Gaza 2023—2024

Bébés abandonnés, un crime israélien sous les radars médiatiques

Si l’ampleur du génocide en cours à Gaza a poussé nombre de rédactions en France à revoir leur couverture médiatique, de nombreux aspects des exactions commises par l’armée israélienne ne sont pas relayés par les médias mainstream. Parmi ces crimes, l’abandon forcé de cinq bébés abandonnés dans un hôpital du nord de l’enclave.

Chambre de l’hopital pour enfants Al-Nasr après son évacuation
Mohamed Baalousha/Al-Mashhad

Gaza, 10 novembre 2023. L’hôpital Al-Nasr, dans le nord de l’enclave, est évacué de force par l’armée israélienne dans un chaos indescriptible. L’équipe médicale contrainte à partir laisse derrière elle, la mort dans l’âme, cinq bébés impossibles à déplacer sans ambulance équipée. Un officiel israélien prévenu assure que le nécessaire sera fait. Situé dans une zone d’intenses combats, l’hôpital est resté inaccessible.

Dix-sept jours plus tard, durant la trêve, Mohamed Baalousha, le journaliste correspondant de la chaîne émiratie Al-Mashhad, pénètre avec sa caméra à l’intérieur de l’hôpital fantôme. Ce qu’il découvre ce 27 novembre dans l’unité de soins intensifs est une scène d’horreur absolue : les corps des bébés sans vie, en état de décomposition. CNN, qui a pu voir les images non floutées fournies par le journaliste, décrit :

Les minuscules corps des bébés, dont plusieurs sont encore reliés à des fils et à des tubes destinés à les maintenir en vie, se décomposent dans leurs lits d’hôpital ; des bouteilles de lait et des couches de rechange toujours à côté d’eux sur les draps.

Les corps sont dans un tel état de décomposition qu’on voit « à peine plus que des squelettes laissés dans certains lits. […] Les mouches et les asticots rampent visiblement sur la peau d’un enfant ». À sa demande, Stefan Schmitt, médecin légiste à l’Université internationale de Floride, a examiné la vidéo et estimé le niveau de décomposition des nourrissons « avancé ». Selon lui, personne n’est intervenu depuis que les bébés ont été abandonnés. « Ces restes se sont décomposés sur place, c’est-à-dire qu’ils se sont décomposés sur ces lits […] Vous pouvez le constater grâce aux fluides corporels qui se sont échappés au cours de la décomposition », estime le légiste.

Pris pour cible pendant l’évacuation

Les investigations croisées de plusieurs médias et de l’ONG Euromed, qui exige une enquête internationale indépendante, pointent vers une responsabilité d’Israël dans cette épouvantable histoire. Après une enquête fouillée, les journalistes de CNN sont en mesure de retracer l’histoire dans un article publié le 8 décembre. Plusieurs responsables et membres du personnel médical de l’hôpital tiennent des propos concordants dans leur récit d’une évacuation sans ambulance, dans la panique générale.

Dans une vidéo publiée le 9 novembre, le docteur Mustafa Al-Kahlout, directeur des hôpitaux pédiatriques d’Al-Nasr et d’Al-Rantissi — qui se trouvent à 500 mètres l’un de l’autre et qui ont été tous les deux évacués de force — rapporte déjà que l’hôpital Al-Nasr a été « frappé à deux reprises », subissant « de nombreux dégâts », que l’oxygène dans les unités de soins intensifs « a été coupé » et signale qu’au moins un patient est décédé, tandis que d’autres risquent de mourir. Il décrit une situation apocalyptique : « Nous sommes encerclés… les ambulances ne peuvent pas atteindre l’hôpital et celles qui l’ont tenté ont été prises pour cibles ».

Dans un enregistrement audio rendu public par l’armée israélienne le 11 novembre d’une conversation entre un haut responsable non identifié de l’hôpital Al-Rantissi et un officier de la Coordination des activités gouvernementales israéliennes dans les territoires (Cogat) à propos de l’évacuation des deux hôpitaux, le premier alerte l’agent de la Cogat sur le fait que les ambulances ne peuvent pas atteindre l’hôpital, et l’Israélien répond : « Je vais organiser la coordination avec le centre de secours primaires. Ne vous inquiétez pas, je suis près de l’armée, tout ira bien. » « Est-ce que les ambulances emmèneront les patients et le personnel médical ? », demande le responsable de l’hôpital. « Pas de problème », répond l’officier israélien. Mais les ambulances ne sont jamais arrivées. Lorsque les patients et le personnel ont commencé à évacuer à pied, drapeaux de fortune blancs à la main comme convenu avec l’agent de la Cogat, ils ont été visés par des tirs, comme en atteste une vidéo du 10 novembre.

Selon Euromed, le docteur Al-Kahlout « a déclaré qu’il avait informé l’officier de l’armée israélienne […], mentionnant qu’ils ne pouvaient pas être transférés, et l’armée l’a [en retour] informé qu’elle en était consciente et qu’elle agirait » en conséquence. L’ONG rapporte également que lors d’une conversation téléphonique (dont la date n’a pas été précisée) avec le directeur de l’hôpital, un officier israélien a affirmé que tous les nourrissons qui sont restés avaient été secourus et transférés en lieu sûr.

Dans un enregistrement audio du 10 novembre diffusé par Médecins sans frontières (MSF), un infirmier bénévole, présent avec sa famille réfugiée dans l’établissement, affirme que le personnel a dû évacuer en trente minutes. Il dit avoir réussi à transporter un bébé avec lui lors de sa fuite et qu’il l’a ensuite remis à une ambulance en direction de l’hôpital Al-Shifa. Mais il rapporte que quatre bébés ont été laissés en soins intensifs. Euromed et le média émirati Al-Mashhad évoquent pour leur part cinq bébés retrouvés en état de décomposition après la trêve. L’infirmier déplore dans l’enregistrement :

Laisser mes patients mourir sous mes yeux est la chose la plus dure que j’aie jamais vécue, c’est indescriptible. Cela nous a brisé le cœur, nous ne pouvions pas les aider, nous ne pouvions pas les prendre, nous avons à peine pu fuir avec nos enfants, nous sommes des civils, nous sommes une équipe médicale.

Le directeur des hôpitaux de Gaza au sein du ministère de la santé, le docteur Mohammad Zaqout a également confié à CNN : « Nous les avons informés que ces enfants étaient sur des lits et ne pouvaient pas être évacués. Nous avons pris d’autres enfants dans nos bras quand nous avons été forcés d’évacuer ».

Déni israélien et démissions du CICR

Dans un article du 12 novembre, le Washington Post cite Mohamed Abou Mughaissib, coordinateur médical adjoint de MSF à Gaza à propos de cette affaire :

Le personnel médical a évacué à cause des bombardements sur l’hôpital pédiatrique, et ils n’ont pas pu sauver les bébés pour les emmener, alors ils ont laissé cinq bébés seuls dans les soins intensifs, reliés aux machines et aux respirateurs. […] On en est là : laisser les bébés seuls avec des respirateurs.

De son côté, l’armée israélienne a fermement nié toute responsabilité dans la mort de ces bébés. « Étant donné que Tsahal n’a pas opéré à l’intérieur de l’hôpital Al-Nasr, ces allégations non seulement sont fausses, mais elles constituent également une exploitation perverse de vies innocentes, utilisées comme outils pour diffuser de dangereuses informations erronées », a déclaré l’armée dans un communiqué adressé à CNN. Interrogé à plusieurs reprises par la chaîne américaine pour savoir pourquoi elle n’avait pas fourni d’ambulances pour l’évacuation, comme l’avait promis l’officier de la Cogat dans la conversation enregistrée avec le responsable de l’hôpital, et s’ils étaient au courant de la présence d’enfants laissés à l’unité de soins intensifs comme l’a affirmé le docteur Zaqout, l’armée israélienne n’a pas répondu. Lors d’une séance de questions-réponses en ligne avec les journalistes, le porte-parole de l’armée Doron Spielman a qualifié l’histoire de simple « rumeur » : « Il n’y a pas eu de bébés prématurés qui se sont décomposés à cause de Tsahal. Il n’y a probablement eu aucun bébé qui s’est décomposé », a-t-il osé. « Le Hamas est responsable de l’hôpital Nasr, nous n’occupons pas l’hôpital Al-Nasr », a-t-il insisté.

Un communiqué du ministère de la santé de Gaza publié après la vidéo des restes des bébés affirme que l’armée a assuré le personnel de l’hôpital Al-Nasr que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) arrivait pour évacuer les patients. « Au lieu de cela, leurs corps décomposés ont été retrouvés dans leurs lits […] Ces bébés ont poussé seuls leur dernier souffle et sont morts seuls ». Contacté, le CICR a expliqué à CNN qu’il avait reçu « plusieurs demandes » d’évacuation d’hôpitaux du nord de Gaza, mais qu’en raison de la « situation sécuritaire », il n’était « impliqué dans aucune opération ou évacuation, et les équipes ne se sont pas engagées à le faire ». Le CICR a ajouté que les images des bébés d’Al-Nasr constituaient une « tragédie indescriptible ».

Le 16 décembre, le journaliste Mohamed Baalousha, auteur de la vidéo, a été ciblé par un sniper israélien et blessé aux jambes. Sa vidéo restera dans l’esprit de tous ceux qui l’ont vue. Pour l’avocat Johann Soufi, spécialiste en droit international, si à l’issue d’une enquête indépendante, il est prouvé que l’armée israélienne a été informée que des bébés étaient présents et qu’elle a forcé l’évacuation, cela constituerait un crime de guerre :

Les hôpitaux et les patients qui s’y trouvent sont particulièrement protégés par le droit international humanitaire. Il n’existe quasiment aucune exception à ce principe, et dans tous les cas, l’armée israélienne était tenue à ses obligations de proportionnalité, de précaution et d’humanité dans ses attaques. Les faits que décrit CNN violent ces trois principes.

Le 12 octobre déjà sur la chaîne Sky News, bien avant l’évacuation de l’hôpital Al-Nasr, l’ancien premier ministre israélien Naftali Bennett a été interrogé sur les « bébés dans les couveuses à Gaza dont le système de survie a été coupé parce que les Israéliens ont coupé le courant ». Sa réponse reflétait déjà l’état d’esprit dans lequel se déroulent les opérations de l’armée israélienne : « Êtes-vous sérieusement en train de me poser des questions sur les civils palestiniens ? Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? »

Sur les plus de 22 000 victimes des bombardements israéliens à Gaza depuis le 7 octobre, plus de 5 350 sont des enfants. Israël devrait être poursuivi pour chacune de ces pertes. La vidéo des bébés de l’hôpital Al-Nasr est une des images les plus perturbantes de cette offensive d’une brutalité sans précédent. Elle ne fait pourtant pas la une des journaux télévisés du monde et n’a déclenché aucun commentaire des dirigeants occidentaux.

Il y a 33 ans, la guerre contre l’Irak était déclenchée par les États-Unis et leurs alliés. Un récit en particulier avait ému le monde entier et servi à mobiliser les opinions contre Saddam Hussein. Le 10 octobre 1990, à Washington, six minutes ont suffi à une « infirmière » koweïtienne pour plaider l’entrée en guerre. La jeune fille en larmes assurait devant les sénateurs que les forces armées irakiennes avaient pénétré de force dans la maternité de l’hôpital koweïtien Al-Addan, qu’ils avaient arraché les bébés des couveuses, jeté au sol ces bébés qui avaient agonisé dans le froid. Ce mensonge a contribué à ce que le Congrès américain valide l’attaque contre l’Irak. En réalité, l’infirmière était la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington et son témoignage avait été imaginé et rédigé par Michael K. Deaver, ancien conseiller en communication du président Ronald Reagan — à côté de bien d’autres mystifications concoctées par des spécialistes en communication1. Ce que les Américains avaient imaginé, Israël l’a finalement fait.

1Lire Ignacio Ramonet, « Mensonges d’État », Le Monde diplomatique, juillet 2003.

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