Théâtre

Antigone, rebelle afghane

Une troupe de toutes jeunes actrices, l’Afghan Girls Theater Group, porte avec puissance le geste de défi de l’Antigone de Sophocle dans Les Messagères, créé et mis en scène fin juin par Jean Bellorini au Théâtre national populaire de Villeurbanne.

@ Juliette Parisot

En mars 2012, à l’affiche du Théâtre des quartiers d’Ivry, grâce à l’engagement sans faille de son défunt directeur, Adel Hakim, le Théâtre national palestinien créait l’événement avec Antigone. La pièce, montée l’année précédente à Jérusalem, connaîtra une importante tournée et recevra le prix du Syndicat de la critique du meilleur spectacle étranger. Dans la tragédie de Sophocle, Antigone s’oppose jusqu’à ce que mort s’ensuive à l’ordre de Créon de ne pas donner de sépulture à son frère Polynice, tandis qu’après leur duel fratricide, Etéocle est enterré avec tous les honneurs. La fille d’Œdipe, en traçant une ligne de désobéissance radicale contre tout pouvoir arbitraire, est devenue l’une des figures féminines de résistance les plus mythiques et connues, se prêtant à toutes les renaissances en tout temps et en tous lieux. L’Antigone ukrainienne de Lucie Berelowitsch, créée en 2015 avec une troupe d’artistes ukrainiennes, dont les Dakh Daughters, se joue régulièrement et se réinterprète jusqu’à aujourd’hui. Au festival d’Avignon, Antigone in the Amazon, du metteur en scène suisse Milau Rau est venu éclairer le massacre des paysans sans terre de 1996, au Brésil, qui manifestaient pour obtenir des terres cultivables, et a été plébiscité autant par la critique que par le public. Souhaitons la même visibilité et le même succès à ces Messagères afghanes qui font elles aussi résonner la résistance de tout un peuple contre l’occupation, la spoliation ou la tyrannie !

@ Juliette Parisot

Une troupe exclusivement féminine

Lorsque, le 15 août 2021, les talibans prennent le pouvoir et font main basse sur Kaboul, d’innombrables Afghans cherchent à fuir le pays par tous les moyens. Parmi eux, une étonnante troupe de toutes jeunes comédiennes, l’Afghan Girls Theater Group, la seule troupe afghane exclusivement féminine. Fondée alors qu’elles étaient encore lycéennes avec le metteur en scène Naïm Karimi, fin 2015, et soutenue par l’Institut français en Afghanistan, la troupe crée et se produit régulièrement pour le public afghan. Une activité qui fait d’elles des cibles.

Elles sont neuf : Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Tahera Jafari, Marzia Jafari, Sohila Sakhizada. La plus jeune a alors tout juste 17 ans, la plus âgée 22. Grâce à un appel lancé par la plasticienne et performeuse Kubra Khademi, des directeurs et directrices de centres dramatiques nationaux, de centres chorégraphiques et de scènes nationales s’engagent à accueillir des artistes afghans menacés de mort ou d’emprisonnement. Les jeunes réfugiées de l’Afghan Girls Theater Group vont arriver dans la métropole lyonnaise et bénéficier de l’appui actif du directeur du Théâtre Nouvelle Génération, Joris Mathieu1, et du directeur du Théâtre national populaire (TNP). Elles ne seront pas séparées et pourront faire des études et travailler, bénéficier de cours de français -– aucune d’entre elles ne le parlait —, et surtout poursuivre leur formation artistique.

@ Juliette Parisot

Elles mènent dans un premier temps des ateliers d’écriture avec l’autrice Alice Carré2, autour de leur vécu, de leur exil et de la situation politique de leur pays, tout en découvrant et étudiant des textes du répertoire universel. Antigone leur était totalement inconnue et a immédiatement soulevé identification et enthousiasme. Elles se sont livrées à un minutieux travail d’appropriation et d’interprétation avec Jean Bellorini et l’équipe artistique. Le texte étant traduit en persan, il est ensuite adapté en dari (persan afghan) par Mina Rahnamaei, artiste iranienne collaboratrice du spectacle (avec Hélène Patarot et Naim Karimi), et Florence Guinard.

« Pour nous, les talibans, c’est Créon »

La dialectique du non d’Antigone à Créon (« Tu n’es qu’un mortel. Ton ordre ne peut pas abroger la loi non écrite des Dieux »), de la désobéissance d’une femme à un tyran (« Tant que je serai vivant, aucune femme ne me dominera ») est au cœur de leur propre histoire et des enjeux de leur société, dont elles veulent témoigner. « Pour nous, les talibans, c’est Créon ». C’est Sohila qui interprète Créon. Elle adore son rôle et explore toutes les facettes du personnage, sa soumission à l’ordre établi et sa cruauté à le faire respecter. À Kaboul, avec sept années de pratique à son actif, elle avait joué Hamlet, fascinée par l’interrogation philosophique « To be or not to be ». Créon lui donne du fil à retordre et on la voit tituber dans la dernière scène lorsque son fils, Tirésias, fiancé d’Antigone, se donne la mort sous ses yeux.

@ Juliette Parisot

Freshta Akbari incarne Antigone, inflexible et déterminée, Atifa Azizpor compose Ismène, sa sœur fragile et écartelée. Toutes sont surprenantes et composent un chœur magnifique où les personnages de la tragédie, joués par des femmes, cheveux libres ou couverts, brouillent tous les attendus. Elles sont d’abord entrées en scène, ensemble, dans la grande salle du TNP, où un vaste bassin occupe le centre de l’espace et du jeu. Avant qu’il ne se transforme en ring, en champ de bataille et de ruines, elles ont joué autour comme sur un terrain de foot, dans une chorégraphie où le mouvement de leurs robes de couleur évoquait celui des derviches tourneurs. En surplomb de ce décor épuré, une sphère, l’astre du jour et de la nuit, entre image et sculpture, fait écho à la musique ou aux voix. Un texte d’introduction, extrait de l’Antigone destinée à la jeunesse de Martine Delerm (Cipango éditeur, 2022) viendra percuter celui de Sophocle écrit il y a plus de 2 500 ans qui s’entend et se lit avec la même acuité. En épilogue, un poème de Atifa Azizpor renforce ce passage de relais. La ferveur et la puissance de ces jeunes actrices dans leur interprétation collective dépassent l’enjeu de la représentation et forment une réalisation artistique, humaine et politique de toute beauté.

1Ayant critiqué la politique culturelle et les coupes budgétaires de Laurent Wauquiez, président de la région Auvergne Rhône-Alpes, Joris Mathieu s’est vu retirer la totalité de la subvention attribuée au TNG, estimée à 175 000 euros.

2Et le cœur fume encore ; 1983 (avec Margaux Eskenazi), Brazza — Ouidah — Saint-Denis.

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