L’extrême droite européenne à l’heure de Gaza (1/2)
En Allemagne, la mémoire s’estompe et l’AfD donne le tempo
Au sein d’une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l’Allemagne a longtemps fait figure d’exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s’affaisser devant la montée du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À rebours de l’Allemagne, l’Autriche n’a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle, et son extrême droite d’après-guerre n’a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise chez sa puissante voisine.
Différentes, les trajectoires de l’AfD et du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) se rejoignent pourtant sur un point : elles se sont toutes deux consolidées depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ces partis ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l’ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages en Allemagne et en Autriche (publication le 30 septembre).
Cette enquête a été réalisée avec le concours du Fonds pour une presse libre (FPL) dans le cadre de l’appel à projets « Extrême droite : enquêter, révéler, démonter ». Plus d’infos ici
Un cordon policier prend position, ce 6 mai 2025, à l’entrée de la Dorotheestrasse, la rue de Berlin qui mène au Bundestag. À l’instant, la nouvelle est tombée : le vote de confirmation de Friedrich Merz au poste de chancelier, qui aurait dû n’être qu’une formalité, a échoué à quelques voix près. Contre toute attente, une poignée de députés de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU, la droite chrétienne) et du Parti social-démocrate (SPD) ont refusé de se plier à l’accord de coalition négocié par les deux partis. Un chancelier putatif non validé par sa majorité, c’est du jamais-vu dans l’histoire politique allemande d’après-guerre. Signe d’une certaine fébrilité au sommet, il a suffi de ce petit vent de mauvaise humeur au Bundestag pour rameuter la police, comme si on avait affaire à une tentative de coup d’État.
Les policiers se montrant intraitables, j’appelle le bureau du député d’extrême droite Götz Frömming, avec lequel j’ai rendez-vous. Ce serait dommage de le rater pour si peu. J’ai quelques questions précises à lui poser, en lien avec un sujet aussi crucial que rarement mis sur la table : celui des rapports entre la montée en puissance électorale de l’extrême droite et la normalisation du génocide en cours à Gaza par un pouvoir tout entier dévoué à son alliance indéfectible avec Israël. De quelle façon ces deux réalités sont-elles liées ? Dans quelle mesure s’alimentent-elles mutuellement ?
La corrélation ne saurait être purement fortuite : le score historique de l’extrême droite allemande aux élections de février 2025 – 20 % des voix en faveur de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), avec des pics à 40 % dans certaines circonscriptions de l’Est – est intervenu dans un climat d’extravagante surenchère xénophobe et islamophobe, marqué par des promesses d’expulsions de masse, de refoulements aux frontières et d’amputations des droits.
Si ce bouillonnement était déjà bien amorcé avant les attaques du Hamas le 7 octobre 2023, il s’est considérablement accru à compter du jour où l’Allemagne a fait sienne la « guerre d’Israël contre le Hamas » et apporté son concours à la destruction de Gaza. Un tel contexte ne pouvait que sourire à l’AfD, prompte à se joindre au grand unisson pro-israélien pour mieux s’acharner sur la figure-repoussoir du « terroriste antisémite musulman » et ainsi camoufler dans la mesure du possible sa propre histoire tissée d’antisémitisme. Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups.

L’AfD, un parti « extrémiste de droite avéré »
Comment l’AfD s’est servi de ce contexte pour propager ses obsessions et en recueillir les fruits, c’est ce que je suis venu tirer au clair. Vus de France, les mécanismes en vigueur peuvent paraître familiers : d’un côté du Rhin comme de l’autre, les efforts pour invisibiliser le génocide et réprimer les voix qui le dénoncent ont amplifié la brutalisation de la vie politique.
Il y a pourtant une différence qui saute aux yeux. Autant le Rassemblement national a tiré les pleins bénéfices de sa stratégie de participation au « front républicain » pro-Israël, qui a consacré sa « dédiabolisation » médiatique et politique, autant l’AfD reste encore assez largement considérée comme infréquentable.
Signe de ce relatif isolement, l’Office fédéral de protection de la Constitution, le Verfassungsschutz, a publié le 2 mai un rapport classant officiellement l’AfD comme une organisation « extrémiste de droite avérée » – un label qui n’a pas qu’une portée symbolique, puisqu’il place ce parti sous la surveillance du renseignement intérieur.
Par ailleurs, l’allié israélien n’a jamais véritablement rendu à l’AfD les faveurs que celle-ci lui a prodiguées. Lors de la « conférence contre l’antisémitisme » de mars 2025 à Jérusalem, à laquelle le régime Nétanyahou, avec ce goût de la farce sinistre qui caractérise sa communication, a tenu à convier la fine fleur des extrêmes droites européennes, représentantes de ce que l’on pourrait appeler l’antisémitisme « canal historique » : Fidesz hongrois, Vox espagnol, Rassemblement national français, Démocrates de Suède, tous invités à communier dans la célébration de l’armée israélienne. Tous, à l’exception notable de… l’AfD. Pourquoi cette exclusion, manifestement injuste au regard des profils présents à Jérusalem ?