Les services secrets turcs mis en cause dans l’assassinat de trois dirigeantes kurdes à Paris

Trois ans très exactement après l’assassinat de trois militantes à Paris, des milliers de Kurdes venus de toute l’Europe ont manifesté samedi 9 janvier dans la capitale française pour réclamer justice et dénoncer l’impunité des crimes politiques du régime turc. Et justement, pour la première fois en France, l’appareil judiciaire met en cause officiellement un service secret étranger dans une affaire criminelle, explique Me Antoine Comte, l’avocat des familles des victimes. La cour d’assises spéciale aura à en juger, à une date qui n’est pas encore connue.

Paris, le 9 janvier 2013. Trois militantes kurdes sont retrouvées mortes dans le local du 147, rue Lafayette qui abrite le centre d’information du Kurdistan (CIK). Sakine Cansiz, 54 ans, cofondatrice du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Fidan Dogan, 28 ans, arrivée en France à l’âge de 10 ans, qui assure le contact avec les milieux politiques et organise des colloques au Sénat et à l’Assemblée nationale et Leyla Söylemez, ont été abattues de plusieurs balles dans la tête. L’assassinat date de la veille. La brigade criminelle conclut à un assassinat perpétré avec une seule arme, qui ne sera jamais retrouvée. C’est une exécution professionnelle : dix cartouches ont été tirées ; la dernière dans la gorge de Fidan Dogan, sans doute pour mieux symboliser le fait que désormais elle ne parlera plus.

Trois femmes kurdes assassinées à Paris : manifestation et interview de l’avocat des familles - YouTube
© Chris den Hond (réalisateur) ; Jean-Pierre Séréni, interview.

Deux thèses circulent immédiatement dans les médias sur les origines du carnage. Un crime passionnel ? Avec trois victimes, ce serait sans précédent ! Un règlement de compte entre Kurdes du PKK ? C’est la version avancée à 8 h du matin à Ankara, le jour même de la découverte des corps, par le ministre de l’information, trop empressé à couvrir les traces des « services » turcs.

Le tueur présumé, un militant d’extrême droite

Le ministre de l’intérieur Manuel Valls s’indigne :« C’est un crime insupportable ! » Mais il y a dualité d’approche entre la brigade criminelle, qui a interpellé Omer Güney, 32 ans et travaille sans arrière-pensée et la sous-direction de l’anti-terrorisme (SDAT), plus politique, qui exclut a priori que ses collègues turcs, avec qui les relations sont bonnes, aient pu commettre un acte pareil en plein Paris. En réalité, dans l’enquête qu’elle diligente immédiatement, le seul objectif de la SDAT est de ramasser le maximum d’informations sur les milieux kurdes en France.

Le juge d’instruction, qui vient de la section antiterroriste du Parquet, ne s’en laisse pas compter et dessine un portrait troublant de Güney. Ce dernier, qui se dit d’origine kurde, se présente comme un born again kurde à la recherche de ses racines. En réalité, des renseignements venus d’Allemagne révèlent qu’il s’agit d’un militant d’extrême droite turc qui a milité dans un groupe pro-fasciste. Adhérent d’une association kurde de la banlieue parisienne, il est extrêmement serviable et se propose volontiers pour véhiculer dans sa voiture personnelle tel ou tel de ses compatriotes dans le besoin. C’est ainsi qu’il sert régulièrement de chauffeur à Sakine Cansiz et Fidan Dogan.

Le MIT désigné par la presse turque

Les premières lueurs vont venir de là où on les attend le moins : du Bosphore. En Turquie, les batailles de clans au sein du pouvoir redoublent en 2014 entre Recep Tayyip Erdogan et les partisans de Fethullah Gülen, provoquant des fuites stupéfiantes dans la presse turque où des journalistes courageux prennent tous les risques. C’est ainsi qu’en janvier 2014, on retrouve sur YouTube l’extrait d’une conversation entre le présumé assassin et trois de ses commanditaires, sur la façon doit être réalisée l’exécution de personnalités kurdes à Paris. Les services allemands confirment qu’il s’agit bien de responsables du MIT (Millî İstihbarat Teşkilatı ou Organisation du renseignement national), les services de renseignements turcs, et décident de suspendre toute relation avec eux.

Erdogan, en campagne électorale, accuse les gülénistes infiltrés dans les services de l’État et dans la justice d’être responsables des crimes de Paris. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel publie un fac-similé de l’ordre donné à Güney. Ses téléphones mobiles, qui ont été récupérés par la brigade criminelle, plus vigilante que la SDAT, signalent une dizaine de numéros en Turquie fréquemment appelés. Les commissions rogatoires envoyées par le juge d’instruction resteront cependant sans réponse : les autorités turques se refusent à enquêter sans disposer de l’intégralité du dossier d’instruction, ce que le juge français refuse.

Enfin, Güney reçoit dans sa prison un Turc venu de l’étranger à qui il remet un plan d’évasion totalement irréaliste ; il demande plusieurs kilos d’explosifs et des armes automatiques. Le plan doit être remis à sa « mère » dont il précise le domicile ; il donne même le nom d’une personnalité à contacter. Interpellé en Allemagne, l’interlocuteur de Güney confirme que la « mère » est bien le MIT et que l’adresse codée est bien la bonne, comme le montre une simple recherche sur Google maps.

Fin de l’omerta en France

La France a une longue tradition de crimes politiques commis par des services étrangers sur son sol et restés impunis, de Mehdi Ben Barka à Ali Mecili, en passant par Henri Curiel. L’impunité a pour origine l’osmose entre les autorités politiques et les juges pour écraser les affaires et ne rien faire qui soit susceptible de compliquer les relations diplomatiques avec d’autres États. Mais cette fois-ci l’omerta n’est pas de mise. Le Parquet comme le juge d’instruction mettent nommément en cause les services secrets turcs du MIT dans l’assassinat des trois femmes kurdes à Paris. La cour d’assises spéciale1 aura à en juger, à une date qui n’est pas encore fixée.

1La cour d’assises spéciale est une cour d’assises sans jury, composée de sept magistrats professionnels en première instance et de neuf magistrats en appel. Remplaçant depuis 1982 la Cour de sûreté de l’État, elle statue sur les crimes commis en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants en bande organisée.

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