Émilie Baujard.— Est-il facile de critiquer l’armée israélienne en Israël aujourd’hui ?
Yehuda Shaul.— Au sein de la société israélienne, l’armée a un rôle très important. Elle est très respectée, c’est sûrement l’une des institutions les plus respectées dans notre pays. Et ce pour plusieurs raisons liées à notre histoire et à la façon dont elle a défendu notre pays dans le passé. C’est ce qui rend la critique difficile. Quand vous parlez des exactions de l’armée, personne ne veut vraiment voir ni écouter.
E. B.—Les témoignages du Livre noir de l’occupation israélienne1 couvrent une période qui va de 2000 à 2010. Certains soldats ont attendu dix ans avant de parler…
Y. S.— Beaucoup de soldats ont servi dans les territoires palestiniens et se rendent compte aujourd’hui que ce qui s’y passe est moralement condamnable. Une fois que vous y réfléchissez, que vous êtes à nouveau un civil, vous voyez les choses de manière différente. Vous ne les envisagez plus à travers le prisme du cercle militaire. À ce moment-là, de nombreux soldats, y compris moi, ne peuvent plus cautionner ce qu’ils ont fait. La terminologie militaire qu’on nous a rabâchée n’a soudain plus aucun sens. Et on se met à parler.
E. B.—Vous décrivez plusieurs tactiques militaires qui permettent à l’armée de « contrôler » les Palestiniens. Pouvez-vous donner un exemple ?
Y. S.— Tous les jours, les soldats sont envoyés « marquer notre présence », comme dit l’armée. L’idée est que si les Palestiniens ont le sentiment que l’armée est partout, ils auront peur d’attaquer. Par exemple, on entre dans une maison palestinienne choisie au hasard. On réveille la famille, on met les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, on fouille la maison, puis on ressort. On frappe ensuite à d’autres portes, on lance des grenades assourdissantes, on fait du bruit et on entre dans une autre maison. Voilà comment on passe nos huit heures de patrouille. Tous les jours, toute l’année, et ça ne s’est pas arrêté une seconde depuis le début de la deuxième Intifada en 2000.
E. B.—L’armée israélienne est appelée « forces de défense israélienne ». Le terme « défense » est-il approprié ?
Y. S.—Nous avons grandi avec l’idée que l’armée israélienne est dans les territoires palestiniens pour protéger Israël contre des actes terroristes. Mais quand on lit les témoignages, on comprend très vite que la partie « défense » de l’armée est très réduite. Nous faisons surtout de l’offensif, et pas seulement contre le terrorisme. L’objectif principal est d’empêcher la création d’un État palestinien indépendant.
L’occupation israélienne est pensée de telle façon qu’elle ne laisse aucune place pour l’émergence d’une force politique qui pourrait la remplacer. L’occupation agira militairement contre toute opposition à son contrôle absolu sur les Palestiniens.
E. B.—Finalement, votre livre dévoile la part sombre de l’occupation israélienne ?
Y. S.—Non, le livre montre le vrai visage de l’occupation. Et une occupation militaire longue est mauvaise. Le seul moyen de contrôler les gens, c’est de leur faire peur. Une fois qu’ils sont habitués à un certain niveau de peur, vous devez alors leur faire encore plus peur. Encore et toujours. C’est un puits sans fond. Un puits que l’on creuse depuis déjà plus de quarante-six ans. Je vous donne un exemple : quatre soldats sont à un checkpoint et une centaine de personnes attendent pour passer. La seule façon pour vous de vous faire entendre, c’est qu’elles aient peur de vous. Alors vous attrapez la cinquième personne dans la queue et vous la frappez. Ou vous demandez à quelqu’un sa carte d’identité et si ce quelqu’un sourit un peu trop, vous le laissez au soleil pendant huit heures. Ainsi, il comprend qui est le boss.
E. B.—Breaking the Silence a été beaucoup critiqué. L’une des critiques qui revient souvent est que les témoignages remontent à plus de dix ans, à l’époque de la seconde Intifada, et que c’est différent aujourd’hui.
Y. S.—Pour beaucoup d’Israéliens, l’occupation fait partie de l’histoire, du passé. L’occupation, c’était en 1967, après la guerre. Et aujourd’hui, c’est le statu quo. Nous disons « non, non et non ! » L’occupation des territoires palestiniens se poursuit partout et tous les jours. Chaque maison construite dans une colonie en Cisjordanie est une occupation. Toutes les maisons palestiniennes fouillées au milieu de la nuit dans le seul but de persécuter la population, c’est l’occupation. Tous les checkpoints volants installés pour bloquer l’accès à un village, c’est l’occupation.
E. B.—Les témoignages sont anonymes. Pourquoi ce choix ?
Y. S.—Ces centaines de témoignages émanent de toutes les unités, de tous les territoires (Cisjordanie et Gaza) et de tous les grades : du simple soldat au commandant de brigade en passant par des réservistes. Les soldats qui sont toujours réservistes et qui viennent témoigner violent le protocole militaire. Ils peuvent donc être envoyés en prison. Et puis, la plupart des actions rapportées sont des crimes au regard du droit international et même parfois du droit israélien. Donc les soldats peuvent être poursuivis, c’est pourquoi certains veulent rester anonymes. Et il y aussi la pression de la société, de l’unité, de la famille, des amis...
E. B.—Effectivement, de nombreuses actions rapportées sont illégales, comme l’utilisation de Palestiniens comme boucliers humains, les destructions arbitraires de maisons palestiniennes...
Y. S.—Dans le livre, il y a l’épisode d’une action menée pour venger la mort de six soldats israéliens tués près de Ramallah en février 2002. La nuit suivante, trois bataillons des forces spéciales sont envoyées à Gaza, Ramallah et Naplouse pour venger leur mort. L’ordre est très clair : « ils ont tué six des nôtres, on va tuer six des leurs ». La mission l’est aussi : 2 h du matin, checkpoint palestinien, toutes les personnes qui s’y trouvent seront abattues, qu’elles soient en uniforme ou non, armées ou non. Au final, quinze Palestiniens ont été tués. Ce genre d’opération, cette revanche, c’est ce que font les gangs, ce n’est pas ce que doit faire l’armée d’un pays démocratique.
E. B.—Certaines personnes en Israël vous accusent d’être un traître à la patrie. C’est comme ça que vous vous voyez ?
Y. S.—Si j’avais l’impression d’être un traître pour mon pays, je ne ferais pas ce que je suis en train de faire. C’est exactement l’inverse. Je pense que c’est la ligne politique de notre gouvernement qui est la plus grande traîtrise faite à l’État d’Israël. Cette ligne politique nous dit : « le droit d’Israël à exister équivaut au droit d’Israël à occuper les Territoires pour toujours ». En fait, le gouvernement nous dit : « c’est soit nous, soit les Palestiniens ». Voilà pourquoi, de la mer Méditerranée au fleuve du Jourdain, il ne peut y avoir qu’une seule souveraineté et que cette souveraineté, c’est à nous de l’obtenir. Les Palestiniens ne seront donc jamais libres et l’occupation ne s’arrêtera jamais.
Je pense que cet agenda politique est totalement destructeur. Cette volonté de prolonger l’occupation délégitime l’État d’Israël. Si on veut être patriote, il faut casser cette équation. D’un côté, il y a le droit d’Israël à exister, mais ce droit n’implique pas celui d’occuper les Palestiniens. Rien ne peut justifier une occupation aussi longue.
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1Le livre noir de l’occupation israélienne. Les soldats racontent, éditions Autrement, octobre 2013.