Maroc. D’une génération à l’autre. Réflexions sur le mouvement GenZ 212

Enseignant de littérature maghrébine francophone à l’Université de Chicago, l’auteur de ce texte propose de lire les dernières manifestations de la génération Z, qui ont secoué le royaume, à la lumière de ce que leurs aînés ont écrit durant les « années de plomb ».


Groupe de manifestants exprimant des émotions fortes, certains brandissant les bras.
Rabat, le 3 octobre 2025. Des jeunes Marocains appartenant à un collectif appelé GenZ 212 scandent des slogans lors d’un rassemblement pour la septième journée consécutive afin de réclamer des réformes dans les domaines de la santé publique et de l’éducation.
ABDEL MAJID BZIOUAT / AFP

Le hasard du calendrier a fait que lorsque les manifestations de la génération Z1 ont éclaté au Maroc, j’étais en train de finaliser la préparation de deux cours pour la rentrée d’automne 2025 à l’Université de Chicago. Le premier concerne la littérature carcérale qui a connu son essor dans le pays après 1999 et la fin des « années de plomb »2 ; le second explore l’héritage de la sociologue et féministe marocaine Fatima Mernissi. Heureuse coïncidence ou invitation à penser les leçons politiques d’une génération marocaine à l’autre ?

Malgré la distance, les images des arrestations des manifestants pacifiques m’ont causé beaucoup de peine. J’ai vu des jeunes brutalement appréhendés, des entretiens subitement interrompus, des corps malmenés, soulevés de force et poussés à l’intérieur des fourgons. Il y avait dans ces images quelque chose de profondément humiliant. J’avais l’impression que chaque scène d’arrestation, avec son absurdité et sa violence, mettait le doigt sur l’une des blessures les plus profondes du Maroc contemporain. Chaque image ravivait une douleur insoutenable, une peur sans nom, celle du risque de ne plus reconnaître le visage de son pays, ou du moins ce qu’on voulait en retenir. Dans les notes de mon premier cours, les termes « équité » et « réconciliation », à jamais associés à la parenthèse enchantée du début des années 2000, mais profondément repensés depuis les soulèvements de 2011 et le Hirak du Rif en 2016-2017, étaient en train de vaciller sous mes yeux.

Se regarder dans le miroir

Après le choc des images vient le temps de la réflexion. Perplexe, j’ai commencé par m’avouer que je n’avais jamais entendu parler de la plateforme Discord ayant servi d’espace d’organisation et de communication pour les manifestants. Même ma connaissance des découpages démographiques à l’origine des appellations générationnelles était pour le moins approximative. Fallait-il voir dans la lettre « Z » la culmination de notre alphabet politique commun, ou la signature d’une nouvelle justice populaire, prête à sauver notre rêve d’égalité3 ? J’ai contourné ces questions en portant mon regard sur une image qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux : un jeune manifestant enfermé dans un fourgon, le coude posé calmement sur le rebord de la vitre, le regard empreint d’un mélange d’assurance, d’attente et de lumière. Tout était là, contenu dans ce regard intemporel narguant la répression : la certitude d’une jeunesse marocaine déterminée à se faire entendre.

Il n’en fallait pas plus pour comprendre qu’une vague inédite était en train de traverser le pays et que le refus d’écouter le cri de toute une génération était tout simplement un aveu d’échec. Pourtant, toute personne qui connait le Maroc saurait nommer sans hésitation une ou plusieurs causes ayant nourri la colère de la jeunesse. Par-delà le diagnostic maintes fois établi et partagé, il y avait cette vérité : le cri de la génération Z est avant tout un regard limpide sur la chaîne des défaillances successives, un miroir tendu sur une longue histoire marocaine faite de priorités inversées, de responsabilités non assumées et d’efforts insuffisants.

La centralité de la question palestinienne

Il serait néanmoins réducteur d’interpréter les manifestations de cette jeunesse comme l’initiative isolée d’une seule génération ou le résultat d’un mouvement dissocié du contexte global. Sur les images des arrestations, il y avait aussi des personnes âgées indignées et des enfants en pleurs dans les bras de leurs parents. Sur les épaules des protestataires, il y avait quelques keffiehs, rappelant cette douleur palestinienne qui continue de hanter la société marocaine. Un écho évident de toutes les manifestations qui ont sillonné, au cours des deux dernières années et bien avant, les rues de Tanger, Rabat ou Casablanca en soutien à la Palestine et à rebours d’une normalisation officielle des relations devenue, comme le soulignait une tribune d’intellectuels, d’universitaires et d’artistes marocains en juillet 20244, tout simplement « intenable ».

Deux ans de guerre génocidaire sur Gaza ont laissé des traces profondes dans la société marocaine. Les images des massacres inouïs, des corps déchiquetés, des réfugiés livrés à la famine, de toutes ces vies palestiniennes annihilées ou mutilées sont tout sauf étrangères à la colère de la jeunesse. N’en déplaise aux porteurs d’œillères et aux démagogues de tout bord, la Palestine continue d’incarner au Maroc, comme ailleurs, la boussole de la justice et de la lutte pour les droits et la dignité. Dans les stades de foot marocains, la présence du drapeau palestinien n’a rien d’anecdotique. À l’image du désormais célèbre chant « Rajawi Falastini »5, dont les paroles, reprises dans le monde entier, condensent le chagrin, l’indignation et la détermination de toute une génération, la voix des supporters a depuis longtemps démontré la centralité de la question palestinienne chez la jeunesse marocaine.

Les rêves justes

En préparant mon cours sur la littérature carcérale au Maroc, j’ai dû replonger dans les écrits de Abdellatif Laâbi, Fatna El Bouih, Saïda Menebhi, Ahmed Marzouki, Aziz Binebine, Salah El Ouadie, Abdelaziz Mouride et d’autres. Je préparais le cours en gardant un œil sur l’actualité des manifestations, avec, toujours, cette question lancinante : qu’avons-nous réellement appris de cette histoire de répression politique et de tous ces témoignages désormais inscrits dans la mémoire collective ?

Dans son introduction à l’édition de 2005 de ses lettres de prison écrites pendant son incarcération entre 1972 et 1980 et publiées sous le titre Chroniques de la citadelle d’exil, Laâbi écrivait ceci :

L’ordre inique que ces lettres dénonçaient s’est fissuré. Les valeurs qu’elles défendaient avec rage sont reconnues comme la pierre angulaire de tout projet d’humanisation et de libération d’une société qui n’en peut plus de ses chaînes et tente de renouer avec les rêves justes malgré les hauts cris des marchands de désespoir.

Vingt ans plus tard, les mots de Laâbi n’ont rien perdu de leur éclat. Les rêves justes sont toujours là, et les marchands de désespoir continuent de rôder.

Quelle que soit leur issue, les manifestations de la génération Z ont déjà renouvelé le projet marocain d’humanisation et de libération sociale. Cette génération en colère, politisée à sa manière et organisée avec ses propres outils, demande indirectement des comptes aux générations précédentes, appelle en filigrane à investir l’impensé des luttes et des échecs politiques qui ont jalonné l’histoire du Maroc postcolonial. Il suffit de replonger dans cette histoire mouvementée pour comprendre que la stratégie de la sourde oreille ne peut que nuire au pays.

Pour approfondir les ressorts de ce moment historique, je suis revenu, comme souvent, à Abdelkébir Khatibi (1938 – 2009). J’avais besoin de penser les manifestations de la Génération Z à la fois dans le présent qui se déployait en toute autonomie et à la lumière d’un passé riche en enseignements. Il fallait d’abord reconnaître que le Maroc manquait terriblement d’intellectuels investis, à la fois érudits et responsables, capables d’esquisser un horizon de pensée politique et critique qui fait défaut aujourd’hui. Khatibi appartenait à une autre génération, mais il y a beaucoup à apprendre de son regard sur la société et la politique marocaines.

En 1999, au lendemain de la nomination du premier gouvernement d’alternance dirigé par le socialiste et ancien opposant Abderrahman El Youssoufi, Khatibi publiait un essai, L’Alternance et les partis politiques, dans lequel il décortiquait le paysage politique marocain avec ses outils de sociologue et d’intellectuel attentif à la chose politique. Dans une note introductive à ce court texte, il était déjà question de « génération ». Khatibi amorçait une réflexion à partir de la photographie officielle du gouvernement marocain :

Comment les chercheurs, les générations futures fixeront de leur regard cette cérémonie de l’image officielle ? J’y vis, quant à moi, l’image de ma génération politique et intellectuelle, son long combat pour une société plus juste, j’y retrouvais mes propres doutes, mes espérances, mes craintes du futur.

Aujourd’hui, la génération Z tient elle aussi son image, reflet de ses propres attentes, mais aussi de ce combat pour la justice qui ne date pas d’hier.

Dans son essai, Khatibi analyse le tournant de la vie politique marocaine de 1998 en étudiant notamment l’apport de l’alternance, l’atomisation et les alliances des partis politiques ainsi que les liens entre l’État et la société civile. L’essai se referme sur une « Lettre à une jeune militant », dans laquelle Khatibi s’adresse à la jeunesse marocaine pour l’inviter, sur un mode dialogique, à penser l’engagement politique à travers les notions de parti, d’idéologie et de lien social : « Apprends donc à capter les signes qui t’éveillent à ce monde en devenir. »

Éveil politique et identité en devenir

À bien des égards, la génération Z a capté et transformé les signes d’un éveil politique qui ne demande qu’à être pris en charge par l’élite gouvernante. En 1998, la réflexion de Khatibi était à la fois ancrée dans la spécificité du moment historique et résolument orientée vers le futur. À la fin de sa « Lettre à un jeune militant », il évoquait déjà les « réseaux de communication » qui élargissent la vision de la jeunesse sur la communauté humaine.

Six ans plus tard, à l’été 2005, Khatibi publie un article dans le troisième numéro des Cahiers du Plan, la revue scientifique du Haut-Commissariat au Plan, comprenant un dossier spécial sur la jeunesse marocaine. Cet article avait pour titre « Les jeunes, le patriotisme et la société ». Là encore, dès les premières lignes, il était question d’avenir :

Pour analyser les changements sociaux qui s’opèrent à travers la vie des jeunes et leur aptitude à ces changements et à leurs effets (politiques, associatifs, patriotiques), il faudrait garder à l’esprit que leur identité est une identité en devenir.

L’un des drames des responsables politiques au Maroc est précisément leur inaptitude à intégrer et traduire cette notion de « devenir » dans leurs modes de planification, de gouvernance et de communication. Dans son article, Khatibi souligne à juste titre comment les communautés de base de la vie sociale, qu’elles soient « premières », comme la famille, l’école et le quartier, ou « secondes », comme les associations, les partis et les syndicats, sont affectées par l’accélération des moyens de communication et la globalisation galopante. Dans ce contexte, l’une des tâches du responsable politique consiste précisément à penser la manière dont la jeunesse se définit en façonnant à la fois les modes d’acquisition de la connaissance et les frontières entre les espaces public et privé.

Alertant la classe politique, Khatibi écrivait ceci : « Maintenir la pensée “politique” en éveil est une tâche monumentale. Il n’y a pas de substitution magique à cette tâche, qui consiste à responsabiliser les élites émergentes dans la construction du présent et de l’avenir. » La mobilisation de la génération Z est aussi un rappel fracassant de la classe politique marocaine à ses devoirs d’écoute, d’encadrement et de responsabilisation. Il y a là un défi de taille, indissociable de la question du renouvellement des élites politiques et de la mobilisation d’un effort intergénérationnel, fondé aussi bien sur les leçons du passé que sur les réalités du Maroc d’aujourd’hui.

Le registre des perceptions

Pour préparer mon deuxième cours, je me suis replongé dans les travaux de Fatima Mernissi (1940-2015) en gardant à l’esprit les voix de toutes ces jeunes femmes marocaines, en première ligne dans les manifestations de la génération Z. J’ai tenu à entamer ce cours avec les premiers travaux de la féministe marocaine publiés dans les années 1970 et 1980. Il y avait là une synthèse édifiante de la « méthode Mernissi » : allier la rigueur de l’enquête sociologique à un véritable travail d’écoute de la femme marocaine, mais aussi à une déconstruction systématique des discours patriarcaux dominants, adossée à une réinterprétation lumineuse de la question religieuse, loin des stéréotypes et des visions réductrices. Qu’il s’agisse d’étudier les obstacles au planning familial ou de repenser le culte des saints et le rôle des sanctuaires, Mernissi partait toujours du vécu des femmes marocaines. Elle puisait dans une somme de témoignages recueillis dans leur complexité irréductible et qui servait de base au travail d’analyse sociologique.

Dans Le Maroc raconté par ses femmes (1984), ouvrage republié en France sous le titre Le monde n’est pas un harem : paroles de femmes du Maroc (1991), Mernissi donne à lire une série d’entretiens avec des femmes marocaines issues de catégories socioprofessionnelles et de milieux culturels différents. Le livre s’ouvre sur un exergue de Khatibi dans lequel il invite les lectrices et les lecteurs à écouter « les bribes d’un chant qui veut accompagner la parole féminine dans sa plus stricte dignité et sa gravité ». Dans son court avant-propos, Mernissi, de son côté, qualifie ces entretiens d’« inhabituels » et y voit le « reflet d’une réalité marocaine mal connue ». Il y a là les fondements d’un exercice qui, comme l’a révélé la génération Z, n’a jamais été pris au sérieux par la classe politique marocaine : s’imprégner de la réalité socioéconomique dans toute sa gravité, repenser l’action politique à partir du vécu, notamment celui des femmes, et faire de la dignité citoyenne sa valeur cardinale.

Dans une longue introduction intitulée « Le Maroc des femmes », Mernissi s’adresse à de nombreuses reprises aux planificateurs, aux politiciens et aux intellectuels du pays, leur rappelant les conséquences désastreuses de la négligence des expériences féminines dans les politiques mises en œuvre. En la relisant, j’avais l’impression, là encore, qu’elle parlait de notre époque :

Les problèmes qui se posent au Maroc en “mal de développement” sont d’abord d’ordre idéologique avant d’être d’ordre économique. Celui qui se pose actuellement à notre société se situe non au niveau de problèmes d’ordre technologique (quelle machine faut-il fabriquer ?), mais au niveau du perçu : quels sont les problèmes prioritaires et urgents qu’il faut résoudre ? La capacité du planificateur, du politicien, de l’intellectuel, de percevoir, d’identifier, d’aborder les problèmes nationaux prioritaires dépend dès lors de leur capacité d’ouverture aux discours des masses et de leur fidélité à ces discours, c’est-à-dire de leur capacité à transcender leur propre subjectivité, leur propre “perçu”.

Voici peut-être l’une des leçons les plus précieuses des manifestations de la génération Z : les questions du développement égalitaire et de la justice sociale sont intrinsèquement liées à une refonte totale de ce que Mernissi appelle « le registre des perceptions », à savoir la capacité d’écoute, d’identification et de prise en charge des réalités vécues, mais aussi la volonté de la classe politique de dépasser son propre perçu et de réviser ses méthodes pour les aligner avec les urgences et les priorités collectives.

Aujourd’hui, relire Laâbi, Khatibi, Mernissi et d’autres intellectuels marocains permettrait précisément de penser la continuité des combats pour la justice dans ce Maroc intergénérationnel qui martèle haut et fort, dans le texte comme dans la rue, sa quête de meilleurs lendemains.

1NDLR. Nom donné aux personnes nées entre 1997 et 2012. Il s’agit de la première génération qui a grandi avec Internet. Le mouvement de protestation GenZ 212 s’en réclame.

2NDLR. Période qui va des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990, sous le règne de Hassan II, et marquée par une grande violence et la répression contre les opposants politiques.

3NDLR. Référence au Z qui est la signature du justicier masqué Zorro.

4«  Maroc — Israël — Palestine : Sous les décombres de la normalisation  », Yabiladi, 16 juillet 2024.

5NDLR. «  Rajawi palestinien  ». Rajawi désigne un supporter du club de football le Raja de Casablanca.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.