Au Vanuatu, l’islam tombe du ciel

Au Vanuatu, cet archipel mélanésien de tradition chrétienne qui n’attire pas d’immigration et ne représente aucun intérêt économique ou stratégique pour le Proche-Orient, une petite communauté musulmane se constitue sous l’égide d’un converti. Une singularité qui mérite d’être analysée.

Musulmane du village d’Ivel, sur l’île de Tanna (Vanuatu)

« Vanuatu : le miracle de la propagation de l’islam », titre fièrement une série de vidéos diffusées sur YouTube par le webmagazine Le journal du musulman, quand on entame des recherches sur cette religion dans le petit archipel situé au cœur de la Mélanésie, dans le sud-ouest de l’océan Pacifique.

Alors que le pays revendique haut et fort ses valeurs chrétiennes, le tissu culturel du Vanuatu est composé de nombreux syncrétismes religieux, mélangeant cultes animistes et catholicisme ou protestantisme presbytérien. Depuis les années 1970, l’islam a néanmoins connu une progression remarquable, passant de zéro à un millier d’adeptes aujourd’hui. D’autres sources estiment qu’il y a 200 convertis. Cependant, le manque de données empêche d’évaluer précisément ce chiffre et de distinguer les Vanuatuais convertis des potentiels immigrés musulmans.

Aucun lien avec l’islam

Sur 270 000 habitants, le miracle paraît donc relatif, mais interpelle néanmoins. Géographiquement, historiquement et culturellement, le Vanuatu n’a a priori, aucun lien évident avec l’islam. L’archipel est relativement isolé, son voisin le plus proche étant la Nouvelle-Calédonie française, puis les îles Fidji et Salomon. Il fut administré par deux puissances coloniales, la France et le Royaume-Uni, dans un condominium nommé « Nouvelles-Hébrides » (1907-1980). La colonisation ainsi que le blackbirding australien1 ne feront que renforcer l’influence des missions catholiques et anglicanes déjà établies. Aujourd’hui, pas une session du Parlement ni cérémonie coutumière qui ne commence sans une prière chrétienne. De plus, faisant partie des pays les moins avancés (PMA)2, le Vanuatu n’a pas connu d’immigration musulmane récente et les grandes puissances du Proche-Orient n’ont que peu d’intérêts géostratégiques — sinon aucun — pour l’archipel. La présence de l’islam n’est donc pas liée à la volonté d’un État de propager sa conception de l’islam. Le Vanuatu se pose donc en cas d’école, dans le sens où l’archipel n’a, à première vue, aucune raison de voir cette religion progresser sur ses terres.

Conversion en Inde

La connaissance du Coran a été amenée par John Henry Nabanga, qui a choisi le prénom « Hussein » en 1978, du temps où le condominium des Nouvelles-Hébrides n’était pas encore devenu indépendant. Parti étudier le gospel en Inde où il se convertit à l’islam sunnite, il retourne au Vanuatu prêcher en prophète dans son village natal, Mele, situé à quelques minutes de la capitale Port-Vila. Aujourd’hui, ses textes sont étudiés par les musulmans vanuatais et ses écrits font office de protodroit islamique vanuatais.

À Mele, il fondera la Vanuatu Islam Society, qui ne sera reconnue par l’État qu’en 1997, et la première mosquée, qui date de 1992. Ici, les mosquées sont à l’image des habitations des villages, tantôt faites de bois et de feuilles de pandanus tressées, tantôt de tôle et de béton. Chaque année, une vingtaine d’étudiants vanuatais sont envoyés dans des écoles coraniques en Inde ou au Proche-Orient.

Cependant, considérer Nabanga comme le premier musulman converti au Vanuatu est un choix politique. Le bahaïsme, tantôt considéré comme un courant musulman ésotérique et hétérodoxe, tantôt comme une secte renégate, est en effet implanté depuis 1953 et revendique 5 000 pratiquants, mais n’est pas unanimement reconnu comme faisant partie de l’islam. En plus d’une société nationale basée à Port-Vila, une forte communauté se serait développée à Tanna, où le projet de construction d’un temple a été dévoilé en 2017.

L’islam vanuatais s’est, au détour des années 2000, enrichi d’un deuxième courant, celui de l’ahmadisme. Courant réformiste messianiste réputé modéré, apparu au XIXe siècle dans le Penjab indien, il a été propagé aux Îles Fidji par les Indiens. Certes minoritaire, la communauté ahmadie fidjienne est cependant active. Elle envoie régulièrement des missionnaires dans l’archipel voisin. Le premier Vanuatais s’est converti à l’ahmadisme en 2005.

Au-delà du bahaïsme et de la petite minorité ahmadie, l’islam sunnite au Vanuatu n’est pas le fruit de l’histoire mais revêt, via Hussein Nabanga, une dimension prophétique.

Ambivalences de la greffe

La société mélanésienne traditionnelle est fortement basée sur la kastom, la coutume en bichelamar3, ensemble de règles établies et dictées par les chefs, guides de la vie spirituelle qui imprègne tous les pans de la vie quotidienne. Or, le christianisme, du fait de sa pratique hebdomadaire, s’éloigne un peu de cette omniprésence mystique traditionnelle. L’islam, par ses exigences régulant la vie de tous les jours, s’approche plus d’un mode de vie que d’une religion et rappelle celui des systèmes coutumiers.

Par ailleurs, la forte croyance en l’irrationnel des Vanuatais fait de leur société un terreau fertile pour l’établissement d’autres religions. Outre les sept églises chrétiennes4 très actives représentées au sein du conseil œcuménique national chrétien, le Vanuatu Christian Council (VCC), et autres sectes, chaque village possède ses propres croyances et pratiques animistes/spiritistes. Cette prolifération religieuse s’explique notamment par le système vertical des villages coutumiers : si le chef se convertit, le village entier devra suivre. Cette verticalité entraîne une certaine perméabilité aux nouveaux cultes, et donc, potentiellement, à l’islam. Les chefs coutumiers sont d’ailleurs, de temps à autre, cibles du prosélytisme de missionnaires musulmans venus d’Afrique, des Fidji, et plus rarement, du Proche-Orient.

Enfin, les problématiques judiciaires du Vanuatu résonnent avec les systèmes judiciaires islamiques. L’un des principaux enjeux est la question du juge : doit-il être le représentant du pouvoir de l’État ou doit-il être le chef coutumier, tantôt seul, tantôt réuni avec ses homologues au conseil des chefs national, le Malvatumauri ? Le principe de dualité du système judiciaire dans les pays musulmans, séparant le droit islamique du droit civil, dispose donc d’une certaine attractivité. De plus, la loi du talion qui régit la justice coutumière vanuataise semble se rapprocher des principes du qisas et du diyya. Le qisas fait partie de la justice pénale islamique et est l’application de l’adage « œil pour œil, dent pour dent ». Le diyya est son alternative sous forme de compensation pécuniaire.

Le cochon, animal sacré

Malgré ces éléments de contexte favorables, deux piliers de la culture mélanésienne freinent la propagation de l’islam : le kava et le cochon. Le kava est une racine qui, broyée, offre un jus âpre et amer, de couleur grise, dont la dégustation provoque des effets relaxants. Il est consommé par les hommes (et prohibé de façon informelle aux Vanuatuaises) afin de discuter « des affaires sérieuses » (politique, religion, famille), ou pour célébrer un évènement. L’interdiction théorique du Coran de consommer des boissons enivrantes peut ainsi rebuter l’adhésion de nouveaux fidèles.

Quant au cochon, la société mélanésienne et l’islam en ont des visions antagonistes. Animal impur pour le second, il est sacré pour le premier. Toute cérémonie coutumière importante inclut forcément le sacrifice, puis la consommation d’un cochon.

Un élu au parlement ?

Sur un pays de 270 000 habitants, un millier de pratiquants semble constituer un poids bien faible pour imaginer, dans l’immédiat, une quelconque représentation politique. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. En 2016, Mohamed Seddik Sambo, beau-frère de Hussein Nabanga, a poussé la candidature de quatre candidats aux élections législatives. Malgré un échec, les logiques de vote offrent une lueur d’espoir, car il n’y a pas de réelle logique partisane au Vanuatu. Seul le Vanuaka’Pati, parti historique de l’indépendance, dispose d’une base électorale un minimum stable. Autrement, les logiques de clans et d’intérêts personnels prennent largement le dessus. Ainsi, il n’est pas rare de voir tout un village voter pour le même candidat.

En rassemblant les musulmans de Mele, village comptant le plus d’adeptes, derrière le même candidat, il serait tout à fait possible d’imaginer un musulman élu au Parlement. Cependant, un scénario à la fidjienne, où une minorité musulmane participe à la vie politique depuis les années 1960 semble hors de portée : il ne s’agit pas de comparer un pays où l’islam est arrivé à la fin du XIXe siècle via des Indiens envoyés par le Royaume-Uni sous contrat d’indenture5, au Vanuatu où l’islam relève plus de la singularité historique que d’une logique géopolitique ou culturelle.

Des relations tendues avec l’Indonésie

La donne géopolitique et les phénomènes migratoires ne risquent pas non plus d’augmenter la proportion de musulmans dans la société vanuataise. Alors que le plus grand foyer de musulmans dans la région est l’Indonésie, Port-Vila et Djakarta entretiennent des relations tendues, tant le Vanuatu se présente comme le champion de la lutte pour l’indépendance de la Papouasie de l’Ouest, territoire sous souveraineté indonésienne. Bien que la Malaisie soit un partenaire commercial notable de l’archipel, aucun phénomène migratoire important n’est à relever. Quant aux pays du Proche-Orient, au-delà de l’envoi de quelques missionnaires, ils n’ont que peu, sinon aucun intérêt à y étendre leur influence. Seule la communauté ahmadie de Fidji pourrait accélérer la propagation de l’islam dans l’archipel. À l’heure actuelle, nous sommes, néanmoins, très loin d’un « miracle » musulman au Vanuatu.

1Le blackbirding fut un violent système de traite esclavagiste orchestré par l’Australie au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il consistait à faire signer aux insulaires des contrats de travail aux contreparties dérisoires qui permettaient de contourner la législation anti-esclavagiste que la marine britannique faisait appliquer.

2Le Vanuatu passera cependant en 2020 au rang de pays en développement (PED).

3Le bichelamar, ou bislama, pidgin basé sur l’anglais, est la langue nationale du Vanuatu, mais aussi langue officielle aux côtés du français et de l’anglais.

4presbytérienne, catholique, du Christ, apostolique, anglicane, les Assemblées de Dieu et les adventistes du septième jour.

5NDLR. Contrat de domesticité volontaire et temporaire, par lequel une personne s’engage à travailler pour une durée limitée sur les terres d’un colon dans la condition des domestiques (besoins pris en charge et sans salaire réel) en échange du paiement de son voyage transatlantique par le colon et, parfois, de l’obtention d’une terre en pleine propriété au terme du contrat.

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