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Algérie. Roman d’un retour à la terre natale

« Dernières heures avant l’aurore » · Le dernier livre de Karim Amellal, Dernières heures avant l’aurore, a été publié au début du Hirak qui a marqué l’année 2019 en Algérie. L’espoir d’un avenir meilleur annoncé par le titre est celui d’une génération à laquelle n’appartiennent pas les personnages du roman, septuagénaires revenus d’un long exil depuis la « décennie noire » et qui cherchent dans l’Alger d’aujourd’hui les traces d’un passé révolu.

Il dit : je suis de là-bas. Je suis d’ici
Et je ne suis pas là-bas ni ici.
J’ai deux noms qui se rencontrent et se séparent,
Deux langues, mais j’ai oublié laquelle était celle de mes rêves1.

Né en 1978, Karim Amellal est ambassadeur délégué interministériel à la Méditerranée au Quai d’Orsay. Il est aussi l’auteur de Cités à comparaître (Stock, 2006), un roman psychologique qui analyse l’endoctrinement religieux d’un jeune des cités et Bleu Blanc Noir (L’Aube, 2016), une fiction dans laquelle il imaginait la victoire de l’extrême droite à l’élection présidentielle en France.

Avec Dernières heures avant l’aurore, son troisième roman, il raconte l’histoire de Mohamed et de Rachid, deux Algériens septuagénaires exilés à Paris au début de la « décennie noire » en Algérie. Après presque trente ans d’absence, les deux amis se sentent enfin prêts à accomplir le voyage du retour à la terre mère. Mais la joie des retrouvailles avec Alger est absente. Dès les premières pages, ce périple nostalgique vers leurs racines oscille entre crépuscule et aurore. Écrit avant même le Hirak, le roman rend compte du désespoir régnant en Algérie, en même temps qu’il laisse entrevoir la possibilité d’une aube radieuse.

La géographie perdue

Le roman dépeint Mohamed et Rachid comme habités par l’angoisse de retrouver leur pays natal, et cette femme-patrie que plusieurs personnages ont aimée : Sonia. À la réflexion, ce retour est une source de conflits intérieurs, et les deux amis seront forcés de redéfinir leurs appartenances. Ce retour sera ainsi synonyme de la réinvention d’un espace et d’un état antérieur de leurs mémoires.

Malek Chebel explique dans son Dictionnaire amoureux de l’Algérie ce mélange confus d’émotions et de sentiments éprouvés à l’égard de son pays : « Le retour au pays a toujours été un problème, la joie indicible se mêlant presque instinctivement à la crainte de ne plus se sentir chez soi, d’être devenu un étranger. » Edward Saïd analyse également dans son dernier ouvrage Réflexions sur l’exil et autres essais, l’impossibilité du retour intégral chez soi :

J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque, presque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur.

C’est d’ailleurs le paradoxe que décrira Mahmoud Darwich lors de son retour historique en Palestine en 1995 : « Je ne reviens pas. Je reviens. […] Je viens, mais je ne reviens pas. Je viens, mais je n’arrive pas. Et ce n’est pas seulement de la poésie. C’est la réalité ».

Les identités de Mohamed et de Rachid sont marquées par un double exil : personnel et métaphorique. Un exil intérieur et extérieur, mais aussi la double douleur de la « géographie perdue » et retrouvée. Ce double exil exigera d’entreprendre un double deuil.

Le roman de la ville d’Alger

Le crépuscule faisait exploser à l’horizon un sublime dégradé d’orangés qui tombait sur la baie en se reflétant sur les immeubles du Front de mer. La ville était alors plus elle, peut-être parce que moins humaine.

Les deux septuagénaires arpentent les rues, observent la foule, dans l’espoir de trouver une révélation. Le roman suit le regard des personnages. L’errance sera un fabuleux exercice pour renouer avec Alger. Une fois à Alger, Mohamed pourra : « sentir sa moiteur mêlée au parfum de jasmin, zigzaguer dans ses rues en escalier, arpenter ses boulevards, déambuler sur le front de mer, puis descendre à la Pêcherie et après s’en aller sur la route de Tipaza ».

Ne reviens pas trop sur ton passé, el-hadj [cria-t-il à Rachid.] C’est l’Algérie d’aujourd’hui que tu vois là. Elle ne t’appartient plus. Ne sois pas nostalgique. Celle-ci est encore plus belle, même si elle ne ressemble pas à celle que tu as connue. Tu t’en apercevras un jour.

Les descriptions détaillées évoquent la méticulosité des Promenades dans Berlin de Franz Hessel. Dernières heures avant l’aurore est en fait le roman de la ville d’Alger. Outre la richesse chronologique, la variation des personnages, la profondeur de la thématique, ce roman fonde son unité dans la quête infatigable de ce qu’il se passe sur la scène urbaine algéroise.

Ce qui frappe, c’est surtout la beauté de ces images exceptionnelles qui confondent toutes ces réalités.

« On ne peut pas quitter l’Algérie, c’est elle qui vous quitte »

Karim Amellal rend compte de la métamorphose de l’espace algérois. Le lecteur est transporté dans un espace à la fois physique et émotionnel. Des émotions qui valsent entre espoir et désespoir, alacrité et mélancolie. Le temps et l’espace sont ici protéiformes, offrant des enchaînements riches en émotions et en bouleversements.

L’immersion de soi dans les rues et la déambulation hasardeuse et inconsciente nous invitent à déambuler dans la ville d’Alger et ses quartiers périphériques, observant ses changements continuels, s’attardant sur les célèbres quartiers et la beauté des plages d’Alger. Tout cela sera mis principalement en valeur par le personnage de Rachid : « Il se laissa choir sur la plage et ferma les yeux. Il n’y avait là que la mélodie des vagues et du vent, exactement ce qu’il était venu chercher ».

Entre mémoire et histoire

L’écrivain joue avec une narration de reconstitution des événements marquants du pays. Le spectre de l’Alger d’antan rôde toujours dans l’esprit de Mohamed et de Rachid. Le présent et le passé sont en dialogue permanent et les souvenirs sont indissociables des événements majeurs de leurs vies constituant la trame narrative de ce roman.

La densité textuelle de Dernières heures avant l’aurore est mimétique de la richesse de la ville et surtout de la mémoire de Mohamed qui est née de la perte et du déracinement. Rapidement, ses souvenirs déferlent sous ses multiples formes. S’ancrer dans le présent d’une « nouvelle » Alger représente un défi pour les deux exilés hantés par le passé, qui s’accrochent au mythe national et au passé glorieux. On est dans la nostalgie d’un âge d’or chimérique.

Le romancier donne aussi de l’importance à la mémoire vivante, qui passe d’abord par la mémoire personnelle des personnages du roman : la Bataille d’Alger en 1957, l’arrestation de Mohamed alors jeune étudiant et son incarcération à Barberousse, l’année 1973 : « Il n’entendait plus rien. Le bruit des rires et des cigales recouvrait tout le reste. 1973 : la conférence d’Alger, le nouvel ordre économique international, les non-alignés… » ou encore le match de 1982 : « Il ne bougera pas el-hadj : c’est le match 82, c’est sacré ! »

On comprend que l’espace et la mémoire sont inséparables. Mohamed tente d’emprunter un chemin vers sa propre conscience pour affronter puis accepter ses souvenirs dans le cheminement d’une mémoire apaisée.

Chez Amellal, la technique littéraire reproduit la réalité historique du peuple algérien dialoguant avec son présent et murmurant avec son avenir. Il questionne sans cesse et remet en perspective la pluralité des regards portés sur l’histoire de l’Algérie par ce texte aussi brillant que courageux. Entre crépuscule et aurore, Alger sera « flamboyante, turbulente, mais plus belle ».

1Mahmoud Darwich, « Exil (4). Contrepoint ( Pour Edward Said) », Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, Actes Sud, 2007.

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