52 632 €Collectés
81%
65 000 €Objectif
36/47Jours

Histoire

Quand Israël créait un groupe terroriste pour semer le chaos au Liban

Dans les années 1979-1982, le gouvernement israélien a créé au Liban une organisation qui a commis de très nombreux attentats terroristes. Dans son livre Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, traduit en français sous le titre Lève-toi et tue le premier (Grasset, février 2020), le chroniqueur militaire israélien Ronen Bergman revient, entre autres, sur cet épisode qui reste largement occulté.

L'image montre deux hommes en train de discuter. L'un d'eux porte une tenue militaire, incluant un chapeau, tandis que l'autre est vêtu d'un costume clair. Ils semblent examiner un document ensemble et échanger des informations de manière sérieuse. L'arrière-plan est flou, suggérant un environnement extérieur. La scène dégage une impression de concentration et d'importance.
Le ministre de la défense Ariel Sharon et le chef d’état-major Rafael Eitan au Liban en 1982.
David Rubinger/Corbis

Des choses terribles ont été faites avec le soutien de Sharon. J’ai soutenu et même participé à quelques-unes des opérations d’assassinats effectuées par Israël. Mais là nous parlons d’extermination de masse, juste pour tuer et pour semer le chaos et l’effroi chez les civils. Depuis quand envoyons-nous des ânes chargés de bombes dans des marchés pour qu’ils explosent 

Ainsi s’exprime un agent du Mossad cité dans Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations, du journaliste israélien Ronen Bergman.

En juillet 1979 à Jérusalem, une conférence sur le « terrorisme international » fut organisée par le Jonathan Institute, un organisme intimement lié au gouvernement israélien et nommé d’après Jonathan Nétanyahou, qui avait perdu la vie pendant le raid fameux des forces israéliennes à Entebbe1. Son père, l’historien Benzion Nétanyahou, ancien secrétaire personnel de Ze’ev Jabotinsky (le fondateur du sionisme révisionniste, branche ultranationaliste du sionisme), était un acteur majeur de la création de l’institut. Il prononça l’allocution inaugurale de la conférence. L’événement, expliqua-t-il, annonçait le début d’un « processus nouveau – le ralliement des démocraties au combat contre le terrorisme et ses dangers ». « Contre le front international du terrorisme », arguait Nétanyahou père, l’enjeu consiste à mobiliser « une opinion publique organisée qui poussera les gouvernements à agir ». Les orateurs de la conférence de 1979 représentaient un véritable Who’s Who du gotha conservateur, principalement d’Israël et des États-Unis.

Un « mal moral » chez l’Autre

Benzion Nétanyahou insista sur « l’importance d’établir d’emblée qu’il existait un cadre conceptuel clair » : le terrorisme, expliquait-il, est le « meurtre délibéré et systématique de civils de manière à inspirer la peur ». C’est « un mal moral » qui « infecte ceux qui commettent ces crimes et aussi ceux qui, par méchanceté, ignorance ou simple refus de penser, les approuvent ».

L’Institut organisa une deuxième conférence à Washington en juin 1984. Ses actes furent ensuite édités par Benyamin Nétanyahou et publiés sous le titre Terrorism : How the West Can Win. Comme Nétanyahou fils l’expliquait, la conférence de 1979 avait « contribué à focaliser l’attention de cercles occidentaux influents sur la vraie nature de la menace terroriste ». Ce n’était cependant « pas suffisant », puisqu’il n’y avait pas encore de « réponse internationale cohérente et unie ». Promouvoir une telle politique unifiée, concluait-il, était « l’objectif principal du deuxième rassemblement international » du Jonathan Institute. Et de fait, à la fin du premier mandat de Ronald Reagan, les élus américains en étaient arrivés à accepter et à adopter les principales assertions et hypothèses qui avaient été, depuis des années, au cœur du discours israélien sur le « terrorisme ». Le « terroriste » est l’« Autre » non occidental. Il utilise des moyens mauvais et immoraux, au service de fins mauvaises et immorales. En ce sens, « le terroriste » appartient au monde pré- ou non civilisé. Par contraste, « nous » nous opposons à, condamnons et rejetons « tous les terrorismes ». Nos usages de la force sont légitimes et toujours défensifs, car ils ne viennent qu’en réponse à la « menace terroriste ».

Ce discours est de l’idéologie pure. Car de 1979 à 1983, précisément durant la période qui sépare les conférences de Jérusalem et de Washington, de très hauts responsables israéliens menèrent une campagne à large échelle d’attentats à la voiture piégée qui tua des centaines de Palestiniens et de Libanais, civils pour la plupart. Plus remarquable encore, un des objectifs de cette opération secrète était précisément de pousser l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à recourir au « terrorisme » pour fournir à Israël la justification d’une invasion du Liban. Ces assertions ne sont pas le produit d’un esprit conspirationniste. Une description des grandes lignes de cette opération secrète a été publiée par Ronen Bergman, un journaliste israélien respecté, dans le New York Times Magazine du 23 janvier 2018. Il était adapté de son livre Rise and Kill First : The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations où figure un compte rendu bien plus détaillé de l’opération, entièrement basé sur des interviews avec des responsables israéliens impliqués dans ou informés de l’opération à l’époque.

Sans laisser d’empreintes

Dans le New York Times, Bergman, chroniqueur chevronné sur les questions militaires et de renseignement du quotidien israélien Yedioth Ahronoth décrit comment, le 22 avril 1979, un « escadron terroriste » du Front de libération de la Palestine a pris en otage puis sauvagement assassiné à Naharyia, une bourgade israélienne proche de la frontière libanaise, un père et deux de ses filles de 4 et 2 ans. « Dans la foulée », explique l’auteur, le général Rafael Eitan, alors chef d’état-major, lança avec le général commandant de la région nord Avigdor Ben-Gal, la mise en place d’un groupe dont le rôle serait de mener des opérations terroristes en territoire libanais. Avec l’accord d’Eitan, Ben-Gal recruta le général Meir Dagan, « le plus grand expert en opérations spéciales » d’Israël (et futur chef du Mossad), et « tous les trois mirent en place le Front pour la libération du Liban des étrangers [FLLE] ».

Bergman cite le général David Agmon, un des rares hommes à avoir été informé de l’opération, qui explique ainsi son objectif :

Le but était de créer le chaos parmi les Palestiniens et les Syriens au Liban, sans laisser d’empreinte israélienne, pour leur donner l’impression qu’ils étaient constamment sous attaque et leur instiller un sentiment d’insécurité.

Pour y parvenir, Eitan, Ben-Gal et Dagan « recrutèrent des locaux libanais, druzes, chrétiens et musulmans chiites, qui n’aimaient pas les Palestiniens et souhaitaient qu’ils quittent le Liban. » Entre 1979 et 1983, « le Front a tué des centaines de personnes ».

Pour ceux qui connaissent le conflit au Liban, la référence à ce FLLE est extraordinairement significative. Ce groupe a, au début des années 1980, revendiqué la responsabilité de dizaines d’attentats destructifs à la voiture piégée ciblant les Palestiniens et leurs alliés libanais. Ces attentats furent largement couverts par la presse américaine de l’époque. Le plus souvent, les journalistes américains décrivirent le FLLE comme un « mystérieux » ou « insaisissable groupe d’extrême droite ». À l’occasion, ils notèrent que les Palestiniens et leurs alliés libanais étaient convaincus que ce groupe n’était qu’une invention d’Israël destinée à cacher son rôle.

En revanche, aucune connaissance préalable du conflit libanais n’est requise pour comprendre l’ampleur et l’importance des révélations de Bergman. Au début, explique-t-il, l’opération utilisait surtout « des explosifs cachés dans des bidons d’huile ou des boîtes de conserve » fabriqués dans un atelier de tôlerie du kibboutz Mahanayim où résidait Ben-Gal. Ces « petits barils » passaient ensuite au Liban. Rapidement, poursuit l’auteur,

des bombes ont commencé à exploser dans les maisons de collaborateurs de l’OLP au Sud-Liban, tuant toutes les personnes qui s’y trouvaient, ou dans les bureaux de l’OLP, surtout à Tyr, à Sidon et dans les camps de réfugiés palestiniens alentour, causant des dommages et des victimes en masse. 

Des actions non autorisées ?

L’opération était menée dans le plus grand secret. Selon Bergman, elle ne fut jamais approuvée par le gouvernement lui-même et il n’y a « pas moyen de savoir » à quel degré Ezer Weizman, alors ministre de la défense, en fut informé. Mais malgré leurs efforts, Eitan, Ben-Gal et Dagan furent incapables de garder l’opération complètement hermétique. Bientôt, plusieurs hauts responsables d’AMAN (acronyme d’Agaf Ha-Modi’in, renseignement militaire israélien) s’y opposèrent énergiquement, mais sans succès. La contestation vint aussi de l’intérieur du gouvernement. Le vice-ministre israélien de la défense, Mordechai Tzippori, fut informé d’une attaque en avril 1980 durant laquelle des femmes et des enfants avaient été tués par l’explosion d’une voiture piégée au Sud-Liban. En juin, une réunion eut lieu dans le bureau du premier ministre Menahem Begin. Tzippori accusa Ben-Gal de « mener des actions non autorisées au Liban » durant lesquelles « des femmes et des enfants avaient été tués. » « Inexact !, répliqua ce dernier. Quatre ou cinq terroristes ont été tués. Qui circule au Liban dans une Mercedes à 2 h du matin ? Seulement des terroristes ! » Begin accepta les assurances de Ben-Gal et mit fin à la réunion. Celle-ci marqua la fin de toute contestation contre l’opération secrète menée par Eitan, Ben-Gal et Dagan.

Le 16 juillet 1981, des roquettes palestiniennes Katioucha tuèrent trois civils israéliens dans la bourgade de Kiryat Shmonah. Le jour suivant, les forces aériennes israéliennes ripostèrent par des bombardements massifs ciblant les quartiers généraux de l’OLP au centre de Beyrouth ainsi que plusieurs ponts autour de Sidon, tuant entre 200 et 300 personnes, principalement des civils libanais, et en blessant plus de 800. Le 5 août 1981, Begin choisit Ariel Sharon pour le remplacer comme ministre de la défense. Ainsi que des historiens et chroniqueurs israéliens comme Zeev Schiff, Ehoud Yaari, Benny Morris, Avi Shlaim ou Zeev Maoz l’ont depuis longtemps documenté, dans les dix mois qui suivirent, Israël s’engagea dans des nombreuses opérations militaires dans l’objectif clair de provoquer les Palestiniens à quelque forme de réponse armée qu’Israël aurait alors pu condamner comme une attaque « terroriste » justifiant une offensive majeure au Liban. Rise and Kill First représente une contribution majeure à notre compréhension de ce moment historique, car il montre, à partir de comptes-rendus de première main des responsables israéliens impliqués dans l’opération, que la campagne d’attentats à la voiture piégée qui s’intensifia beaucoup lorsque Sharon devint ministre de la défense doit être comprise précisément comme un élément de cette stratégie plus large de provocation.

Comme l’explique Bergman, « dès la mi-septembre 1981, des voitures piégées explosaient régulièrement dans les quartiers palestiniens de Beyrouth et d’autres villes du Liban ». L’auteur mentionne ensuite précisément des attentats à Beyrouth et à Sidon début octobre. Il note que « rien qu’en décembre 1981, dix-huit bombes dans des voitures ou sur des motos, des bicyclettes et des ânes explosèrent près des bureaux de l’OLP ou dans des lieux à forte concentration palestinienne, provoquant un grand nombre de morts ». Il ajoute qu’« une organisation inconnue s’appelant le Front pour la libération du Liban des étrangers (FLLE) revendiqua la responsabilité de tous ces incidents ».

[Sharon] espérait que ces opérations pousseraient Yasser Arafat à attaquer Israël, qui pourrait alors répondre en envahissant le Liban, ou au moins inciteraient l’OLP à des représailles contre la Phalange, ce qui permettrait à Israël de se précipiter en grande force à la défense des chrétiens. 

Ainsi, le 1er octobre, une voiture « piégée avec 220 livres [100 kg] de TNT et 20 gallons [75 litres] de carburant » explosa près des bureaux de l’OLP, dans ce qu’un journaliste de United Press International décrivit comme « une rue très fréquentée du Beyrouth-Ouest musulman avec des vendeurs de fruits et de légumes et des ménagères faisant leur marché du matin ». La bombe « arracha la façade des bâtiments, détruisit 50 voitures et laissa la rue jonchée de débris et de corps démembrés ». Immédiatement après l’explosion, une deuxième bombe, pesant 330 livres (150 kg) et qui avait été placée dans une autre voiture garée dans la même rue fut trouvée et démantelée par les experts du déminage. Plus tard dans la même journée, écrivit l’agence de presse internationale,

six autres voitures chargées de centaines de kilos d’explosifs furent trouvées et désamorcées dans Beyrouth et Sidon dans ce qui avait été planifié comme un blitz dévastateur contre les Palestiniens et les miliciens libanais de gauche par des terroristes de droite.

Comme Barbara Slavin et Milt Freudenheim l’ont rapporté dans le New York Times, un appel anonyme du FLLE avait déclaré aux médias étrangers que « les attaques étaient dirigées contre des cibles palestiniennes et syriennes au Liban et continueraient jusqu’à ce qu’il ne reste aucun étranger ». Quant à Israël, notent-ils, elle « attribuait l’explosion aux guerres intestines de l’OLP »

« Ils sont tous de l’OLP ! »

Cependant, Arafat vit clair dans la stratégie d’Israël et s’assura que les membres de l’OLP ne répliqueraient pas. Sharon perdait patience. Dès lors, écrit Bergman, « face à la retenue palestinienne, les dirigeants du Front décidèrent de monter d’un cran. » En 1974, le Mossad avait décidé de retirer Arafat de sa liste des personnes recherchées, ayant conclu qu’il devait être considéré comme une figure politique et donc ne pas être assassiné. Une fois ministre de la défense, Sharon replaça le chef de l’OLP sur la liste et, avec Ben-Gal et Eitan, commença à planifier l’opération Olympia qui, espéraient-ils, « changerait le cours de l’histoire du Moyen-Orient ».

Selon leur plan, plusieurs camions chargés de deux tonnes d’explosifs devaient être stationnés près d’un théâtre de Beyrouth où la direction de l’OLP projetait de dîner en décembre. « Une explosion massive éliminerait la totalité de la direction de l’OLP », écrit Bergman. Mais l’idée fut abandonnée (l’auteur n’en donne aucune explication) et immédiatement remplacée par un projet encore plus ambitieux. Sous le nom de code « Olympia 2 », il devait avoir lieu le 1er janvier 1982. La cible : un stade de Beyrouth où l’OLP projetait de célébrer l’anniversaire de sa fondation. Dix jours avant l’attaque, des agents recrutés par Dagan placèrent de larges quantités d’explosifs sous l’estrade où les dirigeants palestiniens devaient être assis. « Leur détonation était contrôlée à distance ». De plus, « sur l’une des bases de l’unité (israélienne), à 5 km de la frontière, trois véhicules — un camion chargé d’une tonne et demie d’explosifs et deux berlines Mercedes avec 250 kg chacune — avaient été préparés ». Le jour de la célébration, « trois membres chiites du Front pour la libération du Liban des étrangers » conduiraient ces véhicules et les gareraient à l’extérieur du stade. « Ils seraient activés par télécommande une minute après les explosifs placés sous l’estrade quand la panique serait à son pic et que les personnes qui avaient survécu essaieraient de s’enfuir », écrit l’auteur. Et d’ajouter :

La mort et la destruction devaient être de proportion sans précédent, même au niveau du Liban, selon les mots d’un très haut responsable du commandement du nord .

Sharon, Dagan et Eitan furent incapables de garder leur opération complètement secrète. Des rumeurs parvinrent à Tzippori, et le vice-ministre porta l’affaire devant Begin, qui convoqua une réunion d’urgence le 31 décembre, veille de la mise en œuvre prévue d’Olympia 2. Eitan et Dagan présentèrent leur plan, et Tzippori ses objections. Begin était surtout troublé par la possibilité que l’ambassadeur soviétique assiste à l’événement. Dagan l’assura que « la probabilité que lui ou n’importe quel autre diplomate étranger soit présent » était très faible. Mais Ouri Saguy (alors chef des opérations de l’armée) insistait sur le fait que la probabilité était élevée et que « si quelque chose lui arrivait, nous serions responsables d’une très grave crise avec l’URSS ». Sharon, Dagan et Eitan essayèrent de convaincre Begin qu’une telle opportunité de détruire la direction de l’OLP ne se représenterait peut-être jamais plus, mais, écrit Bergman,

le premier ministre prit au sérieux le danger d’une menace soviétique et leur ordonna d’abandonner.

Le 3 juin 1982, Shlomo Argov, ambassadeur d’Israël en Angleterre, fut abattu dans une rue de Londres. Il devait survivre à ses blessures, mais Sharon et Begin tenaient enfin leur prétexte pour envahir le Liban. Pour les services de renseignement israéliens, il fut rapidement évident que l’attentat avait été ordonné par Abou Nidal, un ennemi juré d’Arafat dont les propres objectifs, la destruction de l’OLP, se trouvaient coïncider avec ceux d’Israël. Le cabinet israélien se réunit le matin suivant et, comme plusieurs historiens israéliens l’ont documenté, ni Begin ni Eitan ne manifestèrent beaucoup d’intérêt dans le fait que l’OLP n’était pas responsable de la tentative d’assassinat. Quand Gideon Mahanaïmi, conseiller de Begin sur le terrorisme, commença à détailler la nature de l’organisation d’Abou Nidal, son chef le coupa simplement d’un : « Ils sont tous de l’OLP ! » Quelques minutes plus tôt, Eitan avait réagi d’une façon très similaire quand un responsable des renseignements l’avait assuré que les hommes d’Abou Nidal étaient clairement derrière l’attaque : « Abou Nidal, Abou Shmidal, répliqua le chef d’état-major, « nous devons frapper l’OLP ! ».

Le cabinet ordonna un bombardement aérien massif des positions de l’OLP dans Beyrouth et aux alentours, qui tua 45 personnes. Cette fois, Arafat réagit, et les villages israéliens le long de la frontière nord se trouvèrent bientôt sous un feu nourri d’artillerie. Le 5 juin, Sharon présenta son plan au cabinet, l’opération « Paix en Galilée ». Le nom avait été conçu, écrit Bergman, « pour donner l’impression que c’était une mission d’autoprotection faite presque à contrecœur ». La première « guerre du Liban » israélienne était lancée.

Le FLLE, organisation criminelle

Des enquêtes contemporaines sur les attentats revendiqués par le FLLE entre 1980 et 1983, qui aboutirent à l’objectif qui les motivait — permettre in fine à Israël d’intervenir militairement contre l’OLP au Liban — suggèrent que ces attaques correspondent aux définitions les plus communément acceptées du « terrorisme », dont celle adoptée à la conférence de Jérusalem de 1979 : « Le terrorisme est le meurtre délibéré et systématique de civils pour inspirer de la peur ». Une conclusion similaire peut être tirée de l’affirmation de Bergman selon laquelle d’innombrables bombes israéliennes explosèrent dans « des camps de réfugiés », « des quartiers palestiniens » ou des « zones à forte concentration de Palestiniens », suggérant que des cibles purement civiles étaient visées. Dans Rise and Kill First, Bergman n’utilise pas le terme « terrorisme » quand il se réfère à cette opération secrète. Cependant, dans une note de son prologue, il décrit le FLLE comme « une organisation terroriste qu’Israël organisa au Liban dans les années 1980-1983, et qui attaqua de nombreux membres de l’OLP et des civils palestiniens. »

Des déclarations faites anonymement à Bergman par des responsables du Mossad confirment aussi que beaucoup d’attentats du FLLE relevaient tout à fait clairement du « terrorisme ». Ainsi l’un d’eux expliqua à Bergman comment il « voyait à distance une des voitures exploser et démolir une rue entière », ajoutant :

Nous enseignions aux Libanais à quel point une voiture piégée pouvait être efficace. Tout ce que nous avons vu plus tard avec le Hezbollah est né de ce qu’ils ont vu arriver après ces opérations. 

De façon encore plus évidente, il est difficile d’imaginer des responsables israéliens ou des élus américains, des commentateurs politiques ou des « experts en terrorisme » ne qualifiant pas ces attaques de « terrorisme » si elles avaient eu lieu en Israël ou aux États-Unis et si elles avaient été perpétrées par des Palestiniens ou d’autres acteurs de la région. Après tout, à l’époque, des attaques à la voiture piégée contre les forces militaires israéliennes stationnées à Tyr et contre les marines américains à Beyrouth ont été très clairement condamnées comme des actes scandaleux de terrorisme par ces gouvernements. Enfin, onze et quinze attaques, respectivement, revendiquées entre 1980 et 1983 par le FLLE figurent dans Rand Corporation et Start, deux des bases de données parmi les plus prestigieuses et fiables sur le « terrorisme ».

De fait, le FLLE était mentionné longuement dans une note d’avril 1983 sur « les tendances récentes du terrorisme international » produite par la Rand et qui se focalisait sur les attaques des années 1980 et 1981. Dans leurs commentaires introductifs, ses auteurs, Brian Michael Jenkins et Gail Bass, notaient qu’il y avait eu 24 incidents avec de multiples morts chacun en 1980 et 25 en 1981, que le nombre de morts avait fortement augmenté, de 159 en 1980 à 295 en 1981. Dans une section ultérieure intitulée « Les terroristes », les deux chercheurs consacraient deux pages aux « terroristes palestiniens », remarquant qu’ils avaient « continué leurs attaques contre Israël et contre les cibles israéliennes à l’étranger » et qu’entre 1980 et 1981, « 16 personnes étaient mortes et 136 blessées lors de 19 attentats, attaques à la grenade et embuscades ». Ils consacraient ensuite une page au FLLE, un « nouveau groupe mystérieux apparu en 1980 au Liban ». Ils décrivaient en détail les attentats qu’il avait perpétrés entre le 17 septembre et le 1er octobre 1981, et qui avaient provoqué 122 morts et des centaines de blessés. Les attaques du FLLE au cours de ces deux semaines représentaient donc plus de 40 % de toutes les morts dues au « terrorisme » dans le monde entier pour l’année entière, et 8 fois plus de morts que toutes les attaques par des « terroristes palestiniens » pour les deux années précédentes.

Un silence qui en dit long

Après la publication de Rise and Kill First, Ronen Bergman a fait l’objet d’importantes invitations publiques, en particulier au Center on National Security de l’université Fordham. Il a été interviewé aux États-Unis sur la radio et la chaîne de télévision publique ainsi que sur CBSN, MSNBC, CNN, dans le GQ Magazine et sur le podcast de Stratfor. Bergman a écrit un article dans le National Review, un récit à la une de Newsweek. Le magazine Foreign Policy a publié un long article adapté de son livre et l’a interviewé. Enfin, des recensions du livre sont parues dans la plupart des grands journaux américains, du New York Times (deux fois, la seconde recension étant accompagnée d’un interview) au Washington Post, à Newsweek, dans le Bloomberg News et au New Yorker, ainsi que sur Lawfare, un blog très connu sur le droit et la sécurité internationale. Il a aussi fait l’objet de recensions au Royaume-Uni dans le Guardian, le London Times, l’Independent et à la BBC.

Le débat public autour de Rise and Kill First s’est focalisé sur l’histoire, l’efficacité, la légalité et la moralité du programme israélien d’assassinats ciblés. Ce programme, et toutes les utilisations israéliennes de la force ont été discutés seulement dans le contexte du combat de ce pays contre le « terrorisme ». Il est remarquable et révélateur que cette discussion ait eu lieu, intégralement et sans une seule exception, comme si la campagne d’attentats du FLLE n’avait jamais existé, comme si les Palestiniens n’avaient jamais été eux aussi victimes d’une vaste campagne de « terrorisme », comme si cette campagne n’avait jamais été encadrée par certains des plus hauts dirigeants israéliens, autrement dit comme si les révélations contenues dans Rise and Kill First n’avaient jamais été publiées.

Dans toutes ces recensions, ces interviews et ces interventions publiques, l’opération secrète montée par Eitan, Ben-Gal, Dagan et Sharon n’est pas mentionnée une seule fois. L’idée que des responsables israéliens pourraient avoir été engagés dans du « terrorisme » au début des années 1980 a été traitée comme simplement extravagante, ou pour reprendre la terminologie du spécialiste des médias Daniel Hallin, comme une idée « déviante » qui « n’appartient simplement pas » au discours public et doit en être exclue. Notons enfin que de nombreux et éminents « experts du terrorisme » ont loué Rise and Kill First tout en restant totalement silencieux sur les révélations sur la campagne d’attentats à la voiture piégée du FLLE. Thomas Friedman, qui à l’époque avait couvert plusieurs attentats du FLLE à la une du New York Times, n’a pas encore écrit un seul mot sur les révélations de Bergman.

Richard Jackson explique dans Writing the War on Terrorism qu’analyser le discours sur le « terrorisme » implique d’« apprécier les règles guidant ce qui peut ou ne peut pas être dit et de savoir ce qui a été exclu autant que ce qui a été inclus ». « Les silences d’un texte », ajoute-t-il, « sont souvent aussi importants que ses contenus explicites ». L’opération secrète des attentats à la voiture piégée menée par les responsables israéliens au Liban au début des années 1980 représente un remarquable exemple historique de tels « silences » et des « règles » qui sous-tendent le discours sur le « terrorisme » et garantissent que certaines choses ne « peuvent tout bonnement pas être dites », que certains faits ne sont tout bonnement jamais mentionnés.

Notre opposition absolue au « terrorisme » est fondée sur des principes. « Nous », par définition, n’avons pas recours au « terrorisme ». Dans le cas où la preuve du contraire est présentée, la réaction est : le silence.

1Dans la nuit du 3 au 4 juillet 1976, un commando israélien intervint à Entebbe, en Ouganda, pour libérer les passagers d’un vol Air France pris en otage par des membres du Front populaire de libération de la Palestine.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.