Cinéma

« Alam », les quatre cent coups en Palestine

Récit d’apprentissage et comédie douce-amère, le film de Firas Khoury, qui sort en France ce mercredi 30 août 2023, raconte l’éveil de la conscience politique de lycéens palestiniens vivant en Israël. Alam traite de façon légère le lourd sujet de la domination coloniale.

On pourrait croire au début qu’Alam, le premier long-métrage du cinéaste palestinien Firas Khoury, a l’indolence des garçons adolescents qui en sont les protagonistes. Pourtant ce film palestinien traitant du nationalisme et de son symbole le plus commun, le drapeau, celui qui opprime comme celui qui libère ou qui est supposé le faire, a une profondeur qui le rend tout sauf apathique. Au-delà d’un amusant scénario et de dialogues bien sentis, son véritable sujet porte sur l’Histoire, celle que l’on vit comme celle que l’on enseigne, avec son lot de dissimulations et de mensonges. Khoury a une manière en apparence peu sérieuse d’affronter une histoire lourde pour les Palestiniens, et sa caméra n’est pas loin d’évoquer la grâce de celle du jeune Truffaut des Quatre cents coups. Au-delà de la géographie et de la temporalité, mais avec le même souci du contexte social, il raconte l’histoire d’une défaite à hauteur humaine, et on aurait tort de prendre sa fantaisie pour de la nonchalance.

Prenons donc une bande de garçons passablement potaches, occupés à ne rien faire et éventuellement à fumer des pétards. Tamer (Mahmood Bakri) et ses copains Safwat (Muhammad Abed Elrahman) et Shekel (Mohammad Karaki) sont trois jeunes d’une localité quelconque, banale à pleurer. Ils sont palestiniens, mais aussi israéliens, car ils font partie de cette minorité qu’on appelait autrefois les « Arabes israéliens » et qui préfère désormais le qualificatif de « Palestiniens de l’intérieur ». Ils sont les descendants, la quatrième génération déjà, des quelques milliers de personnes qui n’ont pas pris les chemins de l’exil en 1948. Mais les villages de leurs ancêtres ont disparu ; à la place, les Israéliens ont planté une forêt dont ils adorent les arbres de façon grotesque, ce qui permet à une femme israélienne à la figure hallucinée de crier : « On n’est pas en Palestine ici ! » Tout est dit : la colonisation est une expropriation, territoriale comme mentale.

« Un cours d’histoire, pas d’amnésie »

Tamer, Safwat et Shekel sont chez eux, mais pas chez eux, et d’ailleurs c’est le drapeau israélien qui flotte fièrement à l’entrée de leur lycée. Pour le bac, le professeur d’histoire leur assène la version sioniste de l’indépendance d’Israël en 1948, sans évoquer la Nakba, « la catastrophe » en arabe, et ses centaines de milliers de Palestiniens expulsés de leurs villes et leurs villages, ces centaines d’autres massacrés au cours d’opérations restées le plus souvent enfouies. Safwat proteste, réclame « un cours d’histoire, pas d’amnésie », mais le professeur ne sait rien d’autre que débiter ses vérités à géométrie variable. Et d’ailleurs, visiblement, cela lui convient.

Ces trois jeunes, et particulièrement Tamer pour des raisons familiales, sont parfaitement conscients de la domination israélienne sur leurs vies, mais n’ont ni l’envie ni surtout l’énergie de se mobiliser. « Faut toujours qu’on pense à Gaza, y’en a marre », dit par exemple l’un, l’autre répliquant : « T’as qu’à pas y penser ! ».

C’est une fille, nouvelle venue dans le lycée qui va les secouer par son charme, sa volonté et son sens de la répartie. Maysaa projette, la veille du jour de l’indépendance israélienne qui correspond pour les Palestiniens à cette Nakba qu’on ne leur enseigne pas, de remplacer au fronton du collège le drapeau israélien par le drapeau palestinien. Elle échafaude avec un camarade plus politisé que le trio de « glandeurs » tout un scénario pour mener à bien cette « opération ».

Ça n’a l’air de rien, peut paraître un peu ridicule pour un spectateur qui ignore que l’affichage d’une manière ou d’une autre du drapeau palestinien est strictement interdit en Israël. Cette action symbolique n’est donc pas sans danger, les Israéliens n’aiment pas beaucoup qu’on touche à leur drapeau et le risque s’ils se font prendre est d’aller en prison. Les esprits de la petite bande vont vite s’échauffer autour de la pertinence de ce projet d’« opération ». « Tu te crois à Hawaï ???? » se moque l’un d’eux. « C’est quoi la prochaine étape ? Libérer Jérusalem ? » ironise le père de Tamer. Mais Maysaa ne manque pas d’arguments très persuasifs ni de conscience politique à vif pour entraîner la petite bande à la suivre envers et contre tout.

« Nous ne sommes rien, soyons tout ».

Alam est, au fil de ses péripéties, un très bon film sur l’émergence de la conscience militante dans un contexte d’oppression, et pas seulement une charmante comédie aux accents politiques. Firas Khoury se situe à sa manière dans ce grand mouvement de la jeunesse palestinienne depuis quelques années, qui n’accepte plus les lâchetés, les abandons et les duperies de ses parents et grands-parents. Cette jeunesse veut se réapproprier une histoire occultée, refuse de se considérer partie prenante d’un pays qui a pour règle l’apartheid, cherche au-delà des contraintes de la séparation politique, juridique et territoriale à construire des ponts entre celles et ceux des frontières de 1948, de Cisjordanie et de Gaza.

« Le début de la libération, c’est quand tu peux afficher ton drapeau. La fin de la libération, c’est quand tu peux le brûler ! » tout est dit dans cette phrase tonique de Safwat, un camarade de la bande, qui entonne L’Internationale étendu dans le lit aux côtés de Tamer. Le chant sans frontières des peuples, celui qui réclame la lutte finale contre l’oppression et dont l’une des phrases correspond tout à fait au réveil lent mais réel de ces très sympathiques potaches palestiniens : « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Et cette jolie pirouette du réalisateur, dans ce contexte israélien pétri de nationalisme, de xénophobie et de racisme, fait chanter finalement un monde sans frontières et donc sans drapeaux, qui ne devrait pas être une utopie.

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