Les talibans afghans et pakistanais unis dans le djihad global

Un conflit nourri par le tracé des frontières coloniales · Jadis au croisement des empires safavide, chaïbanide et moghol, l’Afghanistan s’est trouvé pris en étau au XIXe siècle entre la Russie et le Royaume-Uni qui l’ont transformé en une zone d’influence très convoitée. Le pays en a gardé une plaie jamais suturée : la ligne Durand qui, tracée en 1893, le séparait de l’empire britannique, créant une fracture qui continue à jouer un rôle majeur dans l’histoire moderne.

Militants du TTP patrouillant dans le Waziristan, à la frontière avec l’Afghanistan.
DR/theindianpapers.fr

Les presque quarante années de conflits qui viennent de s’écouler depuis l’invasion soviétique de décembre 1979 ont mis en lumière les difficultés auxquelles devait faire face la nation afghane dans sa quête de pacification. Le cycle insurrectionnel qui a resurgi dans les régions pachtounes au début des années 1980 fait suite à une longue tradition guerrière dans les zones tribales. L’Afghanistan qui était pourtant devenu à son indépendance en 1747 un des premiers États de la région semble, 270 ans après sa création, presque ingouvernable.

La ligne Durand, cicatrice pachtoune

Un accord entre l’émir Abdur Rahman Khan et sir Mortimer Durand a tracé le 12 novembre 1893 la « ligne Durand » qui sépare l’Afghanistan de l’empire britannique, en confisquant aux Afghans une partie d’un « Pachtounistan »1 qui se retrouve ainsi divisé en deux parties bien distinctes : douze millions d’individus côté afghan, contre désormais près de trente millions côté pakistanais. L’Afghanistan n’a jamais reconnu la ligne Durand. Selon le raisonnement afghan, cette « ligne de démarcation » est avant tout la bordure d’un empire colonial et n’a donc rien d’une frontière internationale. En revanche, elle l’est pour le Pakistan depuis sa création en 1947. C’était et cela reste une question presque vitale pour cet État déjà en conflit avec le géant indien sur sa partie nord-est, au Cachemire.

L’instabilité de cette zone tribale est largement antérieure à l’invasion soviétique de 1979. Georges Lefeuvre, en poste pendant de longues années dans la région et actuellement chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) en témoigne : « Dans les années 1960, Mohammad Daoud Khan, alors premier ministre afghan, réalise des expéditions militaires dans les zones tribales afin de récupérer les territoires usurpés. Puis dans les années 1970 lorsqu’il est élu président, l’opposition islamique est tenue par Hekmatyar2, Haqqani3 et Rabbani4. Ces derniers, opposés à la laïcisation menée par Daoud, se réfugient dès 1976 à Peshawar, au Pakistan. »

Zulfikar Ali Bhutto5, qui est aux affaires côté pakistanais, va alors les soutenir et les armer, ce qui constituera un précédent historique à la guérilla qui sévira à partir de l’invasion soviétique. « Ce ne sont pas les Américains qui ont inventé en 1979 ce type de guerre, c’est en réalité Bhutto qui a fait la première guerre par procuration en s’appuyant sur les troupes islamiques, explique Georges Lefeuvre. C’est le début de l’islamisation de la cause nationaliste pachtoune. »

Pour le Pakistan, la question des territoires pachtounes est devenue un enjeu important : il s’agit de se garantir une profondeur stratégique et un contrôle absolu sur cette frontière instable et contestée. Un régime afghan favorable aux intérêts pakistanais est un gage de stabilité pour le pays, le mettant à l’abri de toute relation privilégiée entre l’Inde et l’Afghanistan.

C’est en ce sens que les services secrets pakistanais (Inter-Services Intelligence, ISI) et leurs homologues américains (Central Intelligence Agency, CIA) ont joué conjointement à partir de 1979 un rôle déterminant. Outre le soutien apporté aux mouvements de Haqqani et de Hekmatyar, ils ont également mené une politique d’islamisation des zones tribales pachtounes très défavorisées et dépourvues de motivations idéologiques. Il s’agissait d’une stratégie qui tendait à lever de nouvelles troupes et à freiner l’ethnocentrisme pachtoune qui, à terme, pouvait s’avérer dangereux pour le jeune État pakistanais.

Un tournant wahabbite

L’arrivée d’Al-Qaida dans ces territoires à la fin des années 1980 va enclencher un processus bientôt incontrôlable. Oussama Ben Laden s’est installé dès 1986 dans les zones tribales afghano-pakistanaises. Son agenda est pourtant initialement différent de celui que se fixeront les talibans : l’idée d’Al-Qaida n’est pas de faire un djihad national en Afghanistan, mais d’effacer les frontières qui délimitent les États-nations. « Ils [les combattants d’Al-Qaida] s’attaquent aux frontières chaque fois qu’elles sont fragiles, et s’intéressent au nationalisme identitaire, qu’il soit tchétchène, ouïghour ou pachtoune », résume Georges Lefeuvre. Ainsi, si le djihad de Mohammad Omar (« Mollah Omar ») était initialement un djihad de reconquête à la fois religieux et ethnopolitique, les bombardements américains sur la province de Khost en réponse aux attentats-suicides — attribués à Al-Qaida — des ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie en 1998 vont le rapprocher de Ben Laden et transformer Kaboul, aux mains des talibans, en un vague conseil municipal. L’autorité du pays étant dès lors assurée par le duo Ben Laden-mollah Omar, depuis Kandahar, au cœur de la ceinture tribale. Après le 11 septembre 2001, les talibans chassés de Kaboul se replient sur les zones pakistanaises, exactement comme à l’époque des Soviétiques. « Ils y sont chez eux, c’est une dimension anthropologique. Toutes les tribus de la ceinture pakistanaise sont des Pachtounes », commente Georges Lefeuvre.

L’une des graves erreurs commises par l’Occident au début des années 2000 est d’avoir confondu la partie avec le tout, en associant de manière catastrophique l’ensemble de la communauté pachtoune aux talibans. Les mesures coercitives menées contre la population civile le long de la ligne Durand vont s’avérer un levier de renforcement efficace des mouvements talibans.

Retour de flamme sur le Pakistan

Depuis le milieu des années 2000 le Pakistan paye un très lourd tribut au terrorisme. Dès 2005, on observe le rassemblement de 23 groupes exogènes éparpillés le long de la ligne Durand. Ils sont ouïghours, ouzbeks ou tchétchènes, font partie de la nébuleuse d’Al-Qaida et posent les bases du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP, Mouvement des talibans du Pakistan) qui va dès lors ensanglanter le pays. Le réseau Haqqani va devenir un entremetteur de premier ordre, s’imposant comme l’intermédiaire privilégié entre le mollah Omar et le TTP. Jallaludin Haqqani, dès 1986, avait accepté l’installation de Ben Laden et d’Ayman Al-Zawahiri6 sur ses territoires. Il est proche du TTP autant que des talibans historiques du mollah Omar. Son travail va alors consister à calmer les ardeurs du TTP et l’amener à prêter main-forte aux talibans historiques afin d’en finir avec la présence de l’OTAN sur le territoire afghan. « Grâce à Haqqani, ils ont réussi à faire changer leur objectif à une partie des talibans, en les dirigeant vers l’Afghanistan, ce qui provoque cette distinction entre bons et mauvais talibans pour l’État pakistanais », poursuit Georges Lefeuvre.

L’annonce tardive du décès du mollah Omar aura des répercussions immédiates. Furieux que son bras droit Akhtar Mohammad Mansour leur ait caché sa mort, de nombreux talibans ont fait dissidence et certains d’entre eux seront à l’origine de la création de l’Organisation de l’État islamique (OEI) dans le Nangarhar afghan, ainsi que dans le Kurram et l’Orakzai pakistanais. Entre ces régions, la ligne Durand semble déjà totalement effacée. Ils s’allient alors avec un groupe dissident du TTP, Ahrar-ul-Hind (Libération de l’Inde)7, ainsi qu’avec les groupes Lashkar-e-Taiba et Lashkar-e-Jhangvi8.

Retour au djihad global

Depuis la mort du mollah Mansour, les talibans historiques se sont réorganisés en conséquence. Le choix d’installer Haibatullah Akhundzada à leur tête est hautement stratégique. Ce dernier est un « docteur de la loi » reconnu, ce qui redonne aux talibans leur dimension religieuse originelle. Pour Georges Lefeuvre, il y a une réelle volonté de fédérer à nouveau les troupes talibanes qui s’étaient dispersées depuis la disparition du Mollah Omar. « Historiquement, il y a une constante commune à toutes les sociétés indo-européennes, c’est qu’elles reposent sur trois pieds : le caractère religieux, le caractère militaire et la légitimité. Or le nouveau pouvoir des talibans est représenté par Haibatullah Akhundzada sur le plan religieux, par Sirajuddin Haqqani, vice-président, sur le plan militaire, et par le fils aîné du mollah Omar et également vice-président, le mollah Yaqoub, sur la question de la légitimité. Akhundzada a déclaré il y a quelques semaines que le but ultime des talibans était d’installer le djihad global. Les talibans actuels ne se limitent donc plus au djihad national. »

Sous les ordres de cette direction, les forces talibanes attaquent actuellement l’armée afghane sur plusieurs fronts et ne cessent de gagner du terrain. Ils contrôleraient jusqu’à près de 30 % du territoire de manière permanente, chiffre auquel il faut ajouter les zones « contestées » qui passent régulièrement des mains talibanes aux mains de l’armée, comme à Kunduz. Haibatullah Akhundzada, conscient de la force acquise par son mouvement, n’est absolument pas disposé à négocier avec le gouvernement afghan. L’aura de ce renouveau taliban est telle qu’un certain nombre de ceux qui avaient prêté allégeance à l’OEI font désormais marche arrière. D’après le Conseil de sécurité des Nations unies, ces derniers seraient passés de deux à trois mille combattants à moins de 750. Leur capacité de nuisance reste cependant intacte, et ils gardent la main mise sur l’axe Jalalabad-Peshawar.

La direction d’Al-Qaida a récemment prêté allégeance en la personne d’Ayman Al-Zawahiri à Haibatullah Akhundzada et lui a donné le titre de « commandeur des croyants ». Les talibans pakistanais du TTP, et c’est aussi un tournant historique, ont également fait allégeance au nouveau commandant des talibans afghans. Pour la première fois, les talibans afghans et pakistanais semblent sur la même ligne idéologique, celle d’un djihad qui n’est plus un djihad de reconquête, ni un djihad transnational, mais un djihad global.

Impasse politique, ouverture économique

Les actions de coercition menées par Islamabad en 2014 contre le TTP ont chassé et déplacé les insurgés de l’autre côté de la ligne Durand, transformant les provinces afghanes frontalières en nouveau terrain opérationnel des talibans pakistanais. Cette situation crispe encore un peu plus les relations diplomatiques entre Kaboul et Islamabad. Si Ashraf Ghani, président de l’Afghanistan, accuse le gouvernement pakistanais de continuer à soutenir des talibans implantés sur son territoire, Nawaz Sharif, le premier ministre du Pakistan, lui reproche de ne rien faire contre les talibans pakistanais réfugiés en Afghanistan et susceptibles de préparer des attaques contre le Pakistan. La coopération sécuritaire entre les deux pays s’en trouve largement affectée.

Pourtant, dès son élection à la présidence, Ghani s’est tourné vers le Pakistan. Lui qui a travaillé comme anthropologue pour la Banque mondiale connaît parfaitement l’ensemble des problématiques de la région. Il sait que le chemin de la paix ne pourra être trouvé que s’il normalise ses relations avec Islamabad et qu’il règle définitivement la question de la ligne Durand. Pour ce faire, il a invité à titre personnel plusieurs nationalistes pachtounes séculiers, des chefs de tribus, ainsi que le leader du Jamiat-e-Islami qui avait été un soutien des talibans. Cette volonté d’intégrer les acteurs locaux influents s’inscrivait dans une démarche de concertation aussi pragmatique que lucide. Ces rencontres n’ont cependant pas abouti, stoppées par une vague d’attentats.

Sur le plan politique, la situation actuelle du pays n’est guère propice à une gouvernance forte. Les tentatives de rapprochement avec le premier ministre pakistanais Sharif ont provoqué le courroux de l’ancien président Hamid Karzai, qui tente par tous les moyens de déstabiliser son successeur. Ashraf Ghani, dont l’élection a été contestée par son principal rival Abdullah Abdullah, doit aussi composer avec ce dernier qui occupe le poste de chef de l’exécutif et ne rate aucune occasion de saborder son autorité.

Poursuivant l’objectif d’une réconciliation nationale, Ghani mène depuis le début de son mandat une politique ambitieuse avec, notamment, la création d’un gouvernement de coalition. Cette volonté s’est traduite récemment par le très symbolique retour en politique du leader du Hezb-e-Islami, Gulbuddin Hekmatyar. Ce seigneur de guerre pachtoune avait transformé Kaboul en champ de ruines au début des années 1990, téléguidé par le Pakistan. Le scénario politique actuel s’apparente ainsi à un vaudeville tragique où chacun tente de pactiser avec ses ennemis de toujours afin de stabiliser le pays et de protéger ses arrières.

Un nouveau « Grand Jeu » ?

Sur le plan diplomatique, les lignes semblent bouger. La Chine, jusqu’alors passablement neutre dans les conflits régionaux, pourrait avoir un rôle à jouer dans les tourments pakistano-afghans. Les autorités chinoises nourrissent en effet un projet d’envergure : le développement d’un corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), une opportunité pour Islamabad. « L’économie du pays tout entier pourrait en être dopée, et le Pakistan se voit déjà comme un carrefour régional pour le commerce et l’investissement », déclarait ainsi le premier ministre pakistanais. La concession d’exploitation du pétrole et du gaz de Kunduz a été vendue à la compagnie pétrolière nationale chinoise qui travaille au projet d’un gazoduc qui relirait le nord de l’Afghanistan au Xinjiang chinois en traversant le Tadjikistan.

L’Organisation de la coopération de Shanghai, organisation intergouvernementale qui tendait dès sa création en 2001 à faciliter les échanges entre la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, est en train de devenir un nouveau pôle d’attraction magnétique, avec l’intégration de l’Inde, du Pakistan et bientôt de l’Iran. « C’est selon moi ce qui est à l’origine de la puissance de Poutine, tranche Georges Lefeuvre. Ce dernier est l’architecte incontestable de cette organisation, qui représente désormais près de 45 % de la population mondiale, 20 % de son produit intérieur brut. On y recense quatre puissances nucléaires et 30 % des réserves fossiles. En termes de puissance, nous sommes bien loin d’une simple coopération économique… »

La Chine, motivée par ses intérêts économiques, serait en mesure d’avoir dans le futur un rôle diplomatique entre l’Inde et le Pakistan au sein de cette coopération. Par ricochet, un assainissement des relations entre ces deux États enclencherait un processus de normalisation des relations afghano-pakistanaises. À condition qu’un nouveau traité sur la ligne Durand soit signé et qu’il intègre dans les négociations sur son tracé les populations pachtounes concernées et les chefs de tribus. Ni l’Afghanistan ni le Pakistan ne semblent en mesure de prétendre à une paix durable tant que les 2 400 kilomètres de cette frontière resteront le point de convergence des mouvements insurrectionnels et djihadistes. La question est urgente. La défaite de l’OEI en Syrie et en Irak pourrait provoquer un rapatriement des troupes de l’organisation vers les zones tribales.

L’Afghanistan semble ainsi chercher le chemin de la paix au beau milieu d’un labyrinthe infernal, où chaque espoir d’avancée est accompagné de nouveaux périls, notamment dans le domaine économique, comme le pressent Georges Lefeuvre : « Je crains que cette idée très lumineuse de transformer le terrain de bataille afghan en carrefour économique autour du pétrole, du cuivre ou du gaz avec des intérêts qui ne sont pas convergents finisse par recréer les conditions propices à l’éclosion d’un nouveau Grand Jeu9 pour le contrôle de ces richesses. Ce qui ne serait pas, dans ces conditions, un facteur de paix. »

1Le Grand Pachtounistan rassemble l’ensemble des zones à dominante pachtoune des deux côtés de la ligne Durand. Au cours du XXe siècle, le drapeau du Pachtounistan indépendant a déjà flotté sur le Nord-Waziristan.

2Gulbuddin Hekmatyar, seigneur de guerre pachtoune, leader du parti Hezb-e-Islami.

3Jalaluddin Haqqani, chef militaire pachtoune de la tribu des Zadran et fondateur du « réseau Haqqani ».

4Burhanuddin Rabbani, fondateur et leader du parti politique Jamiat-e-Islami d’inspiration islamiste.

5Président pakistanais de 1971 à 1973 puis premier ministre de 1973 à 1977.

6Idéologue d’Al-Qaida et médecin personnel de Oussama Ben Laden, il lui a succédé après son assassinat en 2011.

7Comprendre l’islamisation de l’Inde. Le groupe se nommera par la suite Jamaat-ul-Ahrar. Ces djihadistes sont convaincus que Jérusalem sera libéré à partir du Levant et que l’Inde sera islamisée à partir de l’Afghanistan.

8Groupes armés pakistanais. Le premier s’est distingué par sa lutte dans le Cachemire contre l’État indien, le second par son combat contre les chiites.

9NDLR. Le « Grand Jeu » renvoie à la rivalité coloniale entre l’empire russe et l’empire britannique en Asie au XIXe siècle, qui a amené entre autres à la création de l’actuel Afghanistan. L’expression apparaît dans le roman Kim, publié en 1901 par Rudyard Kipling.

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