Le pragmatisme conservateur des islamistes au Maroc

Comparée aux autres expériences de l’islam politique dans la région au lendemain des soulèvements arabes, celle des islamistes marocains à la tête du premier gouvernement de coalition composé après les modifications constitutionnelles semble réussie, du moins en apparence. Alors que des réformes économiques et sociales douloureuses sont votées sous la pression du FMI et que des activités salafistes se poursuivent et inquiètent le Palais, les islamistes du Parti justice et développement sont parvenus à surmonter plusieurs épreuves qui auraient pu les conduire aux mêmes déboires que leurs alliés idéologiques dans les autres pays arabes.

Le Premier ministre Abdelilah Benkirane devant l’auditoire des Assises nationales de la fiscalité, organisées le 3 mai 2013 à Skhirat.
Magharebia, 7 juin 2013.

Dans un contexte régional de recul des Frères musulmans, le chef du Parti justice et développement (PJD) Abdelilah Benkirane peut se targuer — comme il le fait souvent — de la résistance de son gouvernement aux tentatives de déstabilisation de ses adversaires politiques. Il l’a ainsi réaffirmé lors du rassemblement des sympathisants de son parti à Errachidia le 16 mars 2015. Le parti utilise un discours simple et accessible pour obtenir l’adhésion populaire la plus large à sa politique de réforme qui se heurte, selon lui, à l’opposition farouche des groupes d’intérêts et des lobbys de corruption. De cette manière, les islamistes institutionnels1 tentent de compenser leur déficience en matière de gouvernance et de décision par un lien permanent avec la population, en reconnaissant, non sans populisme, leur difficulté à apporter les réformes promises et en admettant leurs erreurs. Ils jubilent, semble-t-il, de constater l’impact de leur discours politique emphatique et émotionnel, et leur capacité à préserver la base populaire qui les a portés au pouvoir lors des élections anticipées de 2011. En effets les derniers sondages révèlent que leur popularité se maintient.

S’assurer les bonnes grâces du Palais

« J’ai clairement dit aux Marocains, depuis que j’ai été nommé par Sa Majesté le roi, que s’ils cherchaient un premier ministre qui se heurte à leur roi au sujet de prérogatives et autres, ils devraient chercher quelqu’un d’autre. » Ainsi s’exprime le leader du « parti de la Lanterne » (la lanterne étant le symbole du PJD) dans un entretien. Benkirane se plaît à répéter ces paroles fortes pour décrire ses relations avec le roi, et à insister sur son respect des hiérarchies qui mettent le Palais au-dessus du gouvernement.

La pérennité du PJD au gouvernement s’explique par le pragmatisme de ses leaders dans le traitement du rapport des forces en présence sur la scène politique, rapport produit par la nature même du pouvoir au Maroc. Les leaders ont compris que la clé de leur pérennité est d’éviter la confrontation avec le Palais. Aussi, à plusieurs reprises, le premier ministre a multiplié les messages positifs à l’intention du Palais, répétant qu’il travaillait sous la tutelle du roi sans la moindre intention d’outrepasser son champ de compétence. Le premier ministre a cédé certaines de ses propres prérogatives au profit du Palais. Les islamistes justifient ces replis en usant habilement de l’argument moral et rhétorique selon lequel la monarchie n’enfreindra pas la Constitution qu’elle a elle-même acceptée, et qu’en l’occurrence, le gouvernement fait confiance au Palais.

C’est ainsi que le premier ministre a obtempéré à la volonté du roi qui l’a désigné pour assister au dernier sommet arabe à Charm El-Cheikh en Égypte (mars 2015), l’obligeant de fait à rencontrer le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi et le mettant en porte-à-faux par rapport aux positions naturelles de son propre parti pour lequel le changement survenu le 3 juillet 2013 au Caire est un « coup d’État ». Le premier ministre a justifié plus tard cette situation en disant que la politique étrangère était le domaine réservé du roi, devant qui le gouvernement était tenu de s’incliner.

Malgré le zèle politique du PJD, son chemin n’était pas pour autant semé de fleurs, et la relation entre les deux parties pas totalement limpide. De nombreuses crises ont révélé des tensions et des frictions. Citons ici la crise du cahier des charges des chaînes télévisées publiques, quand le roi lui-même a dû arbitrer pour contester et modifier le projet de loi porté par Moustapha Al-Khalafi (avril 2012), ministre de l’information et membre du PJD. De même, la décision royale prise en 2013 qui ordonne l’arrestation de policiers et de douaniers impliqués de manière avérée dans des affaires de corruption et de maltraitance à l’égard d’émigrés marocains aux postes-frontières. Sans oublier l’interdiction d’un rassemblement du PJD à Tanger le 1er septembre 2012, auquel le premier ministre lui-même devait assister ; l’interdiction est prononcée par le ministère de l’intérieur, dont le portefeuille est tenu par Mohand Laenser du parti du Mouvement populaire proche du Palais, et motivée par des raisons de sécurité et de maintien de l’ordre.2

Pour répondre aux critiques portant sur l’ingérence du Palais dans les affaires du gouvernement, le PJD laisse aux cadres de second rang du parti ou de l’association prosélyte qui lui est rattachée (Unité et Réforme) le soin de monter au créneau pour critiquer ces « abus », dans un partage clair des rôles.

Rupture avec les Frères musulmans égyptiens

Un pragmatisme inattendu du PJD s’est révélé à plusieurs reprises à travers de nombreuses concessions douloureuses. Au milieu de l’année 2013, le PJD a dû s’allier avec son redoutable adversaire politique, le parti du Rassemblement national des indépendants (RNI)3. Cet épisode survient à une période où la pression sur les mouvements islamistes est à son paroxysme, après la destitution de leurs pairs en Égypte. Le PJD comprend alors que son expérience est menacée malgré la différence de contexte. Il se distancie donc clairement du mouvement des Frères musulmans et s’emploie à montrer la différence entre les deux parcours. Le PJD choisit de poursuivre son expérience au gouvernement et de payer le prix de ce choix. Il s’associe avec le RNI — proche du pouvoir —, un adversaire dont il a souvent mis en doute l’intégrité des leaders, qu’il accusait de corruption et de dépendance vis-à-vis de centres d’influence hostiles. Benkirane accepte alors de confier des portefeuilles importants à des personnalités proches du Palais, qu’elles soient membres du RNI ou ministres indépendants (dont le deuxième gouvernement a vu le retour en force). Il cède ainsi les affaires étrangères, l’intérieur et les finances, au terme de négociations difficiles et humiliantes.

Le choix de s’adapter aux contraintes du réel n’est pas nouveau de la part des islamistes du PJD, mais il trouve son explication dans l’histoire du parti. Il est inexact d’imaginer que le PJD est un simple prolongement de l’organisation des Frères musulmans en Égypte. Il est issu de la fusion en 1996 d’une partie des militants islamistes avec le parti du Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPDC), proche du Palais et fondé par Abdelkrim Al-Khatib, qui a fourni un cadre à l’action politique. Ces islamistes avaient fait plusieurs concessions pour être acceptés sur la scène politique, dont la plus importante était de renoncer au référent égyptien et de reconnaître le pouvoir en place. Le parti a aussi cédé, lors de nombreuses échéances électorales, devant les pressions exercées par le ministère de l’intérieur qui s’employait à limiter sa participation.

Combattre la corruption financière

Il sera difficile d’attribuer au seul PJD le bilan gouvernemental, positif ou négatif, puisque ce dernier dirige une coalition de quatre groupes aux sensibilités idéologiques opposées : le Parti du progrès et du socialisme (PPS, de gauche, ancien Parti communiste), le Rassemblement national des indépendants (RNI), le Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC) et, enfin, les technocrates proches du palais. On peut néanmoins avancer que le bilan reste modeste — du moins si on le compare avec les objectifs électoraux fixés par le PJD lors des élections de 2011, lorsqu’il avait promis de combattre les lobbys de corruption et les foyers d’abus de pouvoir dans tous les secteurs.

Très vite, la différence entre le discours électoral et la pratique, en particulier dans les politiques des ministres du parti, va se creuser. Le premier ministre justifie, dans un discours très important, son manquement à tenir les promesses de combattre la corruption financière et l’économie rentière qui ont constitué le nerf de l’État pendant des décennies, en affirmant qu’il s’inspire d’un verset du Coran dans sa démarche politique :

Qu’Allah pardonne le passé. Qu’il inflige le châtiment si celui-ci revient.
Sourate Al-Mâ’ida, la Table : 95.

Les islamistes du PJD multiplient les messages rassurants selon lesquels ils n’ont nullement l’intention de se heurter au monde de la finance dans le pays, du moins au cours de cette période, ni d’en entraver le fonctionnement, de peur de ralentir l’économie et de dissuader les porteurs de capitaux à l’intérieur comme à l’étranger. La publication de la liste des licences octroyées pour les véhicules de transport public fait office de test après que de nombreuses irrégularités ont été dénoncées dans les médias. Le ministère de l’équipement sonde en réalité la réactivité du PJD à s’emparer du sujet pour régler des dossiers de corruption. Le parti choisit l’apaisement, pour éviter une confrontation qui l’entraînerait dans une guerre d’usure avec un dispositif prêt à défendre avec férocité ses prérogatives. Le discours officiel l’amène alors à brandir un autre slogan : « Nous ne sommes pas ici pour faire la chasse aux sorcières », et les représentants du PJD au gouvernement se montrent encore plus soucieux d’éviter les clashs avec les centres de décision.

Par ailleurs, le PJD n’a pas hésité à élaborer des lois de réforme sociale et économique que les gouvernements précédents n’avaient pas osé proposer de peur de la réaction populaire, tant elles affectent négativement le pouvoir d’achat. Dictées par les changements du cours du pétrole sur les marchés internationaux, ces mesures mettent en place la diminution progressive des subventions des produits de base, la levée complète de celles pour les carburants, l’augmentation des prix des produits alimentaires et de l’électricité et le report de l’âge de la retraite. Elles ont été plus farouchement défendues par les islamistes que les autres au sein du gouvernement qui les considérait comme indispensables au maintien de l’équilibre économique — nonobstant leur rigueur.

Les islamistes de Justice et développement ont fait montre d’un pragmatisme excessif dans leur tentative de préserver leur position au pouvoir à n’importe quel prix, y compris celui de revenir complètement sur des positions adoptées antérieurement. Alors que le parti insiste pour montrer qu’il est resté à l’abri des affaires de corruption et d’abus de pouvoir, il n’a pas fait le moindre effort pour moderniser l’appareil d’État : il a plutôt adopté une stratégie manœuvrière pour faire face aux structures du pouvoir économique et politique.

1Expression utilisée pour désigner les islamistes du Parti justice et développement (PJD) qui ont accepté de jouer le jeu des règles institutionnelles, par opposition aux organisations salafistes et à Al-Adl wal-Ihsane.

2Dans le second gouvernement Benkirane, recomposé en octobre 2013, c’est Mohamed Hassan, un indépendant, donc un proche du Palais également, qui a été nommé ministre de l’intérieur.

3Parti politique fondé en 1978 par Ahmed Osman, le beau-frère du roi Hassan II.

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