De l’anticolonialisme au sionisme, variations d’Albert Memmi

Décédé le 22 mai 2020, l’écrivain et essayiste d’origine tunisienne fut l’auteur de livres majeurs sur la colonisation tels que le célèbre Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur écrit en 1957. Albert Memmi sera par la suite très critique à propos des États arabes post-indépendances, mais silencieux sur la colonisation israélienne et le malheur palestinien. Retour sur une trajectoire contradictoire — en apparence.

Portrait d’Albert Memmi en 1982

Une poignée de sel
pour aveugler le mal
Un morceau de charbon
contre les regards noirs…
Et sur le parchemin
les sept bénédictions
Tu peux partir en paix
Te voilà protégé
Mais reviens au plus vite
Pour que vive ta mère

Albert Memmi, Le Mirliton du ciel (1990)

« Je descendis dormir dans la cale », c’est ainsi que s’achève la dernière scène du premier roman du grand écrivain Albert Memmi La Statue de Sel, annonçant le départ du narrateur vers de nouveaux horizons. Le 22 mai 2020, Albert Memmi, enfant d’une famille juive et pauvre de Tunis, descendit à son tour « dormir dans la cale », laissant une œuvre foisonnante et finement provocante dont la réception mêle constamment et passionnément le scandale à l’enthousiasme.

Ce premier roman largement autobiographique qui décrit minutieusement l’impossibilité d’être pour un Tunisien juif de culture française, « à cheval entre deux cultures et deux classes sociales », constitue la trame d’une pensée exilée inclassable politiquement et géographiquement. Elle entretient un rapport souvent complexe aussi bien avec ses diverses sensibilités identitaires charnelles qu’avec ses multiples affiliations idéologiques et politiques. De cette histoire particulière naît une œuvre dont la quête principale est de trouver les mots justes pour décrire les mécanismes d’oppression dans toutes ses formes, de repérer les détails indispensables pour restituer les contours du « déchirement de l’âme » des opprimés, de rechercher moyennant un changement régulier d’espace et de temps les moyens de son apaisement.

Est-il parvenu à cette paix tant convoitée ? Le verdict que laissent entrevoir ses livres est sans appel : cet apaisement est impossible et la « respiration » rassurante du père de la première scène de son roman lui a été définitivement confisquée. De la déception engendrée par « l’idéal universaliste français » qui lui refusait tout simplement d’exister en tant que juif, au sort réservé à la Tunisie post-indépendance par ses alter ego de combat les « indigènes arabo-musulmans », en passant par la trahison des sionistes dont il se réclamait, un sentiment omniprésent de colère impuissante peuple ses écrits. Cette colère traduit sans doute un dépit amoureux de ne pas voir advenir son idéal d’émancipation « laïque et universaliste » dans toutes ses communautés d’appartenance choisies ou subies.

Pourtant, et malgré les polémiques que son œuvre suscite, un examen attentif des ruptures, des souffrances et des déceptions qui marquent sa trajectoire intellectuelle et personnelle peut paradoxalement nous éclairer sur les conditions d’accès des victimes de la domination à cet apaisement inaccessible.

De l’expérience intime vers le politique

Comme toutes les figures intellectuelles de la lutte anticoloniale, de Franz Fanon à Édouard Saïd en passant par Aimé Césaire et bien d’autres, Albert Memmi appartient à une génération pour laquelle la pensée jaillit du corps éprouvé au quotidien par l’expérience renouvelée et répétée de l’oppression et du déchirement identitaire particuliers aux « sujets colonisés ». Ses romans et ses essais sociologiques mettent en scène l’imaginaire et la vie réelle. Ils s’entrecroisent et se complexifient au fil des traumatismes, des duperies et des quiproquos noués à la fois entre ses différents personnages et aussi entre les différentes séquences qui marquent la grande histoire du passage d’un pays, la Tunisie, du colonialisme vers l’indépendance. Si l’écriture d’Albert Memmi est vivante, enlevée, pleine de situations cocasses et de répliques piquantes, elle plonge ses lecteurs dans l’expérience d’une introspection angoissée, d’un dépit amoureux perpétuel, d’une insatisfaction constante qui révèle l’impossibilité politique et intime d’« être » sous un régime colonial oppressif.

Ainsi dans ces deux premiers romans La Statue de sel (1953) et Agar (1955), devenus des classiques de la littérature francophone, Albert Memmi, nous livre, à travers la quête éprouvante de ses personnages qui ont subi la colonisation et qui continuent à l’éprouver, malgré leur volonté de s’en émanciper, l’étroite imbrication entre le vécu de l’auteur et les personnages qu’il met en scène. Les lecteurs y retrouvent en toile de fond deux thèmes centraux largement développés plus tard dans ses essais politiques/sociologiques, celui du rapport entre classes et entre peuples. C’est sans doute ce passage émouvant de son roman La Statue de sel qui décrit avec une rare finesse l’univers de la pauvreté, la fatalité de la reproduction sociale et la douloureuse dette/culpabilité de ceux qui peuvent s’en échapper :

Je t’ai nourri, habillé, j’ai accepté que tu ailles en classe alors que les fils de tous mes confrères sont au magasin à se durcir les doigts sur le cuir. Il ne pouvait pas dire qu’il me payait mes études et cela manquait dans son argumentation. Il en était d’autant plus furieux. Mais il réclamait pour le manque à gagner et mes années d’enfance. Et à cela je ne pouvais rien rétorquer et j’en étais exaspéré. Il présentait sa note, c’était tout.
— Je t’ai élevé.
— Oui, découvris-je, mais ton père t’a élevé, tu avais une dette ; j’élèverai mes enfants et je serai quitte aussi.

Plus tard et dans « Agar », il dépeint à travers les difficultés d’un couple mixte — Marie, Française et chrétienne et son mari un Tunisien juif — et avec une justesse déroutante, la manière dont la combinaison pour le moins explosive entre divergences culturelles et rapports de domination entre peuples interfèrent dans la sphère la plus intime de la vie des individus. Là aussi, le verdict d’Albert Memmi est sans appel, il décrit la rencontre entre le colonisé et le colonisateur comme impossible. Son issue ne peut être que la destruction mutuelle des deux protagonistes :

Oui, je les hais, je les hais ! Ce sont des sauvages ! Je déteste leurs coutumes moyenâgeuses et leur religion de primitifs ! … Et ils osent me repousser ! […] Mais tu penses comme eux ! Tu me repousses ! À force de les défendre, tu deviens comme eux !
Ah ! si encore je pouvais redevenir comme eux ! […] Mon malheur est que je ne suis plus comme personne. Je ne sais même pas me défendre contre ce dégoût de moi-même qu’elle me révèle, dont je suis envahi et que j’approuve.

Les mécanismes de la domination

La diversité et la richesse des expériences en partie rapportées dans ses romans lui servent dans sa quête théorique de ce qu’il appelle « la vérité » autour de thèmes comme la colonisation, l’aliénation, la dépendance ou encore le racisme. Fasciné par les écrivains et les philosophes des Lumières, Albert Memmi dit adopter comme eux une démarche scientifique dans la reconstitution de cette vérité.

Or, si on regarde de plus près, on peut facilement constater que sa vérité n’a rien d’absolu ni d’objectif comme le postulerait le langage des Lumières. Elle est à géométrie variable et indissociable du poids de chair de la vie et des soubresauts de l’histoire. Sa vérité est celle de la souffrance et de la colère plus ou moins maîtrisée qui rencontre l’objectivité froide de la mécanique de l’oppression et du colonialisme. De Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur (1957) à L’Homme dominé (1968) — où sont traités les cas du colonisé, du juif, du Noir, de la femme, ou encore sa synthèse sur Le Racisme (1982), Albert Memmi se sert à la fois de la description factuelle et de l’expérience sensorielle pour décrire les mécanismes de la domination dans toutes ses dimensions sensorielles tout autant que matérielles.

Son livre majeur est sans doute Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, un classique de la littérature anticoloniale. L’originalité de la contribution de ce livre écrit en 1957 réside d’abord dans sa capacité à articuler une analyse de la colonisation comme entreprise d’exploitation économique et politique, mais aussi dans son impact culturel et psychologique à la fois sur les colonisés et les colonisateurs. Il explique de manière précise qu’elle englobe non seulement l’asservissement économique, mais également l’anéantissement culturel et psychologique : « La colonisation n’est pas seulement une relation de classe à classe, mais de peuple à peuple ». Mobilisant trois dimensions clés : le profit, le privilège et Néron comme figure exemplaire de l’usurpation, il montre avec une justesse rare comment se fabriquent les colonisés et les colonisateurs, le patriotisme des uns et l’arrogance des autres menant in fine à la destruction des deux. Cette analyse qui allie classe et peuple (race) deviendra plus tard une des matrices centrales des études postcoloniales et décoloniales.

La deuxième contribution majeure de ce livre est de dresser un portrait détaillé de « la pyramide des tyranneaux » en distinguant les « colonisateurs de gauche » qui n’assument pas d’être des colonisateurs, les mystifiés de la colonisation (Italiens, Maltais de Tunisie), les candidats à l’assimilation (la majorité des juifs) ou encore les assimilés de fraîche date (Corses en Tunisie, Espagnols en Algérie) et les agents de l’autorité recrutés parmi les colonisés eux-mêmes :

Dans cette pyramide de tyranneaux, que j’ai essayé de décrire, et qui constitue le squelette de toute société coloniale, nous (les juifs) nous sommes trouvés juste à un degré plus élevé que nos concitoyens musulmans. Nos privilèges étaient dérisoires mais ils suffisaient à nous donner quelque orgueil et de nous faire espérer que nous n’étions plus assimilables à la masse des colonisés musulmans qui forme la base dernière de la pyramide.

La description de la géométrie de la violence économique et symbolique qui régule les rapports entre ces différents groupes lui sert pour éclairer le rôle de cette pyramide dans le maintien du système des privilèges indispensables à tout système colonial, mais aussi son impact dévastateur sur les colonisés niés dans leur existence.

Enfin, il conclut ce livre par l’impossible aménagement de la relation entre le colonisé et le colonisateur en spécifiant que la colonisation comme tout autre type de domination portait en elle-même « sa propre contradiction qui tôt ou tard devait mourir ». Et s’il avoue que l’échec ne le réjouit pas, il affirme que l’assimilation ne peut se faire, car elle est incompatible avec la relation coloniale :

L’assimilation est encore le contraire de la colonisation ; puisqu’elle tend à confondre colonisateurs et colonisés, donc à supprimer les privilèges, donc la relation coloniale.

Cette idée centrale qui irriguera ses essais ultérieurs et d’une grande actualité aujourd’hui à l’aune du mouvement « Black lives matter ». Elle vient rappeler avec force que les politiques qui promeuvent l’assimilation aux sociétés occidentales ou le métissage demeurent impuissantes devant le spectacle de la mort et l’exploitation des groupes opprimés et racisés. La thèse défendue par Albert Memmi et d’autres est que la reconquête de soi ne supporte aucun aménagement possible avec les dominants et ne peut se faire qu’en supprimant purement et simplement la situation objective, matérielle de la domination et les privilèges qu’elle induit.

Les ex-colonisés à l’épreuve du désenchantement

Mais alors comment celui qui a si bien décrit les affres de l’entreprise coloniale peut-il soutenir l’entreprise coloniale sioniste ? Comment celui qui a si bien détaillé les blessures profondes causées par le colonialisme sur les peuples indigènes peut-il être aussi intransigeant avec les États post-indépendances ?

Cinquante ans après les indépendances, Albert Memmi écrit son livre le plus polémique et surement celui qui a suscité le plus de scandales dans les pays arabes : Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (2005) dans lequel il tente de peindre le nouveau citoyen apparu après l’indépendance. Il exprime son désenchantement et sa colère face à la corruption et à l’absence de démocratie, notamment dans les pays arabes. Mais s’il fait porter la responsabilité de cet échec d’abord à l’élite politique et intellectuelle de ces pays, il minimise vigoureusement le rôle du passé colonial. Il offre exclusivement des explications essentialistes qui font attribuer les malheurs du « tiers monde » à ses traditions culturelles et religieuses qui bloqueraient l’accès aux meilleurs acquis d’une modernité occidentale, dont il aurait fallu s’inspirer : libertés individuelles, universalisme et laïcité.

Si la tentation est grande de dire que ce livre est une contradiction dans la trajectoire d’Albert Memmi, force est de rappeler que cette explication déterministe et problématique n’est ni originale ni propre à cet auteur ; elle est largement partagée dans les pays du Sud par l’élite « moderniste » qui a porté les luttes anticoloniales. En effet, si une bonne partie de cette élite, de Léopold Sédar Senghor à Habib Bourguiba, d’Albert Memmi à Samir Amin a fourni les moyens intellectuels de la lutte anticoloniale, l’horizon d’émancipation indépassable reste pour elle l’idéal de la modernité occidentale dont la portée exclusivement et dramatiquement mythique a été pourtant largement démontrée.

Or — et paradoxalement —, c’est l’auteur du Portrait du colonisé qui peut nous aider à déconstruire ses dernières analyses problématiques. Peut-on réellement parler d’« ex-colonisé » alors que la situation coloniale qui unissait le colonisé au colonisateur, qu’il fallait détruire pour accéder à la dignité a juste mué en une indépendance formelle sans réelle souveraineté économique et politique ? Les guerres initiées par les puissances occidentales et leurs alliés régionaux ne rappellent-elles pas l’ampleur de la domination exercée sur le monde arabe ? Peut-on sérieusement imputer les difficultés du monde arabe à sa culture et à ses traditions alors que c’est Albert Memmi lui-même qui n’a cessé de rappeler que l’identité et la culture sont les seuls moyens de survie pour les « opprimés » ? Peut-on reléguer au second plan une analyse objective des structures matérielles d’oppression au profit d’une analyse exclusivement culturaliste ? Selon la première œuvre d’Albert Memmi, la réponse est certainement non.

Mais alors comment peut-on expliquer la violence du Portrait du décolonisé ? Celui qui avait déjà prédit que « la pyramide des tyranneaux » mise en place par la colonisation ne laisserait peut-être pas de place aux juifs, aux « pieds noirs » et à d’autres pour une coexistence pacifique dans la Tunisie post-indépendance, s’est trouvé à nouveau à l’épreuve du réel. La société tunisienne s’est débattue non seulement avec les dégâts du colonialisme, mais aussi avec les répercussions du sionisme dont les premières victimes sont certes les Palestiniens, mais aussi les Arabes et les Berbères juifs d’Afrique du Nord qui ont été poussés violemment à l’exil.

Face à cette réalité douloureuse, en quête perpétuelle d’une place régulièrement confisquée par la tyrannie de l’histoire, Albert Memmi choisit d’être sioniste. Il affirme dans son livre Juifs et Arabes (1974) que l’antisémitisme dans le monde arabe n’est pas seulement la conséquence du sionisme, mais qu’« Israël est la réponse à la répression que les Juifs ont rencontrée dans le monde entier, y compris la répression que nous, les Juifs des pays arabes, eûmes à endurer ». S’il a critiqué la politique d’occupation israélienne ou la droite israélienne qui ne correspond pas à son idéal universaliste et laïque, ses écrits restent silencieux sur la dimension coloniale du projet sioniste et son impact sur le peuple palestinien, mais aussi sur les violences exercées par Israël dans tout le monde arabe, du Liban à la Jordanie en passant par l’Égypte et la Tunisie. Cette fois-ci le dépit amoureux est vécu par les lecteurs d’Albert Memmi défenseurs de la cause palestinienne.

Comment donner sens à cet itinéraire aussi passionnant que provocateur ? Ce qu’on peut retenir est que l’identité est, comme l’a écrit Mahmoud Darwish, d’abord une autodéfense pour celles et ceux qui comme Albert Memmi appartiennent « à l’interrogation de la victime » :

Et l’identité ? J’ai dit.
Il répondit : Autodéfense… Donnée à la naissance, l’identité est finalement façonnée par celui qui la porte, elle n’est pas héritage. Je suis le multiple… En moi, mon dehors renouvelé. Mais j’appartiens à l’interrogation de la victime.

Mahmoud Darwich, « Contrepoint »]].

Cette trajectoire politique et intellectuelle qui paraît à première vue contradictoire prend tout son sens si on l’examine à la lumière de son intuition initiale, à savoir l’impossibilité de faire coïncider le destin des Arabo-Berbères juifs avec celui des Arabo-musulmans tant que perdure l’ordre néocolonial dans le monde arabe. Seule une destruction de cet ordre politique, économique et politique pourrait permettre à ces deux groupes longtemps et minutieusement séparés de mettre fin à leur domination, de se reconnecter avec leur destin fatalement commun, et de retrouver leur dignité.

À l’heure où un nouveau projet israélien d’annexion de pans de la Cisjordanie se profile, l’œuvre d’Albert Memmi et celles d’auteurs anticoloniaux nous rappelle que seul le démantèlement de toutes les structures et toutes les institutions qui maintiennent les pratiques coloniales d’Israël entérinant une démocratie racialiste sous le nom d’« État juif » peut mettre fin à l’oppression des Palestiniens comme à celle de toutes les minorités ethniques et religieuses. Autrement, les Palestiniens n’ont d’autre choix que de continuer inlassablement leur combat pour la dignité et donneront encore une fois raison à Albert Memmi qui écrit dans L’Homme dominé (1963) :

Celui qui a été démesurément écrasé et humilié est obligé de s’opposer démesurément.

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