Abdel Fattah Al-Sissi à Paris. « Une certaine complaisance »

Que sortira-t-il de la visite à Paris du président Abdel Fattah Al-Sissi ?

Le Caire, 28 janvier 2019. — Emmanuel Macron et Abdel Fattah Al-Sissi au palais présidentiel
Ludovic Marin/AFP

Il y a presque dix ans, le 25 janvier 2011, le peuple égyptien se soulevait contre la dictature. Il suivait l’exemple tunisien et ouvrait la voie aux « printemps arabes ». Dix ans plus tard, l’Égypte s’est transformée en une gigantesque prison, où les prisonniers politiques se comptent par dizaines de milliers, des Frères musulmans aux libéraux, en passant par les militants des droits humains, et le nombre d’exécutions capitales met l’Égypte dans le peloton de tête des pays qui appliquent la peine de mort. Tous les détenus, ou presque, sont sous le coup d’accusation d’appartenance à « une organisation terroriste », entendez les Frères musulmans, même quand ils ont combattu toute leur vie ce mouvement. À cela s’ajoute la mise au pas des médias désormais accaparés par des mercenaires émargeant auprès des services de sécurité et encensant sans retenue « le Raïs » et son régime. Les réformes économiques néolibérales imposées avec une extrême brutalité par l’armée, dont les officiers supérieurs sont les premiers bénéficiaires, ont sapé le niveau de vie de la population. L’ordre des baïonnettes règne désormais dans la vallée du Nil.

C’est dans ces conditions que le président Abdel Fattah Al-Sissi est reçu à Paris, notamment par Emmanuel Macron. Sans doute, comme lors de sa visite au Caire, fin janvier 2019, le président français abordera-t-il le dossier des prisonniers politiques. Que ce soit celui d’un des pionniers du mouvement du 25-Janvier, Alaa Abdel Fattah ou celui de Rami Shaath, coordinateur en Égypte du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) contre Israël et marié à une citoyenne française. La libération récente des responsables de l’Initiative égyptienne pour les droits personnels (Egyptian Initiative for Personal Rights, EIPR) montre que, contrairement à ce que prétendent les autorités du Caire, les pressions paient. Encore faut-il faire preuve de détermination, ce qui n’est le cas ni de la France ni de ses alliés de l’Union européenne, qui disposent pourtant de nombreux outils pour faire pression, qu’ils ne manquent pas d’utiliser le cas échéant contre la Russie, la Chine ou le Venezuela.

Un rempart contre le terrorisme ?

Mesure-t-on ce que signifie une collusion avec ce régime qui piétine les valeurs de démocratie, au premier rang desquels la liberté d’expression dont la France se prétend la championne ? Quand le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian se rend au Caire pour y défendre la vision française de « la liberté d’expression », réalise-t-il l’ironie d’une telle prise de position dans un pays où la moindre remarque irrespectueuse sur les réseaux sociaux peut conduire au bagne, situation dont il ne dit mot ?

Certes, aucun pays ne fonde sa politique étrangère uniquement sur la défense des droits humains et Paris justifie sa relation avec Le Caire par des considérations stratégiques, la nécessaire stabilité de l’Égypte, « un rempart contre le terrorisme », qui permet de justifier les ventes d’armes dont certaines sont utilisées pour la répression interne. Quand Sissi a accédé au pouvoir, le Sinaï était resté une région qui échappait au pouvoir central, bien que relativement calme. Sept ans après le coup d’État militaire du juillet 2013, malgré ses centaines de milliers de soldats, malgré les armes françaises, il n’arrive pas à venir à bout d’une insurrection qui s’est radicalisée et ralliée à l’État islamique.

En Libye, l’Égypte a joué avec le feu en soutenant le maréchal Khalifa Haftar, entrainant la France dans un pari perdant dont le résultat a été de fragmenter un peu plus le pays et d’offrir une légitimité à l’intervention turque présentée comme une riposte aux interventions égyptiennes et émiraties (soutenues par Paris).

Il existe des intérêts communs entre la France et l’Égypte. Certains sont légitimes dans les domaines économique ou culturel. D’autres sont plus que contestables, comme la sous-traitance au Caire de la gestion du flux des migrants. Mais il faut aussi tirer les leçons de l’histoire. Le 16 avril 2011, le ministre des affaires étrangères de l’époque Alain Juppé se livrait à une autocritique de la politique française des années 1990 et 2000. « Il faut bien le reconnaître, pour nous tous, ce “printemps” a constitué une surprise. Trop longtemps, nous avons pensé que les régimes autoritaires étaient les seuls remparts contre l’extrémisme dans le monde arabe. Trop longtemps, nous avons brandi le prétexte de la menace islamiste pour justifier une certaine complaisance à l’égard de gouvernements qui bafouaient la liberté et freinaient le développement de leur pays. » Dix ans plus tard, comment peut-on à nouveau oublier que les dictatures sont le terreau de l’instabilité et du terrorisme ?

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