Les connaisseurs avisés comme les spectateurs profanes s’accorderont sans doute sur le terme « chef d’œuvre » pour caractériser le dernier long-métrage du cinéaste franco-irakien Abbas Fahdel, sorti en salles mi-février. Consacré en France et par les médias du monde entier, ce film est un réquisitoire bouleversant contre la guerre d’Irak, d’une durée de six heures, appelé à demeurer un classique du genre parmi la pléiade de reportages et fictions réalisés au cours de la dernière décennie. C’est la première fois en treize ans qu’un tel opus restitue enfin la parole aux Irakiens, hommes, femmes et enfants, dont le drame, vécu au quotidien, a précédé de loin la mise à bas du régime baasiste en avril 2003 et plonge ses racines dans les entremêlements complexes d’une trajectoire turbulente, inachevée et dramatiquement méconnue du public. Il n’est donc pas question ici de snipers hollywoodiens ou d’insurgés cagoulés, mais plutôt de l’Irak « ordinaire », en temps de paix et de guerre, de ses habitants, de son environnement, de ses paysages et trésors innombrables — dont beaucoup ont été détruits.
Appréhendé sous cet angle, le film d’Abbas Fahdel a pour talent premier de savoir se placer dans ce continuum historique, dans cette profondeur du temps, qui lui confère toute son épaisseur au-delà de l’actualité immédiate. En exil depuis les années 1980, le cinéaste réinvestit autant qu’il libère des discours populaires trop longtemps occultés, brimés, écrasés par les années de plomb et de misère, puis par une occupation aussi brutale que mensongère dont le monde n’a malheureusement pas fini de constater, impuissant, les effets délétères. Le choix du contexte familial comme lieu de la narration — plus précisément de « révélation » de cet Irak toujours « expliqué » paradoxalement par des experts extérieurs — offre un récit à la fois intimiste et pudique, en ce qu’il ne montre jamais l’ampleur des horreurs de la guerre et des souffrances constantes subies par les civils sur le terrain. Outre affranchir les mots, il s’agit de rendre un semblant de dignité à ceux que l’Histoire a longtemps oubliés. Derrière une caméra légère se dévoilent aussi un homme, une vie, mille rêves et tourments, ainsi que des regrets, des doutes, mais aussi un espoir à toute épreuve, solidement chevillé au corps.
Avant et après la chute
L’ouverture du film entraîne le spectateur dans une période jusque-là peu analysée et encore peu comprise de la trajectoire contemporaine de l’Irak : l’embargo qui, au cours des années 1990, aura signé les dernières heures du pouvoir sans partage de Saddam Hussein. Le « temps figé » dans lequel le pays se voit happé, au terme de sanglantes conflagrations — celle contre l’Iran tout d’abord, entre 1980 et 1988, puis la guerre du Golfe de 1990-1991 — ressort dans le quotidien calme et du reste troublant d’une famille appartenant à la classe moyenne et filmée à Bagdad à partir de 2002. Alors que la télévision officielle continue d’abreuver chaque jour le peuple des paroles triomphalistes du raïs, les journées s’écoulent dans une routine étrange, ponctuée de repas silencieux et de discussions amusées sur le banc d’une cour. Des voyages sont parfois organisés en dehors des murs de la capitale, qui laissent entrevoir quelques bribes de vie d’une contrée à l’autre, au pays des deux fleuves.
En dépit de sa déroute militaire fracassante au Koweït, le régime a tenu envers et contre tout, usant d’une pléiade de stratagèmes pour se perpétuer, à commencer par la « retribalisation » de ses structures et par une « campagne pour la foi » dont l’entrée en matière du documentaire nous révèle les signes évidents. Saddam Hussein, quant à lui, s’est maintenu au sommet de l’État en s’imposant par la force à une population dont les visages trahissent clairement la lassitude, mâtinée d’angoisse à mesure que la guerre se rapproche et qui n’ont cependant pas encore désavoué le « père de la patrie ». Tandis que la famine a été évitée de peu, membres et sympathisants du Baas entonnent les chants à la gloire du parti en plein jour, dans les bazars ou en pleine rue ; d’autres clament déjà leur amour de l’islam et de son Prophète. Le « calife » Ibrahim n’est alors pas encore entré en scène, et celui qui incarne l’Irak et demeure son emblème, admiré ou haï, est encore Saddam. Après sa pendaison fin 2006, le tyran déchu continuera d’ailleurs de jeter une ombre inquiétante sur le pays, où violence et autoritarisme persistent malgré la promesse de démocratie.
Pendant les trois premières heures du film, les Américains sont physiquement absents ; ils ne surgiront que dans la seconde partie. Or, symboliquement, ils sont omniprésents, ne serait-ce que par les traces indélébiles laissées derrière elles par les frappes de la coalition durant la guerre du Golfe, puis à l’occasion de la « guerre sans nom ». Dans la nuit du 12 au 13 février 1991, l’abri anti-atomique d’Al-Amiriyya, plus tard transformé en musée, a été bombardé car Washington croyait que Saddam Hussein s’y était réfugié. Plus de quatre cents civils ont péri. Les Irakiens, concernés au premier chef, se préparent à un nouveau drame. Ils réparent les vitres fissurées par le précédent conflit à coups de ruban adhésif, regroupent les rations alimentaires, installent des puits pour assurer de l’eau potable aux leurs lors des hostilités, font sécher et stockent méthodiquement le pain. De jeunes Irakiennes studieuses s’amusent d’avoir à utiliser des couches pour se protéger d’une éventuelle attaque chimique, au moment où des gamins jouent sur un terrain vague, dans les ordures, avec d’anciens armements. Rassemblés autour du téléviseur, tous s’étonnent du degré de mobilisation internationale contre la guerre, même s’ils savent quelle épée de Damoclès pèse sur eux, d’ores et déjà résignés au pire.
Le choc et l’effroi
La stratégie de « choc et effroi » promue par l’administration de George W. Bush confirmera toutes leurs prédictions, et bien au-delà. Si les opérations militaires de mars 2003 ne sont pas formellement relatées, la deuxième partie du documentaire extirpe notre famille de son havre de paix en l’exposant à l’extérieur, à un Irak certes débarrassé de la figure tutélaire de Saddam Hussein mais occupé, ravagé, plus meurtrier encore que la dictature, où la survie est devenue la norme. Ce qui restait d’institutions nationales s’est effondré, destructions et insécurité sévissent partout, la rancœur face aux pillages et à l’arrogance de l’armée américaine est palpable. La radio, elle, égrène le nombre de morts au sein de la coalition, d’un barrage routier à l’autre. Le calme factice a fait place au chaos, trahissant le serment de liberté fait aux Irakiens et les contraignant à se cloîtrer et à s’armer. Pour la majorité, la « démocratie » n’est rien d’autre qu’une nouvelle colonisation qui ne dit pas son nom, un mensonge les privant de tout, et pour commencer de leur honneur. À aucun moment l’ancienne opposition, rentrée sur les chars américains, n’apparaît de manière visible, abandonnant ceux qu’elle prétendait représenter à leur sort tragique. De ce point de vue, Homeland anticipe la montée en puissance d’un groupe comme l’État islamique, sur fond de dénuement, de criminalité généralisée, de rancœur face à l’envahisseur et ses abus, de haines et représailles mutuelles.
D’une enfance à l’autre
Abbas Fahdel retranscrit surtout la douleur et l’absurdité de cette guerre à travers la figure de son jeune neveu Haïdar, qui prédit lui-même qu’elle sera « intense et destructrice ». L’enfant, alors âgé de 12 ans, tantôt guilleret, tantôt mélancolique, ouvre le documentaire et le guide tout au long des deux volets. D’abord empli de lumière, puis plongé dans le noir lorsque des tirs inconnus le raflent, Haïdar porte cet Irak qui, coûte que coûte, a décidé de survivre. Il se précipite ainsi pour la construction du puits familial, s’enthousiasme des virées à la campagne, fait montre d’une intelligence et d’un humour hors normes, alors que la lourde mémoire du pays l’imprègne tout autant que ses aînés. L’adolescent symbolise la jeunesse de l’embargo, née et élevée dans la rudesse de la vie et que l’occupation achèvera de briser, comme la génération de ses parents. Une jeunesse poussée vers la résistance armée à l’occupant, souvent vers la violence extrême, quand elle ne tombe pas dans les bras de la mort. Témoin d’événements qui le dépassent, victime prématurée du fiasco irakien, Haïdar fait avancer le spectateur étape par étape ; il le hante tel un esprit venu livrer à un ignorant les dernières images d’une civilisation majestueuse avant son ultime destruction.
Il aura fallu plus d’une décennie à Fahdel pour surmonter la perte de son neveu et trouver la force de l’évoquer à demi-mot, pour s’en défaire. Sans compter les difficultés qu’il a rencontrées pour produire son film. Homeland constitue, à cet égard, le couronnement d’une œuvre cinématographique qu’il est loin d’avoir conclue et qu’il confirme. Quoiqu’il ne se montre pas directement à l’écran, nous n’oublierons pas ses larmes, sur scène, sous une lumière crue, lors de la projection du film en avant-première nationale au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille, le 31 janvier dernier.
Ce matin-là, Fahdel était redevenu un enfant, l’enfant de l’Irak et de son indicible agonie. Né à Babylone, il a développé une vocation précoce pour le cinéma et quitté son pays à 18 ans pour étudier en France. Il y a découvert les grands classiques et s’est pris de passion pour la Nouvelle Vague. Il reconnaîtra avoir nourri une grande culpabilité à s’être absenté si longuement et c’est l’optique d’une nouvelle guerre qui l’a poussé à rentrer en Irak pour y retrouver les siens et filmer ce qu’il percevait comme une séquence-clé de l’Histoire. Il a retrouvé par ce biais son ami, le célèbre metteur en scène Sami Kaftan, qui lui a servi de « couverture » en 2002 pour certains plans, et dont les larmes sont aussi marquantes.
Pour Homeland, Abbas Fahdel est retourné à deux reprises en Irak, avant et après la guerre. « Ce film, c’est ma vie », disait-il déjà d’une précédente œuvre, avec une émotion semblable. Il a fait de cette dernière production une ode à sa terre natale, un hymne à l’humain dans ce qu’il possède de plus universel et, sur un plan artistique, un hommage au cinéma irakien qui — même aux pires heures — a survécu.
De retour au pays, Fahdel a produit plusieurs autres films, parmi lesquels Retour à Babylone (Al-Awdaila Babil) en 2002 qui dépeint les ravages de l’autoritarisme et de l’embargo, et à propos duquel il avait déclaré que « le passé, avec sa splendeur accablante et ses senteurs de paradis perdu, est trop douloureux à porter pour les Irakiens » ; ou L’aube du monde (Fajr al-alam), qui revient en 2008 sur les conséquences des guerres successives et du soulèvement de 1991 dans la région des marais du Sud. À ses côtés se tient une avant-garde de cinéastes qui tous contribuent à cette résurrection visuelle, et que le public aurait intérêt à découvrir1.
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1Pour une liste exhaustive, se référer à l’ouvrage de l’auteure : Irak : de Babylone à l’État islamique. Idées reçues sur une nation complexe, Paris, Le Cavalier Bleu, 2015.