Étienne Dinet, peintre français, orientaliste et musulman

L’Institut du monde arabe organise une exposition « Étienne Dinet, passions algériennes », jusqu’au 9 juin 2024 https://www.imarabe.org/fr/expositi... A cette occasion nous republions un ancien article consacré à ce peintre.
Étienne Nasreddine Dinet, peintre orientaliste (1861-1929) converti à l’islam, écrivait en 1918 une biographie en français du prophète Mohammed, dédicacée en son temps aux musulmans « morts au champ d’honneur » de la Grande Guerre. Sa récente réédition remet en lumière la vie et l’œuvre d’un critique acharné de « l’orientalisme moderne » qui compte parmi les tous premiers utilisateurs du terme « islamophobie » pour dénoncer l’idéologie colonialiste.

Étienne Nasreddine Dinet dans son atelier.

Étienne-Auguste Dinet est né dans la bourgeoisie parisienne du Second empire. Illustrateur d’une Algérie intemporelle, il s’est converti à l’islam et a été enterré sous le nom de Nasreddine Dinet : ainsi pourrait-on résumer la trajectoire de ce peintre orientaliste français (1861-1929) passé « de l’autre côté » comme nombre de ses contemporains, artistes, écrivains ou scientifiques.

Mais l’histoire d’Étienne-Nasreddine reste singulière. En 1918, il est le premier auteur d’une biographie en français du Prophète de l’islam. Un récit écrit à la demande la République, pour honorer les soldats musulmans tués au combat pendant la Grande guerre. Ce beau livre, écrit en collaboration avec Sliman ben Ibrahim, ami de Dinet, illustré d’œuvres du peintre et de magnifiques calligraphies de l’artiste algérois Mohammed Racim, est aujourd’hui réédité.

Une « vie de Mohammed, Prophète d’Allah » commissionnée par le ministère des armées, dédicacée « à la mémoire des musulmans morts pour la France » : on voit qu’il s’agit d’un autre temps. La mission du centenaire de la Grande guerre n’a d’ailleurs pas souhaité lui accorder son label. Le paradoxe ne s’arrête pas là. Dinet a eu deux vies, celle d’Étienne et celle de Nasreddine, et il semble qu’elles continuent chacune leur chemin par-delà la mort. Peintre aujourd’hui encore très coté (une toile intitulée « Sous les lauriers roses » a été vendue 745 000 euros par Christie’s à Paris en juin 2013), il est devenu parallèlement une sorte d’artiste officiel du régime algérien. Cet écheveau d’ambiguïtés ne peut se démêler que dans le cadre de l’histoire de la colonisation et de ses conséquences.

Palmiers verts, ciels bleus et danseuses nues

Commençons par Étienne. Lycée Henri IV, école des beaux-arts. Peintre académique. La révolution impressionniste ne l’intéresse pas. Il aime le dessin, la couleur. À 23 ans, il voyage en Algérie, s’éprend de ses paysages et s’inscrit dans la tradition orientaliste, jeunes filles nubiles et dévêtues comprises. Avec un succès qui ne se démentira plus. « Dinet, avec ses corps nus, le vert de ses palmiers, le bleu de ses ciels et l’ocre de ses déserts, séduit une clientèle nombreuse », nous disent Ysabel Saïah-Baudis et Dominique Baudis1 dans leur préface. L’artiste a pour sujet favori les Ouled Naïl de Bou Saada, aux portes du Sahara, communauté de danseuses nues qui vendent leurs corps, à qui il consacre des tableaux d’un érotisme exotique.

La fuite des baigneuses
1908

Le même style imprègne ses premières œuvres littéraires. Étienne Dinet publie des contes sahariens, un roman, Khadra danseuse ouled naïl. Il les cosigne avec Sliman ben Ibrahim, le fils de ses logeurs, qui l’a tiré d’une mauvaise rencontre avec les souteneurs des belles danseuses. Puis Dinet dépasse l’exotisme.

La conversion à l’islam

Au fur et à mesure de ses voyages, le peuple, le pays, sa langue et sa religion entrent dans son âme. Il apprend l’arabe aux Langues O’2, puis passe le plus clair de son temps à Bou Saada, où il a emménagé avec Mohammed ben Sliman et sa famille, dans la maison arabe qu’il a achetée. En 1913, Étienne Dinet rend publique sa conversion et son nouveau prénom, qui signifie « victoire de la religion ». Il effectuera plus tard, en compagnie de Ben Sliman, le pèlerinage à La Mecque. Le nouveau converti représente désormais des hommes et des femmes en prière, des pasteurs à l’écoute du muezzin. Son islam n’a toutefois rien de rigoriste. À côté de ses sujets religieux, Il continue à peindre des nus et signe toujours « E. Dinet » ses tableaux, qui restent appréciés du public et des acheteurs.

Les seules allusions à l’Algérie réelle sont contenues dans des tableaux montrant des Algériens partant pour le front, en 1914. Nasreddine devient alors militant, se fait l’ardent avocat de ses coreligionnaires. Plus de 200 000 Maghrébins furent mobilisés, ainsi que 134 000 Africains subsahariens, dont de nombreux musulmans. Pour eux, Dinet obtiendra entre autres qu’il y ait au sein de l’armée des officiers du culte. Il dessinera une stèle pour les musulmans morts au champ d’honneur et fera partie du comité pour la construction de la grande mosquée de Paris, dans le Ve arrondissement, inaugurée en 1926 et financée par l’argent public, malgré la loi de séparation de l’Eglise. Edouard Herriot, rapporteur à la Chambre de la loi autorisant ce financement expliquera : « Nous ne violons pas la loi de 1905, puisque nous faisons là pour les musulmans ce qu’en 1905 on a fait pour les protestants et les catholiques. »3

Imam présidant la prière
Vers 1922

À la fin de la guerre, Nasreddine Dinet bénéficie du patronage du ministère des armées pour publier la biographie du Prophète. Il se veut Français et musulman. Son ouvrage est celui d’un croyant. S’appuyant sur la sunna, la tradition islamique, le récit respecte une stricte orthodoxie dès les premiers chapitres : « Notre Seigneur Mohammed (Qu’Allah répande sur lui Ses Bénédictions et lui accorde le Salut !) naquit quelques instants avant le lever de l’Étoile du Matin, un Lundi, le douzième jour du mois de Rabiâ el Aouel, en l’année de l’Éléphant…Il était net de toute souillure, circoncis naturellement, et son cordon ombilical avait été tranché par les soins de l’Ange Djebraïl. »

Orientalisme et islamophobie

Cette approche littérale entre en collision avec les études scientifiques de l’époque. Dinet entame un deuxième combat, celui de la foi. Il prévient dans sa préface : le lecteur « ne trouvera, dans cet ouvrage, aucun des doctes paradoxes, destructeurs de traditions, dont se sont engoués les orientalistes modernes, dans leur passion de "l’Inédit" ». Dans un ouvrage ultérieur, Dinet et Ben Ibrahim nommeront leurs cibles ; sont visés en premier lieu les islamologues chrétiens tels le jésuite arabisant Henri Lammens (1862 -1937), bon historien de l’islam, qui ne reconnaît pas Dieu comme rédacteur du Coran4.

Pour dénoncer ces « innovations ainsi introduites dans l’histoire du Prophète » Étienne-Nasreddine emploie le mot d’ « islamophobie », thème qu’il développera dans plusieurs ouvrages ultérieurs, toujours cosignés avec Sliman ben Ibrahim5. Sous leurs plumes, le mot désigne le décryptage des textes sacrés mais aussi l’idéologie de conquête6, inutile selon Dinet si l’on réalise « l’union complète des cœurs entre la Mère patrie et l’Algérie ». La seule solution, selon lui. Il avertit : « si la situation actuelle durait trop longtemps, elle pourrait créer des ferments de révolte. »

« Trésor national » en Algérie

Le converti entrevoit une histoire qu’il désapprouve. La décolonisation ne fait pas partie de ses rêves, mais toutes ses œuvres ont un point commun : on n’y voit aucun Européen. Il a le sentiment de préserver un univers en danger. « Il fallait fixer ce qui allait inéluctablement disparaître », écrira-t-il. Une autre interprétation peut s’imposer. Si l’on excepte ses images de tirailleurs mobilisés, l’artiste peint comme si la colonisation de peuplement n’existait pas. Son biographe François Pouillon7 soulèvera cette ambiguïté. Pouillon analyse aussi avec sagacité la curieuse récupération du peintre par l’Algérie indépendante, qui le considère comme un trésor national. La vente parisienne de juin 2013 chez Christie’s de tableaux d’Étienne Dinet provenant apparemment d’une collection privée algérienne a déclenché la dénonciation d’une « exportation frauduleuse d’œuvres d’art relevant du patrimoine national ». Le régime algérien a construit un musée à Bou Saada et le présente comme un artiste mis au ban de la société française après sa conversion, alors qu’il a continué à exposer comme avant et que le gouverneur général de l’Algérie française était présent à ses obsèques.

Le permissionnaire

Pour François Pouillon, l’appropriation officielle tient justement au caractère conventionnel de l’œuvre d’Étienne-Nasreddine et à son univers d’où les colons sont absents. « L’Algérie moderne, orientée vers l’authenticité, les racines, le patrimoine, au moment où elle cherche à oblitérer la présence de la France, l’inscription omniprésente de la colonie, dispose là d’une imagerie toute prête, parfaitement configurée pour un réemploi ». Et voilà comment l’Algérie réelle continue à nourrir le rêve orientaliste…

1Dominique Baudis, journaliste connaisseur du monde arabe, homme politique, président de l’Institut du monde arabe de 2007 à 2010, est mort à Paris le 10 avril 2014.

2À l’époque École spéciale des langues orientales, aujourd’hui Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco.

3Cité par Alain Gresh, La République, l’islam et le monde, Hachette, Pluriel, 2006, p.198.

4Les ouvrages d’Henri Lammens parmi lesquels L’islam, croyances et institutions peuvent être téléchargés gratuitement sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale.

5Dont L’Orient vu de l’Occident, Piazza et Geuthner, Paris, 1922.

6Voir Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, “Islamophobie” : une invention française, hypotheses.org, 23 mai 2012.

7Les deux vies d’Étienne Dinet, peintre en islam. L’Algérie et l’héritage colonial, Balland, Paris, 1997. — 313 p. Sur cet ouvrage, voir l’excellente analyse d’Alain Messaoudi.

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