Bande dessinée

Les audaces de la nouvelle bande dessinée arabe

Depuis 2011, la bande dessinée connaît un essor fulgurant, dans des formes jusque là inédites dans le monde arabe. Dans la plupart des pays de la région, une nouvelle génération d’auteurs connectés, le plus souvent regroupés en collectifs invente une « scène BD » arabe aux références communes, entre l’évocation du quotidien, la critique sociale, l’expérimentation et les récits de l’intime, dans des contextes socio-politiques et économiques presque toujours difficiles.

Couv. de « La nouvelle bande dessinée arabe » chez Actes Sud
Dessin de Migo, extrait de la nouvelle « Les poissons ».

En octobre 2015, le premier festival Cairo Comix rendait hommage à l’Égyptien Mohieddine Ellabad, illustrateur d’albums pour enfants, caricaturiste de presse, éditeur et « penseur de l’image », écrit Mathilde Chèvre dans La nouvelle bande dessinée arabe (Actes Sud, 2018). Les jeunes illustrateurs d’aujourd’hui sont nombreux à se considérer comme « les enfants d’Ellabad » et d’une génération d’illustrateurs qui, au lendemain de la guerre israélo-arabe de 1967, voulaient offrir aux enfants la vision d’un avenir meilleur. La création des années 1970 était alors portée par l’idéologie de son temps : pan-arabe, engagée dans la cause palestinienne, et à la recherche d’un style graphique, d’une « image arabe ». Le lien entre l’engagement politique et l’illustration était déjà là.

Les périodiques illustrés existent depuis près d’un siècle dans le monde arabe. Avec deux tendances fortes : les magazines pour enfants, qui émergent dès les années 1920, entre récits traditionnels et traductions de Tintin ou de Mickey Mouse, et la caricature de presse, « geste journalistique des plus téméraires » qui coûtera la vie au dessinateur palestinien du petit personnage d’Handala, Naji Al-Ali, abattu dans une rue de Londres en 1987, rappelle Jonathan Guyer dans La nouvelle bande dessinée arabe (Actes Sud, 2018). C’est de son vivant qu’au début des années 1980, de jeunes artistes se rassemblaient à Beyrouth pour inventer la bande dessinée pour adultes du monde arabe, avec ce double héritage de l’illustration et de la caricature politique. En 1980 paraissait, en pleine guerre civile libanaise, une première BD pour adultes avec Carnival de George Khoury, dit « Jad ». Dans la foulée, en 1986, naissait à son initiative un des tout premiers collectifs d’auteurs et d’illustrateurs, Jad Workshop, qui disparut après l’album Min Beirut (1989) et une première exposition, « Out of communication », en 1992. « Les gamins qui ont vécu la guerre [du Liban] sont devenus dessinateurs », dit Lena Merhej, cofondatrice de Samandal, rapporte Jonathan Guyer.

Le brûlot « Métro »

Puis ce fut un long silence, jusqu’à ce que le collectif libanais Samandal et sa revue éponyme prennent le relais en 2007. En Égypte, Métro de Magdy Al-Chafy, paru en 2008, « faisait passer un souffle puissant de liberté d’expression au cœur d’une dictature agonisante, ce qui lui valut d’être l’album le plus commenté dans les médias égyptiens », raconte George Khoury dans son introduction au catalogue de l’exposition « Nouvelle génération, la bande dessinée arabe aujourd’hui » de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême (25 janvier au 4 novembre 2018).

Magdy Al-Chafy, Metro, 2008

Si le collectif libanais et l’Égyptien Al-Chafy en tant qu’individu sont les pionniers de cette jeune bande dessinée d’expression arabe, le format fanzine du premier a cependant largement pris le pas sur les œuvres individuelles. Les formes courtes sont privilégiées ; pas de récits à rallonge ni « à suivre », on passe d’un sujet à l’autre. La raison principale est peut-être à trouver dans une certaine précarité, car on ne sait jamais si le prochain numéro va pouvoir paraître, soit pour des raisons financières, soit pour des raisons de censure. C’est pourquoi, après Métro, les longs romans graphiques se sont faits rares, et ceux qui ont pu être publiés l’ont été dans des maisons d’édition étrangères, en français ou en anglais. C’est le cas de Zeina Abirached, Hamid Sulaiman (Freedom Hospital, Ça et là), Barrack Rima (Beyrouth, la trilogie, Alifbata), Kamal Hakim, Ralph Doumit (Nisida 1913, Arcane) et les publications de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA).

Hamid Sulaiman,Freedom Hospital

La production des albums de BD et surtout des romans graphiques dépend, elle, de maisons d’édition et par conséquent de réseaux de diffusion conventionnels. L’absence de maisons d’édition locales spécialisées la rend difficile et aléatoire, d’autant que les éditeurs ne bénéficient pas de subventions privées, contrairement aux collectifs. La voie de sortie est alors dans le numérique, qui permet tout à la fois de contourner une censure – politique ou religieuse — de plus en plus oppressante et de se passer des circuits de diffusion habituels. Une plate forme virtuelle de « diffusion de l’interdit » s’est créée sur les réseaux sociaux, dont l’exemple le plus édifiant est celui du collectif d’artistes syriens anonymes qui publient leurs travaux sur une page Facebook intitulée « Comic4 Syria ». Le Marocain Hicham Habchi a aussi diffusé Ramadan Hardcore sur Internet.

Hicham Habchi, Ramadan Hardcore

Le casse-tête de la langue

TokTok, puis Skefkef et Lab619 ont adopté eux aussi l’autopublication. Leurs structures à but non lucratif ont pu obtenir des financements des fonds de production de diverses agences et institutions, majoritairement européens. Certains, comme Skefkef, bénéficient de dons de la part de mécènes locaux.

Les magazines n’ont plus grand-chose à voir avec le rubricage des traditionnels illustrés pour enfants à visée didactique : « pages-miroirs » qui invitent à feuilleter dans un sens ou dans l’autre en fonction de l’alphabet (latin ou arabe), dossiers de présentation des artistes, passage d’une langue à l’autre sans transition, alternance de récits non illustrés et de planches…

Le choix de la langue est tout sauf anodin ou hasardeux. Si l’arabe classique a longtemps dominé ce secteur, panarabisme oblige, le dialectal a pris le dessus à la faveur des revendications politiques et sociales des révolutions arabes. Vent debout contre toute pensée unique, jugée dévastatrice, les jeunes artistes réunis en collectifs choisissent fréquemment de faire coexister des variantes dialectales issues de différentes régions, au risque d’être parfois difficilement compréhensibles pour leurs lecteurs.

Zeina Abirached, Le piano oriental

Toktok (petit rickshaw, moyen de transport populaire en Égypte Skefkef (sandwich bon marché à Casablanca), Samandal (caméléon, référence à la diversité linguistique et culturelle) : les collectifs rompent aussi avec la convention établie depuis les débuts de la BD pour enfants, qui consistait à choisir en titre des prénoms appartenant au patrimoine commun (Ahmed, Majed, Ali Baba, Sindbad, Mahdi, etc.) systématiquement accompagnés de punchlines paranabes, telle que « Magazine de l’enfant arabe », « Pour tous les garçons et les filles du monde arabe », « Pour une génération arabe heureuse »…

Des super-héros, parfois islamiques

Samandal publie indifféremment en arabe, en français ou en anglais, privilégiant l’expérimentation aux dépens de la forme visuelle, parfois aux limites de la BD : « Le récit doit être beau, le dessin importe peu », selon la formule de Léna Merhej rapportée cette fois par George Khoury. TokTok privilégie des sujets sociaux, exclusivement en arabe, classique ou dialectal. Il propose un langage visuel clairement narratif, très éloigné de la voie expérimentale de Samandal. Quant à Skefkef, ses numéros thématiques cherchent à rester en lien avec l’actualité sociale et culturelle du Maroc.

Mohammed Shennawy in TokTok n° 11

Tous les genres narratifs de la BD se retrouvent dans cette production : super-héros, y compris islamiques, comme ceux de Nayef Moutaweh (Koweït), science-fiction, politique-fiction, BD comique, satire acerbe, histoire, et aussi des modes d’expression plus littéraires et personnels, dont Samandal est le héraut. Les styles graphiques sont les mêmes que partout ailleurs, avec une forte influence des mangas japonais (Habka, Libye) et des cartoons américains, mais aussi de la BD européenne. En Égypte surtout, certains artistes continuent dans la voie de la caricature, véritable mémoire collective de la société égyptienne.

Qahera, superhéroïne islamique créée par Deena Mohamed

Les collectifs abordent depuis le début des sujets tabous comme ceux liés au sexe, à la religion et aux traditions : l’égyptien Al Shakmajiya est un magazine féministe, Samandal a dédié sa publication de 2016 à l’(homo)sexualité sous le titre Ça restera entre nous, sans parler de Ramadan Hardcore d’Hicham Habchi. Les femmes artistes, qui ont fait partie des mouvements de contestation de la pensée patriarcale concernant les droits des femmes – notamment à disposer de leur corps, influencent et sont très présentes dans cet univers de la BD (elles forment près du quart des membres de Skefkef et de Samandal). Parmi les auteurs qui ont publié, elles représentent presque le double de celui des hommes, surtout au Liban avec Zeina Abirached, Lena Merhej et Joumana Medlej ; mais aussi au Maroc avec Zineb Benjelloun et en Tunisie avec Zeinab Fassiqi et Noha Habaeib.

Le fait que ces transgressions passent par l’image leur donne encore plus de force. Au risque de poursuites judiciaires et de la censure politique contre laquelle il existe une échappatoire : publier à l’étranger. C’est par exemple le cas de Samandal qui a choisi de publier Ça restera entre nous en coédition avec Alifbata en 2016.

Dépasser les frontières nationales

Le collectif est devenu la « pépinière » de base autour de laquelle s’organisent les artistes dans presque tous les pays. Samandal a montré la voie qui permet de contourner les difficultés du marché de l’édition, en fondant une structure associative pour aller chercher des financements privés et s’autopublier. C’est ainsi qu’en 2011, le collectif TokTok reprend le modèle libanais de Samandal dans une Égypte avide de changements. Métro avait bravé la peur du pouvoir établi sans que le ciel lui tombe sur la tête ; TokTok a pu rassembler des jeunes créateurs de toute la région, et en particulier du Maghreb, autour d’une plateforme commune en plein printemps arabe.

Samandal et TokTok ont organisé plusieurs ateliers en dehors de leurs pays d’origine, encourageant les rencontres et suscitant des initiatives similaires comme autant d’espaces de liberté d’expression. Ainsi sont apparus une multitude de groupes publiant sous leur nom des fanzines plus ou moins éphémères, parmi lesquels Lab619 (Tunisie, 2013), Skefkef(Maroc, 2013), Mesaha (Irak, 2015), Garage (Égypte, 2015), Habka (Libye, 2015) ont réussi à se maintenir en vie.

Le réseau d’échanges impulsé par les collectifs a permis à de nombreux artistes, notamment, de publier en dehors de leur propre pays en dépassant les conflits en cours qui les isolent les uns des autres.

Twins Cartoon, Je suis le gars du métro
Collectif Garage

Paradoxalement, c’est en partie parce qu’il n’y a qu’un pas – ou presque — entre le récit illustré pour enfants d’autrefois et la bande dessinée que cette dernière est considérée encore largement comme puérile et inconséquente, et passe assez souvent (mais pas toujours) entre les mailles de la censure, même dans l’Égypte d’Abdel Fattah Al-Sissi. « C’est une forme artistique qui sait s’adapter pour mieux frapper », commente Jonathan Guyer, rappelant que dès 2005, des caricaturistes s’étaient attaqués au président Hosni Moubarak, chose totalement illégale à l’époque.

Le mouvement actuel de la BD arabe est essentiellement une expression politique. Les artistes sont majoritairement des jeunes qui ont vécu, certains de façon très active, la guerre, puis l’opposition aux systèmes répressifs et corrompus de leurs pays. Ils ont inventé, au-delà des formes artistiques du récit et de l’image, un mode d’organisation qui fait la part belle à la coopération, à la solidarité et à la liberté d’expression qu’ils entendent pérenniser. En soi, la subversion.

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