
Cette année au Maghreb, la fête de l’Aïd el-Kébir aura un goût amer pour les familles désirant sacrifier un mouton. Au Maroc, la fête est carrément annulée. En Algérie, l’importation de près d’un million de moutons est en cours et en Tunisie, devant des prix record, les consommateurs sont dans l’expectative. Un cap est atteint : l’impossibilité de ces pays à répondre à la demande locale face aux sécheresses à répétition dans la région. Pourtant, leurs populations ne semblent pas prêtes à le reconnaître et sont, pour la plupart, dans le déni. Certains rêvent même de suivre l’exemple de méga-bergeries à l’image d’un récent projet saoudien.
Les Maghrébins assistent, impuissants, à l’envolée des prix. Une situation d’autant plus difficile à accepter que la viande de mouton a toujours été abondante. En Algérie, des internautes vont jusqu’à publier des images datant des années 1950 montrant des troupeaux d’ovins embarqués vers la France à partir du port d’Alger. La route qui mène au port a longtemps porté le nom de « La moutonnière ».
Aujourd’hui, les signes du réchauffement climatique sont présents partout. Au Maroc, après six années consécutives de sécheresse dans les zones agricoles, l’oasis de Skoura (sud) est en partie abandonnée par ses habitants. Dans le Sud algérien, face à l’avancée du désert, les trains vers la ville de Béchar embarquent des ouvriers munis de pelles chargés du désensablement des voies ferrées.
Outre la sécheresse, des études1 alertent à propos de « la pression exercée sur les pâturages [qui] s’aggrave et (du fait) qu’il devient de plus en plus difficile d’assurer une gestion rationnelle des terres dans le but de permettre la récupération des pâturages. »
Au Maroc, une étude2 note que « la dynamique observée depuis les années soixante-dix témoigne de la disparition des sites pastoraux en bon état. »
L’Aïd el-Kébir (ou Aïd al-Adha, « fête du sacrifice ») n’en reste pas moins une fête très suivie au Maghreb. Dans les années 1950, à l’époque où le modèle de la famille élargie dominait, c’est l’aïeul qui sacrifiait un mouton. Aujourd’hui, la demande s’accroît du fait de la démographie, mais également du modèle de famille nucléaire dominant.
Le jour de l’Aïd durant la matinée, les cours d’immeubles des grandes villes se transforment en abattoirs et dès onze heures l’odeur des grillades embaume. Si on laisse la viande du mouton maturer 24 heures, le temps d’un ressuyage, les abats sont immédiatement consommés sous forme de brochettes de foie, de cœur ou de rognons. Il existe une multitude de façons de consommer les tripes et la tête de mouton.
Le poids de la sécheresse
Depuis trois ans, partout on assiste à une spirale des prix que rien n’arrête. En Tunisie, le président du Syndicat des agriculteurs, Midani El-Daoui, a récemment déploré que le prix du mouton dépasse désormais les 1 000 dinars (300 euros), « même pour des animaux pesant moins de 20 kilos ». En avril 2025, Midani El-Daoui, s’inquiétait3 du recul du nombre de brebis reproductrices : « Les femelles continuent d’être abattues, ce qui fragilise durablement la capacité de reproduction du cheptel. » Conséquence : une offre inférieure en agneaux, ce qui contribue à l’inflation. En outre, dans ce pays comme chez ses voisins, face à la sécheresse, le prix des fourrages a augmenté et l’engraissement des moutons se fait à partir d’orge, de maïs, de qualité nutritionnelle moindre que le fourrage vert, et de soja importé.
En Algérie, la flambée des prix est qualifiée de « diabolique » par la presse. En 2023, le directeur général de l’entreprise publique Alviar (Algérienne des viandes rouges), Lamine Derradji s’en alarmait déjà :
La nourriture quotidienne d’un mouton ne dépasse pas 100 dinars. Après dix mois d’engraissement, son coût ne devrait être que de 40 000 à 60 000 dinars (270 à 400 euros). Or ils sont vendus entre 100 000 et 120 000 dinars (670-800 euros).
Depuis, Lamine Derradji a été démis de ses fonctions à la suite d’un rapport de la Cour des comptes critiquant Alviar pour ne pas avoir pleinement utilisé les capacités des bergeries, faute d’une mise en œuvre d’un plan de développement de l’élevage, et lui reprochant notamment l’échec des fermes pilotes coûteuses — censées relancer l’élevage et la production fourragère — qui lui étaient rattachées.
Une crise du modèle d’élevage
Face à ce qu’il faut bien appeler une crise du modèle d’élevage ovin, chaque pays a répondu par des mesures spécifiques. Au Maroc, le roi Mohammed VI a demandé en février à la population de ne pas sacrifier de mouton lors de la fête de l’Aïd cette année, une mesure rarissime. « Notre pays affronte des défis climatiques et économiques qui ont eu pour conséquence une régression substantielle du cheptel », a-t-il souligné dans une adresse lue par le ministre des Habous et des affaires islamiques, Ahmed Toufiq. Le souverain a justifié sa décision par l’ampleur des « défis climatiques et économiques » auxquels le royaume fait face.
L’annonce royale a eu un effet radical sur les prix. Selon le média Le Site info, ils sont passés de 5 000 dirhams (475 euros) à 3 000 dirhams (290 euros). L’Association des éleveurs estime le niveau des pertes à 12 milliards de dirhams (1,14 milliard d’euros) pour la filière. Face à la diminution du cheptel, le Maroc a recours, depuis plusieurs années, aux importations de moutons espagnols. Celles-ci ont progressivement pris plus d’ampleur. En 2023, près de 400 000 têtes ont été importées, et près de 500 000 en 2024, selon le ministère marocain de l’agriculture. Des subventions, sous forme de suppression des droits de douane, d’exonération de TVA ou de primes aux consommateurs, ont été allouées à ces opérations. En avril dernier, le site H24info précisait que « la subvention exceptionnelle pour l’Aïd al Adha 2024 a concerné 474 312 ovins, portant le total des dépenses à 13,3 milliards de dirhams (1,26 milliard d’euros) ». Des mesures que l’opposition « continue de dénoncer » du fait d’une « gestion inefficace et des prix toujours élevés », d’après la même source.
Situation « inacceptable »
En Algérie, l’idée de faire venir des moutons de l’étranger pour l’Aïd s’est répandue en 2024 durant le mois de ramadan à la suite des importations réalisées par l’entreprise publique Alviar. Celle-ci avait acheté 30 000 moutons sur pied en Roumanie. Ils avaient été dirigés vers les abattoirs gérés par l’entreprise et la viande commercialisée à prix réglementé. Dans la foulée, la rumeur avait couru que des moutons seraient importés pour l’Aïd. Des rumeurs rapidement démenties par Alviar. Par la suite, en novembre 2024, lors d’une déclaration officielle, le président algérien Abdelmadjid Tebboune a estimé qu’« au lieu d’importer des moutons pour l’Aïd, nous devons trouver une solution à la hausse des prix de la viande rouge. »
En Algérie, la hausse des prix est substantielle. En 2023, l’hebdomadaire Jeune Afrique faisait état de moutons vendus « au minimum 50 000 dinars (300 euros) et jusqu’à 120 000 dinars (800 euros) dans la plupart des points de vente de la capitale et de sa périphérie. Soit jusqu’à six fois le salaire minimum garanti. » L’impossibilité pour les familles modestes, mais également les classes moyennes, d’acheter son mouton en raison de la hausse des prix produit un sentiment de frustration. Certains sont obligés de s’endetter.
Les associations de consommateurs sont montées au créneau. Le président de l’Association de protection des consommateurs algériens (Apoce), Mustapha Zebdi, confiait en 2024 à Dz News TV : « De nombreuses familles algériennes ne font pas le sacrifice à cause de la hausse des prix élevés du mouton. C’est une réalité. » « L’année passée (2023), il n’y a pas eu de mouton pour l’Aïd el-Adha à moins de 60 000 dinars(400 euros) », témoignait-il alors en plaidant pour l’importation des moutons « pour permettre aux familles algériennes de célébrer cette fête ». En mars dernier, lors d’une rencontre avec la presse, le président algérien s’est indigné qu’un mouton puisse être vendu 170 000 dinars (plus de 1 100 euros). Il a qualifié cette situation « d’inacceptable dans un pays d’élevage ovin comme l’Algérie », selon le site l’actualgerie.com.
Sans doute faut-il y voir la raison pour laquelle Abdelmadjid Tebboune est finalement revenu sur son refus de l’importation de moutons. Au 22 mai 2025, ce sont 371 000 moutons qui ont été débarqués de 27 bateaux dans 8 ports algériens. Les deux tiers proviennent de Roumanie et le reste d’Espagne. L’Algérie profite d’un effet d’aubaine à la suite de la décision marocaine de ne pas sacrifier d’animaux et donc de renoncer à en importer d’Espagne comme c’est le cas habituellement. Pour distribuer les ovins à l’intérieur du pays, des camions, des trains, et même un avion gros-porteur russe, ont été mobilisés.
Chez le voisin de l’est, alors que la société spécialisée Ellouhoum annonçait l’an dernier que « la Tunisie importera[it] des moutons en prévision de l’Aïd », l’Union tunisienne de l’agriculture a assuré que « le nombre de moutons disponibles pour les sacrifices de l’Aïd est suffisant » cette année et qu’en raison de pluies récentes, la Tunisie n’aurait pas besoin de recourir aux importations.
Déni environnemental
Mais au-delà des contingences économiques, le modèle d’élevage est en question. À la sécheresse, s’ajoute en milieu steppique un élevage de type cueillette là où, dans les mêmes conditions, les éleveurs australiens plantent massivement des arbustes fourragers. Des parcours naturels plantés avec ces arbustes présentent une meilleure valeur alimentaire pour le bétail, particulièrement dans les zones arides. En Algérie, des études universitaires notent toutefois que peu d’éleveurs reconnaissent que la dégradation des parcours steppiques est liée au surpâturage et que la sécheresse n’est que le facteur aggravant.
Les pouvoirs publics des pays du Maghreb sont pris entre la volonté des consommateurs de privilégier une transition alimentaire accordant davantage de place aux produits animaux, comme cela fut le cas en Europe après la Seconde Guerre mondiale, d’une part, et les réalités climatiques, de l’autre. Ces dernières années, face à la progression de l’aridité, les éleveurs ont décapitalisé : ils ont vendu une partie de leur bétail. Face aux problèmes structurels comme le surpâturage et la pénurie de fourrages due au réchauffement climatique, les autorités n’ont pris que des mesures conjoncturelles comme l’interdiction de l’abattage des agnelles.
En Tunisie, les professionnels proposent d’importer des brebis pour compléter les cheptels tandis qu’au Maroc, dans le cadre d’un récent accord avec la filière ovine française, il est prévu de recourir à l’insémination artificielle. Pour sa part, en novembre dernier, le président algérien a prôné une concertation avec la profession afin que le problème de l’insuffisance de la production ovine soit « définitivement résolu ». Dans les pays du Maghreb, les décisions d’annuler le sacrifice de l’Aïd ou d’importer des moutons témoignent de la réalité de la fragilité du milieu naturel face au réchauffement climatique. Une course à l’adaptation des élevages est engagée. Suffira-t-elle ?
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1Mohamed Elloumi, Véronique Alary et Salah Selmi. « L’agriculture familiale au Maghreb. Politiques et stratégies des éleveurs dans le gouvernorat de Sidi Bouzid (centre de la Tunisie) », Afrique contemporaine, 2006/3 n° 219.
2A. Bechchari, A. El Aich, H. Mahyou, B. Baghdad, M. Bendaou. « Étude de la dégradation des pâturages steppiques dans les communes de Maâtarka et Béni Mathar (Maroc oriental) », Journal of Materials and Environmental Science, 2014, Volume 5, Supplément S2.
3« Tunisie : 1 000 dinars pour un mouton de 20 kg à l’occasion de l’Aïd », La Presse de Tunisie, 21 avril 2025