reste en dehors de ces pratiques immorales. En sont membres l’ancien ministre Charbel Nahas et son courant Mouwatinoun wa mouwatinat fi Dawla (Citoyens et citoyennes dans un État), le parti communiste libanais qui a refusé de s’allier aux partis du pouvoir. On y retrouve également des collectifs de la société civile qui ont émergé durant la « crise des ordures » comme Badna nhasseb  (On veut des comptes), Tal3ate rihatkoum (Vous puez) et d’autres. Il est cependant improbable que ce rassemblement obtienne un nombre élevé de sièges en raison de cette loi électorale inique. Avec des moyens limités, ce groupe qui ne compte que sur son financement propre n’est pas parvenu à présenter des listes dans plusieurs des quinze circonscriptions.

Il y aurait beaucoup plus à dire sur les « merveilles » de cette nouvelle loi électorale qui exprime deux choses à la fois : la fertile imagination des profiteurs du statu quo, et leur capacité à imposer ce qu’ils veulent d’une part, et la grande impuissance citoyenne à provoquer un changement viable d’autre part.

Les élections vont donc avoir lieu à la date prévue. Les élus reprendront leurs sièges en faisant mine d’avoir changé et en laissant entendre que la majorité des citoyens ne veut pas les remplacer. Comme on dit quand on veut exprimer une situation d’impuissance : Allah Ghaleb ! (on n’y peut rien !)

1Sylvana Lakkis préside l’Union des handicapés du Liban ; elle représente la société civile au sein de la commission de supervision des élections législatives.

2Dans un article publié par Al-Akhbar, Wafik Kanso a rapporté le constat fait par des chefs de bureau qui ont participé à des séances de coaching sur les opérations de dépouillement des voix en conformité avec la nouvelle loi. « Des chefs de bureau qui participaient à trois groupes différents ont découvert que leurs coaches du ministère de l’intérieur avaient donné trois réponses différentes à une même question ».

3Le Conseil constitutionnel fonctionne actuellement par défaut, le mandat de ses membres ayant pris fin depuis près de trois ans. Pour des raisons obscures, le conseil des ministres n’a pas pris d’initiative au cours des dernières années pour désigner de nouveaux membres, la chambre des députés non plus. Le Conseil constitutionnel est désigné de manière paritaire par les pouvoirs exécutif et législatif. Il continue ainsi à fonctionner sur la base de l’article 4 de son règlement intérieur (situation d’exception).

4La nouvelle loi électorale fixe en son article 58 les dépenses électorales. De nouvelles dispositions ont été introduites qui permettent aux candidats de payer les frais de transport des électeurs venant de l’étranger et les dépenses pour les sondages. D’anciennes dispositions permettant de couvrir les frais de transport des électeurs et des participants aux campagnes électorales ont été maintenues.

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