Les pays du Golfe et la Turquie s’affrontent en Afrique

Une dangereuse montée des tensions · Une des victimes méconnue des rivalités entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et la Turquie (sans même parler de l’Iran) est le continent africain où ces pays s’affrontent à coup de dollars.

Soldats soudanais à leur arrivée à Aden (2015).

Le 24 octobre 2018, lors du « Davos du désert » que l’affaire Khashoggi avait largement torpillé, le premier ministre éthiopien a chaleureusement serré la main du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman au moment où de telles marques de sympathie étaient rares. Quinze jours plus tôt, c’était son allié émirati qui inaugurait les travaux de réfection du port de Berbera au Somaliland, pays sans existence légale internationalement reconnue et donc sans siège à l’ONU. Pour se « couvrir » diplomatiquement, Abou Dhabi n’avait envoyé pour l’ouverture du chantier que Sultan Ben Suleiman, PDG de DP World, la compagnie para-étatique de Dubaï, ce qui représentait un investissement, mais pas une forme de reconnaissance. Que conclure de ces deux gestes ? Que les querelles du monde arabe/musulman se répercutent au-delà du monde arabe, dans toute l’Afrique.

La crise qui s’est ouverte le 5 juin 2017 entre l’Arabie saoudite et ses alliés d’une part, le Qatar et ses amis de l’autre a toujours été vue comme une fêlure du monde arabo-musulman. Pour cette puissance énorme mais friable qu’est l’Arabie saoudite, les « printemps arabes » avaient été un avertissement menaçant. Comme en son temps le socialisme nassérien puis la révolution religieuse khomeiniste, l’islam révolutionnaire et la démocratie libérale désormais en compétition dans le monde musulman depuis 2011 constituaient des menaces pour le pouvoir théologique conservateur saoudien sunnite installé sur une assise tribale qui avait claniquement annexé sa propre version de l’intégrisme sunnite salafiste. Pourtant, ni le Qatar ni ses alliés de facto turc et iranien n’avaient la même lecture des événements et leur rivalité avec Riyad, en partie idéologique allait évoluer en une rivalité géopolitique dans laquelle des portions croissantes de l’Afrique allaient se trouver impliquées.

Premiers touchés, les deux Soudan

Khartoum s’était rangé militairement aux côtés des Saoudiens dès le début de l’intervention de Riyad au Yémen en 2015, essentiellement pour des raisons financières. Khartoum avait envoyé comme corps expéditionnaire non pas son armée, mais la milice formée par certaines tribus arabes — surtout des Rizzeyqat des sous-clans Mahariya — sous le nom de Rapid Support Forces (RSF). Les RSF ne dépendent pas du ministère de la défense, mais du National Intelligence and Security Services (NISS) qui les utilise comme troupes de choc au Darfour ; elles y sont tenues pour responsables de sérieuses exactions contre les populations civiles. Les RSF ont été engagées uniquement sur le front nord où elles n’ont guère eu de succès contre les houthistes et où elles ont subi de lourdes pertes. Khartoum est peu satisfait de son engagement, car Riyad avait promis 5 milliards de dollars (4,43 milliards d’euros) et les sommes versées ont été nettement inférieures.

Pour faire monter les enchères, le président Mohamed Omar Al-Bachir a accueilli le chef de l’État turc Recep Tayyip Erdoğan les 24 et 25 décembre 2017. Or, Erdoğan avait volé au secours du Qatar en juin 2017, au moment où après la rupture des relations diplomatiques avec l’émirat, le prince Mohamed Ben Salman songeait sérieusement à renverser Cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani par la force. Erdoğan avait envoyé une petite force expéditionnaire à Doha avec l’ordre de tirer en cas de besoin. L’effet sur Riyad avait été dissuasif. Erdoğan a depuis renforcé son alliance avec Khartoum en obtenant la quasi-rétrocession de la ville portuaire de Souakin, ancienne capitale du Soudan colonial à l’époque de la domination turco-égyptienne. Les deux présidents s’y sont rendus ensemble et Erdoğan a promis à son homologue soudanais de « reconstruire la ville ». Pour faire bonne mesure, il a fait hisser la bannière turque, ce que n’ont apprécié ni les Américains — qui font face à l’armée d’Erdoğan au Kurdistan syrien — ni les Saoudiens.

La fitna1 s’est même transportée au Sud-Soudan où le général libyen Khalifa Haftar apporte une aide logistique et financière à l’Armée de libération du Soudan/Minni Minnawi (ALS/MM), groupe de guérilla darfourien dirigé par Minni Arko Minnawi qui appelle au renversement du gouvernement de Khartoum par la lutte armée. C’est par l’intermédiaire de ce dernier et de son allié du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) dirigé par Jibril Ibrahim que Khartoum se retrouve profondément impliqué dans une spirale de combats qui s’étend jusqu’aux Grands Lacs. En effet, les deux groupes darfouriens se sont rangés aux côtés du gouvernement de Juba (Mouvement populaire de libération du Soudan SPLM-G) dirigé par le président Salva Kiir Mayardit.

Dans un chassé-croisé diplomatique pour le moins paradoxal, les deux groupes de rebelles darfouriens appuient le SPLM-G allié de Khartoum. Pourquoi ? Parce que tous deux ne survivent que grâce à l’aide du régime ougandais de Yoweri Museveni qui appuie Salva Kiir et orchestre la survie du pouvoir de Juba. C’est pourquoi les récents « accords de paix sur le Sud-Soudan » en septembre 2018 se sont tenus à Khartoum et ont visé un double « découplage » : les Darfouriens se sont retirés du sud et Museveni a accepté d’arrêter son aide aux rebelles anti-Khartoum du Kordofan.

De la Libye à l’Éthiopie, des alliances paradoxales

Le déploiement des forces de l’alliance anti-houthistes et anti-qatarie est un fait en Érythrée où elles disposent d’une base dans le port d’Assab et désormais la possibilité d’étendre leur champ d’action à Berbera au Somaliland. Or, les houthistes ont déjà annoncé qu’ils considéreraient toute installation des forces émiraties comme plaçant Berbera dans le champ des opérations militaires. La menace est pour le moment théorique, mais les livraisons de missiles iraniens au gouvernement de Sanaa — déjà employés contre l’Arabie saoudite — ont créé un précédent. Par ailleurs les Émiratis poursuivent leur avancée le long de la côte africaine puisqu’ils ont également signé un autre accord avec l’autorité de facto du Puntland à propos du port de Bossaso, sur l’océan Indien2. Au sud, à Mogadiscio, les Turcs ont édifié une grande base avec des cantonnements pour plusieurs milliers d’hommes3 et des installations portuaires.

Le gouvernement internationalement reconnu de la Somalie que préside Mohamed Abdullahi « Farmajo » a quant à lui zigzagué entre une alliance qatarie (au départ) avant de « suivre le mouvement » des autres États de la Corne et de se rapprocher de Riyad en suivant la démarche éthio-érythréenne. Mais le retournement est loin d’être total et les agents qataris et émiratis continuent de s’affronter au sein des services secrets — et de la petite armée — somalis avec des péripéties dignes d’un roman d’aventures.

Autre interférence entre le Golfe et la Corne de l’Afrique, la manière dont la peur égyptienne de voir la mise en eau du barrage de la Renaissance (Great Ethiopian Renaissance Dam, GERD) sur le Nil affecter sérieusement ses ressources hydrauliques a jeté Le Caire dans les bras de l’Érythrée, par l’entremise des Émiratis. En réaction à la visite d’Erdoğan à Souakin et à sa « prise de possession » des lieux, des forces militaires égyptiennes sont arrivées discrètement en Érythrée dès janvier 2018 et ont pris position à la frontière du Soudan (Nord), là où les trois pays — Soudan, Éthiopie et Érythrée — se rencontrent. Peu nombreuses, mais bien entrainées, ces petites unités ont pris sous leur protection tant des militants de l’alliance anti-éthiopienne créée par l’Érythrée que des militants du Front de l’Est anti-soudanais qui se recrutent parmi les clans Béja.

Tout ceci s’est précipité lorsque la paix a été conclue le 9 juillet 2018 entre Asmara et Addis Abeba et que les deux pays ont officiellement décidé d’arrêter leur soutien aux groupes rebelles du voisin. Lors du sommet de juillet 2018 de l’Union africaine (UA), le Soudan et l’Égypte ont tenté de minimiser leurs divergences, qui en fait se résument au rythme de débit des eaux du Nil, ce qui ne peut cacher la victoire de l’Éthiopie qui continue l’édification du GERD. Pourtant l’ouest érythréen est loin d’être le seul terrain d’affrontement entre Le Caire et Khartoum puisqu’ils soutiennent les deux camps opposés dans la guerre civile libyenne. Khartoum appuie le gouvernement « officiel » du premier ministre Fayez Serraj à Tripoli alors que le Caire apporte son appui — officieux — au pouvoir de Benghazi dirigé par le général Khalifa Haftar4.

Au-delà de la Corne

Mais si la Corne de l’Afrique représente un hinterland presque traditionnel pour la péninsule Arabique, l’importance de la fitna actuelle a continué — et continue — à étendre le champ d’application de ce qu’en français on traduirait par « querelle radicale ». Déjà, en juin 2017, la Mauritanie, le Niger, le Tchad et le Sénégal avaient rompu les relations diplomatiques avec Doha, à la suite de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Bahreïn5. Et en même temps d’autres pays africains — tels la Sierra Leone ou le Ghana — entreprenaient au contraire l’ouverture de leurs ambassades au Qatar. Diplomatie à visées financières ? Oui, mais pas seulement, et on s’en rend compte en analysant les positions de la mini-coalition militaire patronnée par la France et baptisée [« G5 Sahel »6>2126] depuis sa première réunion en novembre 2017. Si le Mali et le Burkina refusent pour l’instant de rompre avec Doha6, la rupture la plus virulente est venue du président du Tchad Idriss Déby pour des raisons directement politiques : son ennemi le plus dangereux, Timam Erdimi, réside à Doha sous protection qatarie.

La grande fitna n’est donc plus seulement entre pouvoirs en place et rebelles islamistes. Elle s’est étendue par l’intermédiaire du « camp des princes » (ceux des princes héritiers d’Arabie saoudite et des Émirats) autour de ce que sera ou ne sera pas la modernisation du monde musulman. Et bien au-delà, à ceux qui en seront les alliés. L’extension de la fitna a globalisé, y compris par des voies dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont paradoxales, une lutte politique qui débouche jusqu’aux Grands Lacs. De ce fait, ce qui avait débuté en juin 2017 comme une divergence de stratégies entre membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) a pris en bloc, et presque en otage, un énorme segment du continent africain. Certains de ses acteurs extérieurs, comme la France aux côtés du G5, semblent à peine en être conscients.

1Ce terme désignant une querelle politico-théologique qui met l’islam en danger s’applique pleinement à la crise du Golfe.

2Contrairement au Somaliland, le Puntland n’a jamais proclamé son indépendance et demeure nominalement sous l’autorité de Mogadiscio, même s’il ne s’agit que d’une fiction administrative.

3Peu ont débarqué, mais l’énorme attentat terroriste du 14 octobre 2017 à Mogadiscio (535 morts) visait la base turque.

4Dans des cas limites, l’aviation égyptienne a mené des raids pour soutenir les forces du général Haftar.

5Dakar reviendra sur sa décision en septembre.

6Les Saoudiens qui ont déjà donné 100 millions de dollars (88,51 millions d’euros) pour le G5 (et à qui on demandera plus) poussent à une rupture radicale.

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