Jordanie. Le poids invisible de la Nakba sur les réfugiées palestiniennes

Entretien. Fruit de quatre années de recherche sur le terrain, Palestinian Refugee Women from Syria to Jordan — Decolonising the Geopolitics of Displacement (non traduit) de la chercheuse Afaf Jabiri propose une critique documentée des cadres humanitaires, juridiques et coloniaux qui marginalisent les femmes palestiniennes de Syrie déplacées en Jordanie.

L'image montre un mur décoré de peintures colorées. Les motifs incluent des formes géométriques, des fleurs et des éléments abstraits. Les couleurs vives comme le bleu, le vert, le jaune et le rouge créent un contraste attrayant. Le bas du mur semble légèrement abîmé par le temps, et le sol est recouvert de petits débris, ce qui donne un aspect un peu désordonné à l'ensemble. Cette scène évoque un environnement créatif, peut-être dans un espace communautaire ou scolaire.
Jordanie, 11 octobre 2011. Lettres et images arabes peintes sur un mur de l’école pour filles gérée par l’UNWRA dans le camp de réfugiés palestiniens de Jerash.
Omar Chatriwala / Flickr

Nombre d’entre elles sont des réfugiées de la troisième génération. À l’instar de leurs mères et de leurs grands-mères, leur identité en tant que Palestiniennes est ancrée dans l’expérience première de l’injustice de 1948 : la perte de leur maison, de leur terre et de leur nation. L’ouvrage d’Afaf Jabiri livre une image intime de ces femmes, et de certains hommes palestiniens, qui en dit long sur l’ensemble de l’expérience palestinienne de ces dernières décennies. C’est une histoire de résistance et de résilience de ces femmes vivant en Jordanie après avoir fuit la Syrie en guerre bien que le pays leur ai officiellement interdit l’entrée à partir de 2013.

Une triple discrimination

En Jordanie, les niveaux de discrimination sont révélés par des mesures complexes et profondément injustes, appliquées aux frontières et à l’entrée, ainsi que par des lois et des pratiques discriminatoires en matière de famille et de nationalité. Elles donnent lieu à des scènes cruelles, notamment des déportations, des séparations de familles, de faux papiers d’identité et du trafic d’êtres humains.

Afaf Jabiri rappelle qu’une femme jordanienne-palestinienne est triplement discriminée : d’abord en tant que Palestinienne, ensuite en tant que femme soumise à des systèmes patriarcaux tels que le système de tutelle, et, enfin, en tant qu’épouse d’un homme étranger.

Au quotidien, lorsqu’elle a besoin de soins médicaux pour elle-même ou pour un enfant, la seule ressource de Roa, mère enceinte, est d’emprunter la carte d’identité d’une voisine compréhensive, enceinte elle aussi. « J’avais besoin d’un numéro national jordanien ou d’un certificat de réfugiée pour accéder aux services médicaux des organismes qui aident les réfugiés. J’ai essayé une clinique médicale gérée par l’une des organisations d’aide humanitaire et de secours, mais cela n’a pas fonctionné non plus », raconte-t-elle.

« La Nakba est leur présent »

Pour ces femmes réfugiées, les camps palestiniens en Jordanie semblent des lieux temporaires qui leur permettent de se fondre de manière invisible dans une communauté palestinienne avec laquelle elles partagent un sentiment collectif d’appartenance à la Palestine. Toutefois, elles s’en différencient par le fait qu’elles viennent de Syrie d’où elles ont été chassées par la guerre. Les camps syriens tels que Yarmouk étaient pour ces femmes la continuation d’un « ordre d’appartenance qui commence par la Palestine, les camps en Syrie, puis la Syrie : dans leurs récits, les camps syriens sont représentés à la fois comme un espace de connexion avec la Palestine, et comme le lieu de leur propre histoire ».

Ces femmes palestiniennes de Syrie, qui vivent une version extrême et unique de l’exclusion, de la discrimination, du déplacement, de la guerre et de la cruauté parce qu’elles sont « palestiniennes », lèguent à leurs enfants la cohérence de leurs récits historiques dans lesquels « la Nakba est leur présent, et non le passé dont elles ont hérité ». C’est cette réalité qu’expriment ces vers de Mahmoud Darwish, cités par Alaf Jabiri : « L’identité est ce que nous léguons, et non ce dont nous héritons. Ce que nous inventons, et non ce dont nous nous souvenons. »


Une approche intime

Victoria Brittain. — Votre livre est une étude académique sur la violence fondée sur le genre, mais il est unique en ce qu’il s’enracine dans votre propre vécu. Pouvez-vous nous en parler ?.

Afaf Jabiri. — L’expérience du déplacement de ma famille reflète ce que nous voyons à Gaza, même si la principale différence réside dans l’ampleur et la rapidité avec laquelle les événements s’enchaînent. Le village d’Iraq Al-Manshiyya, situé à une trentaine de kilomètres de Gaza, a été le dernier village à être occupé et nettoyé ethniquement en avril 1949, lors de la Nakba. Il a subi trois tentatives des milices sionistes pour déplacer ses habitants, mais elles ont toutes échoué dans un premier temps. Cependant, lorsque ces milices sionistes se sont transformées en armée israélienne nouvellement formée, la stratégie s’est intensifiée. Iraq Al-Manshiyya est devenu la cible d’un siège brutal qui a duré dix mois. Tout au long de cette période, le village a été témoin de bombardements incessants, de tactiques de famine et d’atrocités diverses. Cela a épuisé la capacité de résistance des habitants. Finalement, les villageois ont reçu l’ordre de partir, soi-disant pour une période temporaire, jusqu’à ce que la situation « se calme ». Ils n’ont jamais pu revenir.

Ma famille a été contrainte de s’installer dans une zone proche d’Hébron, qui allait devenir le camp de réfugiés d’Al-Arroub. Au milieu de ces bouleversements, ma grand-mère a perdu son mari et son fils. Elle s’est retrouvée seule pour élever ses deux filles face à l’incertitude d’un nettoyage ethnique et du déplacement de population. Elle a porté le double fardeau d’être déplacée et de devoir gérer les responsabilités à la fois de mère et de père de famille. En tant que femme, elle a dû faire face à des défis considérables.

C’est ainsi que j’ai été confrontée pour la première fois à l’intersection du déplacement et du genre. L’expérience de ma grand-mère en matière de perte, de survie et en tant que mère et veuve — naviguant entre les incertitudes et les vulnérabilités associées au statut de réfugiée —, a profondément influencé ma conception du monde. Ses combats ont façonné ma vision sur la manière dont les femmes, en particulier, supportent le poids de telles crises. Son histoire n’est pas unique, mais elle me sert de point d’entrée personnel dans ma recherche, qui explore la manière dont les filles et les femmes palestiniennes subissent et gèrent les effets combinés de la discrimination et de la violence basées sur le genre, dans le contexte du déplacement.

V. B. Comment l’expérience de votre grand-mère se reflète-t-elle aujourd’hui ?

A. J. Le dicton disant « on ne peut pas couvrir le soleil avec un tamis »1 rend parfaitement compte de la nature durable et indéniable de l’injustice à laquelle sont confrontés les Palestiniens. C’est une réalité qui reste aussi dure aujourd’hui qu’elle l’était à l’époque de ma grand-mère. Ses mots me reviennent toujours à l’esprit lorsque j’entends la phrase « parce qu’ils sont Palestiniens » qui est utilisée pour expliquer les difficultés rencontrées par les réfugiés dans les camps de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) en Syrie, au Liban et en Jordanie.

Cette réponse des travailleurs humanitaires à tant de questions sur les raisons justifiant que les Palestiniens soient soumis à des conditions aussi terribles fait écho à la même vérité que celle exprimée par ma grand-mère : nos souffrances sont enracinées dans l’injustice historique de la Nakba.

Je me souviens très bien d’un moment de mon enfance qui a révélé le lien profond entre le personnel et le politique. J’accompagnais ma grand-mère dans un dispensaire du camp de Baqaa en Jordanie. C’était l’hiver et le camp baignait dans une mer de boue. Lorsque les chaussures de ma grand-mère se sont enlisées dans la gadoue, nous avons dû faire demi-tour. Tout en marchant, elle maudissait les Britanniques. Perplexe, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que les Britanniques ont à voir là-dedans ? ». Elle a répondu : « Si les Britanniques n’avaient pas cédé notre maison aux colons juifs, nous ne serions pas ici. Toutes ces souffrances sont dues à cela. » C’est à ce moment-là que j’ai compris pour la première fois à quel point la Nakba était ancrée dans les difficultés quotidiennes des Palestiniens. Cela a clarifié la façon dont l’acte originel de dépossession continue de se répercuter dans nos vies : de la boue sous nos pieds à la violence structurelle que nous endurons dans les camps de réfugiés, en passant par le déni de notre droit au retour.

Une politique jordanienne discriminatoire

V. B. Pouvez-vous nous parler de la politique jordanienne de 2013 qui interdit l’entrée pour les Palestiniens ?

A. J. La politique jordanienne de 2013, interdisant l’entrée des Palestiniens en Jordanie a été un moment charnière dans le traitement des réfugiés palestiniens, en particulier ceux qui fuyaient la Syrie. Cette politique doit être comprise dans le contexte de l’histoire de ce pays en matière de catégorisation de l’identité palestinienne, qui reflète des techniques coloniales plus profondes d’exclusion et de contrôle. Avant 2013, même si des restrictions existaient, les Palestiniens de Syrie étaient évalués au cas par cas, contrairement aux réfugiés syriens, dont la plupart étaient autorisés à entrer sur le territoire.

La politique de 2013 a toutefois mis fin à cette flexibilité en interdisant l’entrée à tous les Palestiniens, même lors de circonstances exceptionnelles. Pourquoi la Jordanie a-t-elle imposé des conditions d’entrée aussi strictes aux Palestiniens — alors que 60 % de sa population est d’origine palestinienne — mais a accueilli plus d’un demi-million de Syriens ? La réponse ne réside pas dans le nombre de réfugiés, mais dans leur identité. L’implication historique de la Jordanie dans la dissimulation ou la manipulation de l’identité palestinienne joue ici un rôle central, tout comme son intérêt à préserver son identité nationale et sa sécurité.

Le personnel de l’UNRWA, bien que capable d’aider les réfugiés palestiniens, a été confronté à des restrictions lorsqu’il a travaillé avec des personnes vivant illégalement en Jordanie, les autorités ayant interdit à cette catégorie de réfugiées de bénéficier des aides. La peur d’être pris en flagrant délit a souvent empêché ces réfugiés, en particulier les femmes, de s’enregistrer auprès de l’UNRWA, ce qui signifie qu’ils sont restés sans papiers et n’ont pas eu accès aux services essentiels. Pour les autres organisations humanitaires, la situation était encore plus restrictive. Les Palestiniens n’étant pas considérés comme « éligibles » à leurs aides, nombre d’entre eux se sont retrouvés hors de portée de l’aide humanitaire. Cette exclusion a aggravé leur situation précaire et vulnérable.

V. B. Il y a plusieurs réfugiées palestiniennes exceptionnelles dont vous racontez l’histoire avec une connaissance intime et profonde. Pourriez-vous nous parler de l’une d’entre elles ?

A. J. Aida est une réfugiée palestinienne de 68 ans qui a fui la Syrie avec son mari au début du conflit là-bas. Originaire de Mouzayrib, près de Deraa, Aida a vécu des bouleversements inimaginables, notamment la mort de ses deux fils aux mains du régime syrien. Sa fille est morte de chagrin après avoir perdu ses propres enfants. Aida a une fille en Suisse et plusieurs autres enfants qui ont été confrontés à diverses difficultés dans leurs tentatives d’entrer en Jordanie.

Bien qu’ils aient obtenu la nationalité jordanienne, Aida et son mari ont découvert des années plus tard, lorsqu’ils ont tenté de renouveler leurs passeports, que leur nationalité avait été révoquée. Ils ont réussi à entrer en Jordanie en utilisant des documents de voyage jordaniens-palestiniens temporaires, mais leurs enfants se sont heurtés à d’importants obstacles. Leurs fils, incapables d’entrer en Jordanie, ont été détenus ou laissés en Syrie ; leurs filles, mariées à des réfugiés palestiniens de Syrie, se sont vu refuser l’entrée de la même manière. La famille d’Aida est aujourd’hui dispersée dans différents pays, ce qui met en évidence la catégorisation et la marginalisation complexes des réfugiés palestiniens en Jordanie.

Comme le montrent les récits des femmes palestiniennes, ce processus de catégorisation est enraciné dans les événements historiques qui ont précédé et suivi la Nakba de 1948. Il constitue un élément clé de la survie politique de la Jordanie et de sa quête de légitimité.

Au cours des 74 dernières années, les politiques jordaniennes ont créé des sous-groupes distincts parmi les réfugiés palestiniens : les citoyens-réfugiés de 1948 ; les citoyens temporaires de Cisjordanie de 1967 ; les réfugiés de Gaza portant des passeports temporaires et les réfugiés illégaux et invisibles de Syrie. Ces multiples catégories révèlent comment l’État a géré l’identité palestinienne de manière à servir ses intérêts nationaux tout en s’alignant sur les techniques plus larges d’exclusion, empruntées aux Israéliens.

En ce qui concerne la politique de 2013, Aida et sa famille paient le coût humain de cette politique. Les récits de leurs souffrances et de leurs deuils — qu’ils soient causés par la mort, la détention ou la séparation forcée — illustre le fait que la politique d’interdiction d’entrée de 2013 ne visait pas seulement à contrôler les frontières. Elle servait aussi à préserver l’identité politique de la Jordanie en effaçant les réfugiés palestiniens, même ceux qui avaient des liens profonds avec le pays.

Le rôle joué par les organisations humanitaires

V. B. Que pensez-vous des organisations humanitaires des Nations unies et d’autres organisations qui travaillent dans le contexte que vous décrivez ?

A. J. Le rôle joué par les organisations humanitaires dans l’exceptionnalisme des réfugiés palestiniens de Syrie est impardonnable. En refusant aux réfugiés palestiniens de Syrie leur droit à l’aide humanitaire parce qu’ils sont catégorisés comme « réfugiés de l’UNRWA », ces organisations non seulement ne respectent pas leurs principes déclarés, mais contribuent également à un système qui marginalise les identités palestiniennes.

Cette contradiction est particulièrement évidente dans la manière dont les agences des Nations unies et d’autres organisations humanitaires opèrent. Leurs pratiques sapent souvent les principes fondamentaux de l’égalité des sexes et le cadre fondé sur les droits humains. En appliquant des résolutions et des conventions qui excluent les réfugiés palestiniens de la protection internationale, ces organisations normalisent des récits de déplacement qui renforcent les structures mêmes d’oppression qu’elles prétendent combattre. Ce faisant, elles participent activement à l’institutionnalisation et à la perpétuation de la violence épistémique associée au colonialisme envers les Palestiniens.

L’éducation comme outil de résistance

V. B. Pourriez-vous nous parler de votre position actuelle face au génocide à Gaza, notamment votre travail dans le domaine de l’éducation que vous considérez comme une valeur fondamentale de la société palestinienne ?

A. J. En réaction au génocide de Gaza, un groupe d’universitaires palestiniens, dont je fais partie, s’est réuni à Londres en novembre 2023 pour examiner comment nous pouvons collectivement sauvegarder et reconstruire les institutions éducatives qui ont été au cœur de la société palestinienne, de la résistance et du soumoud 2. L’éducation est depuis longtemps un outil de résistance pour les Palestiniens, et le ciblage délibéré des universitaires par les forces israéliennes est une tentative d’effacer l’identité, la culture et l’histoire palestiniennes. Cette stratégie est ancrée dans la logique coloniale d’élimination de « l’Autre » sous toutes ses formes, non seulement par la violence physique, mais aussi par le démantèlement des cadres intellectuels et culturels qui soutiennent l’identité palestinienne.

Nos discussions ont porté sur la nécessité d’établir un réseau universitaire de base qui relierait les universitaires palestiniens entre eux, en Palestine et dans la diaspora. En encourageant la collaboration, le partage des connaissances et la solidarité, nous visons à préserver les acquis éducatifs qui ont permis à la société palestinienne de s’émanciper. Cet objectif est particulièrement crucial compte tenu de la dévastation de Gaza, où l’impossibilité d’accéder à l’éducation entraîne un profond sentiment de désespoir, comme l’ont souligné de nombreuses femmes intervenant dans mon livre.

Nous nous sommes engagés à créer une communauté universitaire qui non seulement protégera les institutions existantes, mais développera également de nouvelles initiatives visant à amplifier les voix palestiniennes. Grâce à cette convergence, nous cherchons à garantir aux générations futures de Palestiniens une éducation qu’ils peuvent utiliser comme moyen de résistance et d’autonomisation, même face à la violence coloniale et à l’occupation.

1Utilisé lorsque l’on tente de dissimuler une erreur manifeste par une excuse peu convaincante.

2NDLR. Terme difficilement traduisible qui décrit la persévérance des Palestiniens à rester sur leurs terres et à résister à la colonisation. C’est une résistance qui s’inscrit dans la vie quotidienne. Dans la diaspora, c’est aussi le maintien de leur lien avec la terre palestinienne et leur peuple.

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