Le cinéma du monde arabe perce l’écran des stéréotypes

Lors du festival Gabes Cinema Fen qui s’est tenu du 12 au 18 avril, des professionnels arabes du cinéma se sont interrogés sur les contraintes qui pèsent sur leur création cinématographique. Néanmoins, dépendance financière, subordination au regard de l’Autre et faiblesse du public ne sont pas des écueils insurmontables.

« Est-ce que nous arrivons à nous raconter nous-mêmes ? » C’est par cette formule que Fatma Cherif, réalisatrice tunisienne et déléguée générale du Festival Gabes Cinema Fen résumait l’inquiétude partagée des réalisateurs arabes lors d’un panel organisé dans le cadre de ce nouveau rendez-vous annuel du cinéma indépendant à Gabès, dans le Sud tunisien. Entre, d’une part, les injonctions politiques à servir un projet national (même si le temps des films de propagande est révolu) et morales à représenter l’identité arabo-musulmane, et d’autre part, les préjugés orientalistes véhiculés par l’industrie cinématographique occidentale, les films arabes peuvent-ils être le juste reflet de la réalité ?

L’art, principe d’ouverture

Ikbal Zalila, critique et universitaire, a délibérément pris la question à contre-pied pour tenter une sortie par le haut à cette angoisse identitaire : « Mon point de vue sur le cinéma n’est pas géopolitique. Je ne regarde pas les films à partir de leur origine et de considérations identitaires, mais comme des propositions artistiques, pour leur apport au langage cinématographique. Les cinéastes latino-américains ou asiatiques ne sont pas restés enfermés dans l’assignation à exprimer leur identité ». Assignation à laquelle s’est confronté, par exemple, Mourad Bencheikh lorsque son court-métrage Le pâtre des étoiles a été refusé au festival de Clermont-Ferrand en 2004 au motif que son film était « précieux et esthétisant. Pas représentatif du monde arabe ». « À nous l’art, à vous l’expression ! », résume-t-il.

Tandis que les cinéastes occidentaux évoluent dans le champ de la création artistique, les cinéastes arabes sont cantonnés, eux, à représenter leur réalité supposée. Dans cette hiérarchisation des créations, aux yeux des critiques européens et notamment français, les films issus du monde arabe vaudraient davantage par leur sujet que par leur forme. Une complaisance de mauvais aloi sous ses dehors bienveillants.

Le « nous », prison et nécessité

Dans ces conditions, le « nous » que devrait représenter le cinéma serait une prison contre laquelle se défend Fatma Cherif, par exemple, qui revendique la multiplicité de ses influences culturelles. Mais si le principe d’ouverture, l’appartenance au champ de l’art cinématographique, mis en avant par Ikbal Zalila est un rappel indispensable et libérateur, il ne dissipe pas le malaise. Sans la définition d’un principe de clôture, les cinéastes arabes sont en effet exposés à deux risques : que « tous les films finissent par se ressembler », comme le relève Houda Ibrahim, journaliste et critique de cinéma, ou bien que le « nous » qu’ils donnent à voir soit défini par le regard de l’autre.

La notion de représentation est chargée dans la création artistique de la même ambivalence que dans le langage politique : représenter, est-ce « parler au nom de » ou bien « donner une image de » ? S’il est légitime pour un artiste de s’affranchir de l’obligation de « parler au nom de », il est illusoire de penser que la construction d’une réalité filmique n’entretient aucun rapport avec le cadre où elle s’élabore, ni avec le réel auquel elle se réfère, même médiatisé par la vision du réalisateur. « Qu’est-ce que le cinéma si ce n’est l’expression d’une identité et d’une âme ? », interroge Houda Ibrahim.

Le cinéma est un art de la représentation, mais aussi un espace de liberté, de transgression, de critique, d’avant-garde annonciatrice, voire de fantaisie… où la subjectivité est souveraine. L’authenticité et la fidélité auxquelles il est tenu s’arriment à un autre ancrage que celui de la stricte ressemblance ou d’une identité figée. Elles s’ancrent plutôt dans la manière dont chaque artiste vit le « nous » auquel il ou elle appartient.

Coproduction et distorsion

Or, dans cette relation entre l’artiste et son œuvre s’interpose dans le cinéma — industrie coûteuse — plus qu’ailleurs, le pouvoir de l’argent. En l’occurrence celui des producteurs et plus précisément celui des coproducteurs européens, longuement évoqué durant les débats à Gabès.

Le pouvoir écrasant que détient celui qui finance sur le point de vue de l’artiste se double, en l’occurrence, de l’héritage de la relation coloniale. Celle-ci place le producteur européen dans une position de surplomb puisqu’il est persuadé de se situer naturellement sur le plan de l’universel auquel l’artiste du Sud ne peut (ne doit ?) qu’aspirer, et donc subordonner ses questionnements et ses désirs. « Il est impossible de prétendre que les coproductions Nord/Sud sont innocentes », assure Houda Ibrahim. Elles orientent consciemment ou non la création, qu’elles financent selon les préoccupations du public occidental.

De manière très concrète, la distorsion qu’introduit le système de la coproduction tient aux contraintes qu’il impose. Les fonds français imposent par exemple la nationalité française pour les premiers postes de la fabrication du film — direction de la photo, opérateurs, montage… —, cassant ainsi l’homogénéité de l’équipe autour du réalisateur et la symbiose entre les différents maillons de la création. Au point que certains techniciens des pays arabes cherchent à obtenir une nationalité européenne afin de ne pas condamner leur carrière et de pouvoir travailler sur les grandes productions de leur propre pays.

Contraintes encore dans la nationalité des comédiens ou les lieux de tournage. Abbas Fahdel, le réalisateur irakien de Homeland, Irak année zéro a confié à quel point, par exemple, le tournage de L’Aube du monde (2008) avait été un cauchemar pour lui, obligé d’embaucher trois professeurs irakiens pour tenter de donner, en vain, un accent crédible aux comédiens, de tourner en Égypte alors que le film se déroule en Irak, de confier la musique à un compositeur allemand dont la première proposition était un pastiche orientaliste…

Les producteurs français imposent aussi qu’une partie des dialogues soit en français, ce qui oblige à inclure des personnages francophones, au détriment parfois de la cohérence du scénario, voire à doubler les prises, en arabe puis en français. Toutes ces contraintes explicites donnent des films qui sonnent faux.

Les femmes, figures imposées

Mais la contrainte ne se limite pas à ce cahier des charges explicite. Elle relève surtout de l’imaginaire que ce regard externe porte sur le monde arabe et dans lequel il cantonne l’expression de son cinéma. Sans surprise, c’est la représentation des femmes qui est mise au cœur du discours. Les figures imposées oscillent entre la femme victime et la femme affranchie par la libération du corps, comme si l’émancipation passait nécessairement par l’érotisation. Une situation que relève par exemple Mona Hala, actrice égyptienne qu’on a vue récemment dans Exterior/night (Ahmad Abdalla, 2018) : « Quand je tourne dans un film coproduit, je sais qu’il traitera d’un des cinq ou six sujets qui nous sont alloués autour d’une femme battue, ou d’un homosexuel réprimé ». Hors de ces images d’Épinal, point de salut. On pourra relire Frantz Fanon1« Ayons les Femmes, le reste suivra », « On veut faire honte à l’Algérien du sort qu’il réserve à la femme » — pour déceler les intentions dans cette « sollicitude » européenne pour les femmes arabes. Plus récemment, la radicalisation est devenue l’une des obsessions payantes de l’Occident dans son regard sur le monde arabe.

L’ancrage dans un public

Faut-il bannir la coproduction européenne ? Le procès à charge mérite plus que des nuances. D’abord, parce que cette source de financement permet de traiter de sujets difficiles à aborder dans certains contextes nationaux, d’autant que tous les États arabes n’ont pas de système de subventions. Ensuite parce qu’elle permet aux films arabes d’accéder aux festivals internationaux et au public européen pour y apporter justement une autre vision. Enfin parce qu’il existe des producteurs ouverts à une expression authentique.

Dans le biais qu’introduisent les dispositifs de coproduction, « les responsabilités sont partagées et celle des réalisateurs du Sud me paraît l’emporter », estime Ikbal Zalila. Ce sont eux qui choisissent d’aborder les sujets dans l’air du temps garantissant par exemple une projection à Cannes, qui se contentent de recettes commerciales et d’abonder dans les clichés pour s’assurer une carrière.

« Le chainon manquant, en Tunisie du moins, relève encore Ikbal Zalila, c’est l’accompagnement de la création cinématographique par un mouvement intellectuel, une lecture académique, une critique. Cette absence a laissé longtemps le cinéma tunisien se complaire dans la répétition des clichés et le cinéma de hammam ». Mais ce n’est pas seulement ce retour savant qui manque, c’est aussi le feedback du public, limité par l’étroitesse de la diffusion dans la plupart des pays arabes. C’est non seulement la base matérielle qui fait défaut, alors qu’elle permettrait de rentabiliser des productions sur le marché local, mais la reconnaissance d’un public qui se sente concerné par les sujets, raconté par les histoires, touché par l’esthétique des films.

La production cinématographique arabe n’échappe pas à ce qui constitue le ressort des économies dépendantes : son extraversion, avec la relation de dépendance extérieure et de domination intérieure qu’elle induit. Dans la mesure où ses ressources matérielles (les financements) et symboliques (renommée et carrière) dépendent davantage du marché européen que du marché local, il est tentant non seulement de se plier à ses contraintes, mais aussi d’en intérioriser le regard et ainsi de confisquer l’expression (comme la représentation politique) des populations.

Une décolonisation de l’art

Les évolutions sociales et politiques du monde arabe ont commencé à fissurer cet écran. Une nouvelle génération montre qu’il est possible de dépasser les contraintes de l’assignation identitaire et de concilier l’ancrage dans une réalité et l’inscription dans le champ de l’art : celle d’Ala Eddine Slim, réalisateur de The Last of Us (2016)2, commencée dans l’indépendance complète et à présent remarquée par la critique européenne, non pour sa représentativité du monde arabe, mais pour l’audace de son langage cinématographique.

Malek Bensmaïl, réalisateur algérien de documentaires à qui le festival a consacré une rétrospective, revendique son ancrage au point de « se mettre dans la peau du spectateur algérien, même quand [ses] films sont censurés en Algérie ». Il revendique aussi son recours aux coproductions étrangères, afin que « notre cinéma soit en lien avec le reste du monde ». Il démontre par son expérience qu’il est possible de se réapproprier l’image de soi et de convaincre les producteurs européens de laisser le réalisateur exprimer sa vision.

Le Festival Gabes Cinema Fen veut être à la fois rendez-vous d’une production émergente et de plus en plus étoffée et l’espace d’une réflexion dont les termes pourraient être : « Comment se débarrasser de l’Autre qui nous regarde ? », selon l’historien algérien Daho Djerbal dans le documentaire de Malek Bensmail (La bataille d’Alger, un film dans l’histoire, 2018).

Au fond, et c’est l’origine de l’inquiétude dont Fatma Chérif se faisait l’interprète (« Est-ce que nous arrivons à nous raconter nous-mêmes ? »), la perspective dans laquelle s’inscrit la démarche amorcée à Gabès est celle de la décolonisation de l’art qui pourrait fournir un cadre conceptuel utile à la poursuite de la réflexion.

1L’an V de la révolution algérienne, 1959.

2Son nouveau film Tlamess (coproduit par une société française, Still moving) sera projeté à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs.

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