Tel-Aviv est devenue l’une des villes les plus « gay friendly » du monde. Les médias et les réseaux sociaux présentent la cité israélienne comme un havre de tolérance, et l’une des grandes destinations de la fête mondialisée. En 2016, 35 000 touristes gays — les femmes étant peu représentées — y ont débarqué pour participer à la parade annuelle de la fierté homosexuelle. Mieux, à en croire des centaines d’articles éblouis et de sites web enthousiastes, le pays tout entier serait devenu un paradis pour les homos. Jusqu’à l’armée qui poste sur son compte Facebook, en 2012, la photo de deux soldats se tenant tendrement par la main et se vante d’avoir été la deuxième au monde, après celle des Pays-Bas, à reconnaître des droits aux militaires homosexuels, dès 1995.
Ainsi, Israël se présente-t-il à l’Occident comme un phare de la liberté individuelle et de la modernité au milieu d’un Proche-Orient rétrograde. Mais cette image est un mirage selon l’enquête de Jean Stern, qui fera sans nul doute grincer quelques dents. Cet ancien de Libération, journaliste chevronné aujourd’hui rédacteur en chef du magazine de la section française d’Amnesty International La chronique a été cofondateur du magazine Gai pied, étendard de la cause homosexuelle dans les années 1980 et 1990. Il n’apprécie pas de voir tourner à plein régime la « lessiveuse rose » (« pinkwashing »). Comment un pays à forte tendance homophobe peut-il se faire passer pour un ami des gays ? Car les Israéliens estiment à 46 % que l’homosexualité est une perversion, selon un sondage paru en 2014 dans le quotidien israélien Haaretz, opinion partagée par seulement 10 % des Français. Comment un État qui réprime et colonise un autre peuple peut-il passer pour un défenseur des libertés ? « Modèle de domination pour les islamophobes et les réactionnaires, Israël s’offre en modèle pour les homosexuels », déplore Jean Stern — ce dont profite évidemment le gouvernement de Benyamin Nétanyahou.
La marque Israël
Passant derrière le miroir, le journaliste décortique avec alacrité, au fil d’une enquête sur place, les ressorts cachés de la rencontre entre une communication officielle sophistiquée et une communauté homosexuelle nationale et internationale avide de normalité et insensible aux réalités de la région. Au commencement était le marketing. Le succès de « Tel-Aviv capitale gay mondiale » est avant tout une réussite des techniques parfaitement maîtrisées de la hasbara, la propagande israélienne. L’image catastrophique du pays qui s’est aggravée depuis les années 2000 et la seconde intifada palestinienne a conduit notamment la ministre des affaires étrangères Tzipi Livni à créer en 2007 une Israel brand management team (équipe de gestion de la marque Israël). Objectif : attirer les touristes, devenus trop rares, en effaçant l’occupation, le mur, les Palestiniens opprimés, les colonies et même la réussite de la high-tech, trop liée aux armes et au ministère de la défense. Il faut aussi faire oublier les pèlerinages chrétiens, vus comme ringards et pratiqués par des fidèles désargentés. Place à Tel-Aviv, ses bars branchés, ses plages et sa vie nocturne. Et ses beaux garçons. C’est un diplomate israélien qui fut en poste à New York, David Saranga, spécialiste des réseaux sociaux et des ripostes numériques, qui a le premier l’idée de rajouter un volet spécifique : vendre « la vie gay plutôt que la vie de Jésus aux libéraux gays américains ».
La lessiveuse rose se met en marche, pilotée par l’État et la municipalité de Tel-Aviv : campagne de promotion confiée à un cabinet spécialisé dans le marketing gay basé aux Pays-Bas, subventions massives, prise en main de la « semaine de la fierté » annuelle par la mairie, qui illumine la façade de l’hôtel de ville aux couleurs du drapeau arc-en-ciel, gigantesque party pour 10 000 personnes dans le stade de football, etc. Une bulle au milieu de la guerre. Ramallah, la « capitale » de la Cisjordanie est à 60 kilomètres. En levant les yeux vers la mer, les fêtards peuvent voir passer les avions et les hélicoptères qui vont bombarder la bande de Gaza, distante de 75 kilomètres. Mais ils ne veulent pas le savoir. Au cœur des festivités, la réponse aux questions de Jean Stern est toujours la même. Prêts à s’épancher sur le combat des minorités et la liberté, les personnes interrogées « ne savent pas trop » et « manquent d’informations » sur la Palestine, « c’est compliqué ».
La « lessiveuse rose »
Bref, ils s’en fichent ; la lessiveuse rose nettoie également à l’intérieur. Le livre présente dans son cahier photos un adjoint au maire de Tel-Aviv, major de réserve, et son mari, capitaine, posant fièrement en uniforme avec leurs trois filles, nées par gestation pour autrui (GPA), grâce à des mères porteuses en Inde et en Thaïlande. Une photo qui demande à être décodée tant elle résume à elle seule les ingrédients du « mirage gay ». Pour se marier, les deux hommes ont dû aller à l’étranger : le mariage pour tous n’est pas reconnu en Israël, pas plus que le mariage civil pour les hétérosexuels, d’ailleurs. Et ces gentils papas sont par ailleurs membres d’une armée d’occupation.
Mais quand on communique, il faut durer dans le temps en lançant régulièrement de nouvelles initiatives. La mairie de Tel-Aviv suit de près l’actualité, fut-ce à des milliers de kilomètres. En mai 2013, la conseillère presse du maire de Tel-Aviv découvre à la télévision la cérémonie du premier mariage homosexuel en France après le vote de la loi du 17 mai 2013 « ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ». Le maire leur téléphone en personne pour inviter le couple tous frais payés à la parade gay. L’ambassadeur de France réclamera l’honneur de le loger à sa résidence. Dans leurs nombreux interviews, les mariés, militants LGBT [NDLR. Lesbiennes, gays, bisexuels et transexuels.], refusent de se prononcer sur la politique israélienne. Ils repartiront avec le titre d’ « ambassadeurs d’honneur du gay Tel-Aviv ». D’autres représentants de la mouvance homosexuelle suivront le même chemin, comme cette délégation de « gays progressistes » américains qui ne trouveront rien à redire à l’occupation.
Orientalisme sexuel
Jean Stern décode, en commençant par l’exploitation du néo-orientalisme qui attire nombre d’homosexuels en Israël. Pour lui, les juifs orientaux, les mizrahi, remplaceraient dans l’imaginaire gay la figure de l’Arabe, objet de désir exotique de Lawrence d’Arabie à André Gide en passant plus récemment par les banlieues parisiennes, mais désormais moins accessible dans un monde devenu plus dangereux. « Comble pour un pays de plus en plus raciste, Israël utilise sa diversité pour relancer l’orientalisme sexuel ». Chez les Israéliens, pourtant, on se mélange peu, comme en témoigne la saisissante description de cette boîte de nuit qui organise une fois par mois deux soirées gay successives, l’une pour les « Arabes israéliens », les Palestiniens d’Israël restés sur place en 1948, la suivante pour les Israéliens juifs. La lessiveuse rose fait aussi disparaître les réalités sociales.
Les touristes gays, en général aisés, ne voient rien de la pauvreté engendrée par un État aujourd’hui ultralibéral. Une cécité qui découle plus généralement de l’orientation que des sociologues qualifient d’« homonationalisme », « avatar parmi d’autres de la lutte mondiale entre oppresseurs et opprimés » qui fait tenir à beaucoup d’homosexuels blancs un discours anti-arabe. Les voix des militants qui dénoncent cette dérive sont peu audibles. La tête pensante de la « révolution gay », Gal Uchovsky confie à l’auteur : « L’occupation n’intéresse plus les gays de Tel-Aviv. Moi-même, et plein de gens comme moi, on est en train de devenir complètement mainstream, on a rejoint le monde normal ».
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