Gaza 2023

Turquie. Le soutien hautement risqué du président Erdoğan au Hamas

Les attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas en Israël ont poussé la plupart des pays de la région à revoir leurs relations avec Tel-Aviv. C’est le cas de la Turquie, dont la politique de rapprochement avec Israël se trouve remise en cause par la solidarité avec la Palestine adoptée par le président Recep Tayyip Erdoğan.

Arborant une écharpe avec les drapeaux palestinien et turc, le président turc s’exprime lors d’un rassemblement organisé par l’AKP en solidarité avec les Palestiniens de Gaza, à Istanbul le 28 octobre 2023
Yasin Akgul/AFP

Alors que le 8 octobre le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait réagi avec retenue et modération aux attaques menées par le Hamas, invitant les deux parties au dialogue pour trouver une solution diplomatique, la violence des représailles israéliennes a obligé la Turquie à adopter une attitude plus critique. Les ambitions de médiation du président turc ont fait long feu. Et il a qualifié le mouvement Hamas d’« organisation de libération nationale luttant pour la liberté du peuple palestinien ». Comment expliquer ce revirement ?

Depuis son enlisement en Syrie, Ankara tente de sortir de son isolement en normalisant ses relations avec nombre de voisins et pays de la région comme l’Arménie, l’Égypte, mais aussi Israël avec lequel la rupture datait de 2010. L’économie avait un besoin crucial de coopération avec Tel-Aviv. En effet, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et Israël était d’un peu plus de 10 milliards d’euros en 2022. Au centre de leur coopération se trouve notamment le dossier gazier méditerranéen. Ankara prévoyait de participer à la construction d’un gazoduc offshore pour transporter le gaz israélien du champ Léviathan vers le sol continental turc. La Turquie envisageait d’en acheter une part pour un usage local, et d’en exporter une autre vers l’Europe. De même, sur le plan touristique, le nombre de touristes israéliens est en augmentation depuis quelques années, atteignant le nombre de 560 000 en 2022, ce qui profite à la compagnie Turkish Airlines qui effectuait à la veille de la crise 10 vols par jour entre Tel-Aviv et Istanbul. Cette politique de rapprochement était sur le point d’aboutir, ce qui explique la retenue des premières réactions. Le président Erdoğan ne venait-il pas, en septembre 2023, de rencontrer à New York pour la première fois le premier ministre Benyamin Nétanyahou, dont la visite à Ankara était annoncée pour septembre ou octobre ? Tous ces efforts ont été anéantis.

Dans le cadre de sa politique de normalisation régionale, la Turquie avait incité ses protégés exilés Frères musulmans, égyptiens et autres — Hamas compris — à faire preuve de discrétion dans leurs activités sur le sol turc. La surprise de l’attaque et sa violence sonnent comme un camouflet à Ankara. Privilégiant les intérêts supérieurs de la Turquie, dépendant d’une relation apaisée avec Israël, Erdoğan a donc initialement choisi la modération et la médiation. Elle aurait même demandé, à certains cadres du Hamas de quitter la Turquie.

« Le double standard des Occidentaux »

Mais tous les appels à l’apaisement ayant échoué, comme les tentatives turques de faire libérer des otages, et la violence de la réaction israélienne ayant atteint une telle ampleur, le pouvoir a totalement changé de position, avec notamment deux déclarations fracassantes du président Erdoğan. Le 24 octobre dans son discours lors du congrès du Parti de la justice et du développement (AKP), il a affirmé, sous les applaudissements de députés debout, que « le Hamas n’est pas une organisation terroriste, c’est un groupe de moudjahidines qui défendent leurs terres ». L’emploi de ce mot est tout sauf anodin. Élever les combattants du Hamas au rang de « moudjahidines », ceux qui sont engagés dans la guerre sainte, permet de mesurer la teneur symbolique du positionnement d’Erdoğan.

Pour enfoncer le clou, quatre jours plus tard, le président s’en est pris aussi aux Occidentaux qu’il a accusés de « double standard et de complicité dans les crimes commis par Israël contre des civils palestiniens ». Pourtant, une prise de position aussi tranchée risque d’avoir des conséquences négatives pour la Turquie à court comme à moyen terme, de mettre en cause la normalisation avec Israël et d’irriter les Occidentaux. Changeant et imprévisible, le comportement d’Erdoğan, tant en politique intérieure qu’extérieure, n’est jamais évident à discerner.

Une première explication veut qu’Erdoğan, prenant ouvertement la défense du Hamas, cède à une nature refoulée, ancrée dans la militance islamiste. On décrit souvent à son sujet une personnalité complexe, double, d’un côté ouvert et pragmatique, et de l’autre idéologue et dogmatique. Pris entre ses ambitions personnelles et ses valeurs idéologiques, il oscille entre ces deux extrémités. Recherchant un leadership sur la région, il aurait fini par céder à sa nature profonde. Mais cette explication psychologico-politique est très insuffisante.

Des calculs de politique intérieure

Une autre explication relève de la logique géopolitique. Ainsi, entre le 7 et le 24 octobre, constatant l’évolution de la situation sur le terrain et les réactions qu’elle suscite dans la région et au-delà, Erdoğan aurait misé, dans l’intérêt supérieur de son pays, pour une critique virulente des représailles d’Israël, l’objectif étant de placer la Turquie en pole position du monde musulman. Là aussi l’argument n’est que peu convaincant.

Une troisième explication avancée par divers journalistes en Turquie repose sur le narratif d’un rôle de médiateur refusé à Erdoğan qui, par frustration ou jalousie, aurait renversé la table pour attirer l’attention et se faire remarquer sur la scène internationale. Cette explication par la mégalomanie ne peut éclairer à elle seule le comportement du président.

Enfin, une quatrième explication, qui relève des calculs de politique intérieure et de considérations électoralistes (un sujet pour lequel Erdoğan est passé maître) mérite d’être prise en compte. Les élections municipales se profilent, en principe pour le printemps 2024, et il y accorde autant d’importance qu’aux scrutins nationaux, d’autant que l’enjeu est de taille cette année puisqu’il s’agit de reconquérir les deux villes que sont Istanbul et Ankara, perdues au profit de l’opposition en 2019. Raffermir son image internationale peut lui assurer quelques paquets de voix, sachant que la population est massivement sensible à la cause palestinienne. Ce point de vue est pourtant à relativiser aussi. La population est certes solidaire de la Palestine, mais elle est aussi très préoccupée par la fragilité de l’économie qui dépend de bonnes relations avec Israël et les pays occidentaux et qui aura à pâtir de nouvelles tensions.

L’extrémisme d’Israël

Comme souvent, les analystes essaient de donner du sens aux attitudes et prises de position d’Erdoğan en le mettant dans une position trop centrale, c’est-à-dire en l’isolant du contexte dans lequel il se trouve, et en oubliant de mesurer ses faits et gestes à l’aune de ses rivaux ou partenaires ou, tout simplement, en sous-estimant la propension du président turc à agir et réagir en fonction de l’évolution d’une situation politique donnée.

Dès lors, si toutes ces hypothèses n’éclairent qu’un aspect fragmentaire de la stratégie politique d’Erdoğan, comment comprendre le revirement du président turc ? Sans être totalement fausses, ces explications font l’impasse sur l’attitude d’Israël après les attaques et l’extrémisme de sa politique à Gaza. Ayant reçu de l’Occident une forme de blanc-seing vengeur, Israël a réagi de façon excessive et disproportionnée. A la sidération ont succédé des condamnations molles sur un mode attentiste. Israël semblant hésiter entre incursion, occupation et colonisation de la bande de Gaza, le destin de Gaza et des Gazaouis reste plus qu’incertain. L’intensité des bombardements et le nombre élevé de morts innocents ont provoqué un choc émotionnel mondial, mêlant impuissance et indignation, notamment dans le monde musulman. Ils ont aussi consolidé l’unité et la solidarité. Et le soutien quasi inconditionnel de l’Occident à Israël, perçu dans les consciences collectives du monde musulman comme une alliance judéo-chrétienne contre les Palestiniens et le monde musulman a presque forcé une forme de loyauté de nombre de leaders musulmans.

Un fossé entre deux perceptions

Aussi, le fait que la plupart des médias et intellectuels dans le monde occidental aient pris fait et cause pour la défense d’Israël creuse chaque jour davantage le fossé entre ces deux perceptions du conflit et de la marche du monde. Or, depuis toujours Erdoğan agit avec la prétention du souci de l’intérêt du monde musulman, et la brutalité des bombardements indiscriminés de l’armée israélienne l’a fait basculer dans le camp des Palestiniens.

Mais ces choix ne vont pas sans conséquences. L’image d’Erdoğan s’était quelque peu améliorée auprès de ses partenaires occidentaux à la faveur de la guerre en Ukraine où il avait joué un rôle de médiateur, notamment grâce à l’accord céréalier. Il était apparu pragmatique et diplomate, et s’était rendu quasi indispensable. Sa nouvelle position propalestinienne va lui faire perdre une grande partie de cette crédibilité regagnée, et il redevient aux yeux des Occidentaux irascible, imprévisible, populiste. Sa visite officielle le 17 novembre 2023 en Allemagne, où il a réitéré ses convictions, n’a fait que renforcer cette perception.

Plus grave encore, c’est toute la Turquie qui va souffrir d’une nouvelle crise avec l’Occident. La question de l’adhésion turque à l’Union européenne (UE) s’éloigne un peu plus. La Commission européenne a rendu le 8 novembre son rapport annuel sur l’élargissement de l’UE à plusieurs pays candidats. Si les regards sont tournés vers l’Ukraine, la Moldavie, et même la Géorgie, aucune mention n’est faite de la Turquie. Enfin, avec les États-Unis la crise sera encore plus aiguë et portera sans doute un coup d’arrêt à sa politique d’amélioration des liens avec Ankara. Ainsi, la levée de l’embargo sur les ventes d’armes, notamment la livraison de F-16 risque de traîner, alors que la Turquie a un besoin crucial de rattraper son retard en matière d’aviation. Toutefois, dans ce dossier, la Turquie a encore une chance d’obtenir le feu vert du Congrès. En effet, l’entrée de la Suède dans le club de l’OTAN n’a toujours pas été approuvée par le Parlement turc qui tergiverse, pour donner plus de latitude à Erdoğan dans sa politique vis-à-vis de l’Occident. Sans livraison de F-16, il parait peu probable que le Parlement turc trouve le temps dans son agenda de consacrer une session à l’entrée de la Suède à l’OTAN.

Un nouvel ordre mondial

Enfin, l’effet le plus dommageable est l’arrêt net du processus de normalisation avec Israël. Alors que des années d’efforts de part et d’autre avaient enfin permis le rapprochement entre les deux pays, la prise de position d’Erdoğan casse à nouveau le processus, et c’est l’économie turque qui va en pâtir. Certes, la rupture des liens diplomatiques ne stoppera pas les échanges, mais peut sérieusement ralentir leur essor. Le grand projet de coopération gazière via la Turquie à destination de l’Europe de nouveaux gisements gaziers israéliens risque d’être difficile à négocier.

Pour autant, même si à court terme les effets de cette prise de position sont néfastes, la crise a mis en évidence les fractures de l’ordre international dont l’Occident pro-israélien n’est plus le seul maître. Le soutien occidental unanime à Israël heurte le « Sud global » et apparaît minoritaire dans cette nouvelle forme de bipolarité. Ainsi le choix de la défiance face à un Occident en déclin laisse-t-il entrevoir une préférence beaucoup plus réfléchie de la Turquie à l’émergence d’un Sud aspirant à la souveraineté et à une indépendance substantielle et dans lequel la Turquie pourrait occuper une place importante.

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