Au Yémen, des Frères musulmans pas comme les autres

Les bouleversements qui affectent le mouvement des Frères musulmans depuis la mi-2013 s’incarnent différemment d’un pays à l’autre. Il est l’objet d’une répression brutale en Égypte, criminalisé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, mis en retrait plus ou moins volontairement en Tunisie et engagé dans un tournant autoritaire en Turquie. Au Yémen, le parti Al-Islah, unanimement considéré comme l’antenne locale des Frères, connaît un destin singulier depuis l’amorce du processus révolutionnaire de 2011.

Fondateurs du parti Al-Islah.

Fondé en 1990 au lendemain de l’unité du Nord et du Sud et de la légalisation du multipartisme, le Rassemblement yéménite pour la réforme — communément appelé parti Al-Islah — est un mouvement composite. Il se fonde dès sa création sur une alliance entre trois segments souvent distincts : des élites tribales conservatrices, des réseaux d’hommes d’affaires ainsi qu’une branche idéologique marquée par la doctrine des Frères musulmans ou qui adhère directement à la Confrérie. Cette diversité des origines et affiliations limite sa centralisation et va, pendant de longues années, entraver sa capacité à s’autonomiser du régime d’Ali Abdallah Saleh.

Longtemps à moitié dans l’opposition, pas entièrement « islamiste », Al-Islah est marqué par des spécificités qui expliquent la position adoptée pendant la révolution de 2011 et au cours de la phase de transition qui se poursuit, bon gré, mal gré, depuis le départ de Saleh en février 2012.

Outre sa diversité interne (qui se double de dissensions au sein de chaque branche), Al-Islah se caractérise par son expérience d’intégration relative dans les structures du pouvoir : de 1993 à 1997, des membres du parti, dont certains Frères musulmans, ont participé à un gouvernement de coalition. Par ailleurs, le fondateur d’Al-Islah, Abdallah Al-Ahmar, grande figure tribale, est élu jusqu’à sa mort en 2007 à la tête du Parlement avec les voix du parti du président Saleh. Par ce biais, Al-Islah a pu acquérir une pratique qui fait sans doute défaut chez nombre d’islamistes ailleurs dans le monde arabe. En travaillant au grand jour, les cadres et militants n’ont certes pas toujours échappé à certaines dynamiques de radicalisation, mais ils ont pu développer une capacité à interagir avec les autres segments de la société et du spectre politique.

De ce savoir-faire est née, au cours de la décennie 2000, l’expérience du Forum commun (Al-liqa al-mushtarak) qui a conduit à l’unification progressive de l’opposition au régime Saleh. L’originalité de cette démarche est qu’elle a permis l’alliance entre la gauche, représentée par le Parti socialiste (qui a gouverné le Sud jusqu’à l’unification des deux Yémen en 1990), certains nationalistes arabes et Al-Islah. Bien qu’elle n’ait jamais fait l’unanimité1, cette démarche a été impulsée et appuyée par plusieurs des principales figures du parti, parmi lesquelles Mohammad Qahtan et Abdel Wahhab Al-Ansi. Le Forum commun a ainsi conduit le parti à développer une alternative politique.

« Faiseur de rois »

L’alliance originelle des islamistes yéménites avec les élites tribales et commerçantes a fourni aux premiers nombre de ressources électorales et financières mais aussi de capitaux dans les secteurs caritatif, éducatif et strictement religieux. Elles ont joué un rôle fondamental dans la reprise en main par le Forum commun, Al-Islah en tête, du soulèvement révolutionnaire de 2011. In fine, ces ressources ont offert à la mobilisation sa masse critique et sa puissance et ont directement permis la chute de Saleh. Al-Islah n’était certes pas à l’initiative du soulèvement, ses leaders s’étaient même initialement montrés frileux quand la « jeunesse révolutionnaire » lançait ses premiers slogans appelant à la chute du régime. Toutefois, c’est bien la capacité de mobilisation qui a fait pencher la balance en faveur du changement en organisant la vie sur les sit-in de l’opposition, en protégeant les manifestants et en coalisant différents segments de la société yéménite. Cet engagement dans le processus révolutionnaire a été un temps symbolisé par la jeune militante Tawakkol Karman, cadre (critique) du parti et lauréate du prix Nobel de la paix en 2011. Al-Islah semblait alors être en position de « faiseur de rois ».

Cette capacité de mobilisation et les ressources du parti ne trouvent pas uniquement leurs racines en interne. Al-Islah a ainsi bénéficié de ses connexions avec les réseaux clientélistes de la monarchie saoudienne. Au moment du soulèvement, cette dernière a d’ailleurs encadré, sous les auspices du Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’accord de transition qui a conduit au départ de Saleh. Ce faisant, elle a directement contribué à l’ériger en tant qu’alternative au régime Saleh et a permis le retour au pouvoir des « islahis » au sein du gouvernement d’unité nationale formé en novembre 2011.

En quête de respectabilité

Cet état de fait explique, en mars 2014, l’incompréhension générée au Yémen par le classement par les autorités saoudiennes et émiraties de l’organisation des Frères musulmans en tant qu’entité « terroriste ». Le ministère de l’intérieur saoudien a eu vite fait de préciser à son homologue yéménite que cette décision ne ciblait aucunement Al-Islah ni même les Frères musulmans yéménites, dont les relations avec différents segments du pouvoir saoudien sont anciennes. Comme en Syrie, les Frères musulmans continuent donc de bénéficier de subsides tant qataris que saoudiens. De plus, la scène politique yéménite ne s’est pas polarisée autour de la prétendue rivalité saoudo-qatarie. Cette dernière apparaît, en dehors peut-être du schéma égyptien, comme un artifice bien réducteur.

Depuis 2011, le leadership d’Al-Islah a adopté une démarche prudente. Les ressources et la légitimité accumulées au cours du processus révolutionnaire n’ont guère été dilapidées. À aucun moment, le mouvement n’a souhaité apparaître en première ligne : le premier ministre du gouvernement d’unité nationale est issu du rang des indépendants, Al-Islah n’a pas exigé de ministère « régalien » et, au sein du Forum commun, des figures issues de formations plus marginales ont été valorisées. Le parti s’est également le plus souvent fait le champion de la légitimité de l’accord de transition, n’appelant pas à des élections générales et se révélant rapidement un soutien privilégié du nouveau président Abd Rabbo Mansour Hadi, pourtant issu des rangs du même parti que Saleh. Enfin, Al-Islah a pleinement joué le jeu de la conférence de dialogue national organisée de mars à décembre 2013 avec le soutien des Nations unies, plaidant pour l’émergence d’un consensus. Le revers subi par les Frères musulmans égyptiens suite au coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi a sans doute confirmé, du point de vue des leaders du parti, le bien fondé de cette stratégie.

Une hégémonie fantasmée par ses adversaires

Cette approche n’a toutefois pas empêché la contestation de la supposée « mainmise » d’Al-Islah d’émerger parmi les segments les plus libéraux du paysage politique2 et, sans grande surprise, parmi les nostalgiques de l’ancien régime. Al-Islah s’est vu accusé d’avoir « confisqué » la révolution mais aussi d’avoir mis en place une stratégie d’entrisme dans l’appareil militaire et la fonction publique. L’expérience gouvernementale et les faibles résultats en matière de lutte contre la corruption3 ou de sécurité ont toutefois affecté la popularité du parti.

Il y a peu de raisons de penser que le mouvement puisse devenir hégémonique ou entende le devenir. L’apparition, sur son flanc droit, du parti salafiste Al-Rashad — qui s’est lui aussi engagé sur la voix de la respectabilité, sans adopter une ligne par essence anti-Frères musulmans et « réactionnaire » comme le parti Al-Nour en Égypte — a le potentiel de conduire à une recomposition des forces islamistes au Yémen. La collaboration avec les experts internationaux dans le cadre de l’accord de transition et le profil bas adopté par les leaders génèrent inévitablement des tensions en interne. Par ailleurs, le parti semble marqué par une déconnexion croissante entre un leadership urbain socialisé à la pensée des Frères musulmans et des élites tribales en pleine crise. Le poids de ces dernières dans le parti semble remis en cause. Le clan Al-Ahmar, qui a autrefois servi de ciment entre les composantes du parti apparaît fragilisé du fait d’échecs sérieux sur le terrain dans son fief du gouvernorat d’Amran et de sa confrontation avec la rébellion dite « houthiste ». Enfin, certains des fils de feu Abdallah Al-Ahmar semblent tentés par un cavalier seul qui fragmenterait alors le parti. L’ensemble de ces incertitudes vient renforcer la singularité de l’expression partisane des Frères musulmans au Yémen en même temps qu’elle la rend passionnante à analyser.

1En 1994, le mouvement islamiste avait été à la pointe de l’offensive armée contre les socialistes du Sud, qui a généré une profonde méfiance mutuelle.

2Farea Al-Muslimi, « Yemen’s Brotherhood : Early Losses and an Unknown Future », Al Monitor, 25 septembre 2013.

3Ali Saeed, « Corruption au Yémen : une ligne rouge pour les journalistes », La voix du Yémen, 12 mai 2013.

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