Islam

Ces ancêtres oubliés de l’islamo-gauchisme

Tout au long de l’histoire de France, des politiques, des intellectuels, des femmes et des hommes de terrain ont tenté d’aller plus avant dans la connaissance de l’islam et pris leurs distances avec la vulgate islamophobe.

Alphonse de Lamartine, portrait, 1856. « Le mahométisme […] est moral, patient, résigné, charitable et tolérant de sa nature. »

Année 1830. Un puissant corps expéditionnaire prend pied en Algérie. L’esprit de croisade, la volonté tenace d’éradiquer la civilisation implantée sur cette terre depuis des siècles, de détruire ce repère barbaresque, guident les nouveaux maîtres. Volonté unanime ? Non. Un auteur oublié, Jacques Barthélémy Salgues, écrit cette même année un étonnant petit opuscule destiné à dénoncer les préjugés, sous la forme d’un dialogue entre une jeune femme cultivée et un philosophe :


— La jeune dame. Vous avez parlé, monsieur, de l’islamisme, et aujourd’hui que nous nous occupons beaucoup des Turcs, ce mot revient souvent dans les nouvelles qu’on nous en donne.
— Le philosophe. Les Mahométans, Madame, appellent leur religion Islam, mot qui signifie “soumission à Dieu “, et Leislams ceux qui la professent. Nous en avons fait le mot Islamisme, qui n’est connu que des Chrétiens.
— La jeune dame. Grand merci, monsieur, me voilà bien plus savante que je n’étais, et beaucoup mieux disposée pour ce Mahomet, dont Voltaire a fait un fanatique et les Jésuites un brigand. Je vois bien qu’il ne faut pas trop se fier aux poètes et aux Jésuites.

Préjugés des réputations, Mme veuve Lepetit, Paris, 1830.

Lamartine en Orient

Peu de temps après, entre juillet 1832 et septembre 1833, une famille – le père, Alphonse de Lamartine, la mère, la fille – voyage en Orient. Le Lamartine politicien est à ce moment un des plus fervents partisans du maintien de la France en Algérie. Mais le Lamartine voyageur, observateur, rédige dans ses Carnets des notes sur l’islam d’une tout autre nature :

Partout où le musulman voit l’idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il s’incline et il respecte. Il pense que l’idée sanctifie la forme. C’est le seul peuple tolérant. Que les Chrétiens s’interrogent et se demandent de bonne foi ce qu’ils auraient fait si les destinées de la guerre leur avaient livré La Mecque et la Kaaba. Les Turcs viendraient-ils de toutes les parties de l’Europe et de l’Asie y vénérer en paix les monuments conservés de l’islamisme ? (Jérusalem, 20 octobre 1832)

[…]

Il faut rendre justice au culte de Mahomet : ce n’est qu’un culte très philosophique, qui n’a imposé que deux grands devoirs à l’homme : la prière et la charité. Ces deux grandes idées sont en effet les deux plus hautes vérités de toute religion ; le mahométisme en fait découler sa tolérance, que d’autres cultes ont si cruellement exclue de leurs dogmes. Sous ce rapport, il est plus avancé sur la route de la perfection religieuse que beaucoup de religions qui l’insultent et le méconnaissent. Le mahométisme peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile, et former un des éléments d’une grande agglomération sociale en Asie ; il est moral, patient, résigné, charitable et tolérant de sa nature. Toutes ces qualités le rendent propre à une fusion nécessaire dans le pays qu’il occupe, et où il faut l’éclairer et non l’exterminer. (Balbek, 28 mars 1833).

Voyage en Orient, 1835.

Victor Hugo, à présent. L’homme a tant écrit que des critiques ont beau jeu de noter ses contradictions. Sur les conquêtes européennes, il a fait se succéder des hymnes à la mission de l’homme blanc (l’Afrique est une terre vierge qu’il faut civiliser) et les condamnations radicales (sac de Pékin, salut aux patriotes mexicains contre l’armée française). Idem sur les terres musulmanes, exaltant la conquête de l’Algérie, dénonçant un Abdelkader présenté comme sanguinaire et rendant d’émouvants hommages au prophète Mahomet (« L’an IX de l’Hégire », « Mahomet » et « Le Cèdre ») :

[…]

Il semblait avoir vu l’Éden, l’âge d’amour,
Les temps antérieurs, l’ère immémoriale.
Il avait le front haut, la joue impériale,
Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent,
Le cou pareil au col d’une amphore d’argent,
L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge.
Si des hommes venaient le consulter, ce juge
Laissant l’un affirmer, l’autre rire et nier,
Écoutait en silence et parlait le dernier.
Sa bouche était toujours en train d’une prière ;
Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;
Il s’occupait lui-même à traire ses brebis ;
Il s’asseyait à terre et cousait ses habits

[…]

Extrait de « L’an IX de l’Hégire » in La Légende des siècles, 1859.

Le rôle des saint-simoniens

Prosper Enfantin, dit le Père Enfantin, fut l’un des piliers du saint-simonisme, s’installant même un temps en Égypte pour tenter d’y expérimenter les idées du fondateur. Il se lia d’amitié avec nombre d’intellectuels musulmans. « Il est bon, écrivit-il, d’observer dans ce peuple, dont la grande base est mahométane, un phénomène de tolérance religieuse dont, je crois, aucun peuple chrétien ne pourrait citer semblable exemple ; depuis des siècles, musulmans, chrétiens, juifs, vivent ici en bien meilleure intelligence que n’ont vécu les sectes chrétiennes dans nos pays civilisés ; on dirait que les Égyptiens, dignes héritiers de leurs ancêtres de Memphis, n’ont pris du Coran que le mépris pour les idolâtres et l’amour pour les croyants en l’unité de Dieu » (1836).

Le nom d’Alexandre (dit Alex) Chodsko est certes bien oublié. Né en Pologne, installé en France en 1845, il fut pourtant un intellectuel majeur de son temps, orientaliste, linguiste (membre fondateur de la Société linguistique de Paris), chargé de cours au Collège de France. En 1844, il publie dans la très sérieuse Revue de l’Orient, Bulletin de la Société orientale, une étude sur Mahomet. « Je ne suis pas un admirateur outré de Mahomet », précisait-il d’emblée. Cependant… il y avait un cependant :

Comment refuser un tribut d’admiration à l’auteur de tout ce que l’histoire musulmane offre de grand, de noble et de glorieux ? Ce bras vigoureux qui la poussa à travers treize siècles, avec autant de retentissement et d’éclat, était sans doute mu par quelque chose de plus puissant, de plus vrai qu’un pur hasard, qu’une audace d’aventurier. Il conçut des projets immenses, il a su les réaliser, nous en convenons tous ; tâchons donc, avant tout, d’apprécier son œuvre à sa juste valeur, pour être à même de juger s’il y a possibilité de faire mieux.

« Ni la violence ni la domination »

Un grand colonial français a attaché son nom à une attitude de respect pour l’islam, même si les éclairages actuels soulignent ses motivations plus politiques qu’humanistes : Hubert Lyautey, résident général au Maroc de 1912 à 1925. Lors de la cérémonie d’inauguration du mihrab de la mosquée de Paris, le 19 octobre 1922 il eut de fortes paroles :

La France, libérale, ordonnée, laborieuse, l’Islam, rénové et rajeuni, m’apparaissent comme deux forces, deux grandes et nobles forces, dont l’union, ne poursuivant ni la violence, ni la destruction, ni la domination, mais l’ordre, le respect de leurs revendications légitimes, l’intégrité de leurs territoires nationaux, la tolérance pour toutes les croyances et toutes les convictions, doit être un facteur prépondérant pour la paix du Monde.

Peu connue de ses contemporains – mais liée d’amitié avec certains d’entre eux, dont précisément Lyautey – l’écrivaine Isabelle Eberhardt, convertie à l’islam, s’est à ce point fondue dans les populations du Maghreb français (à l’époque Algérie et Tunisie), que, déguisée en homme, elle put à loisir sillonner des régions reculées sans jamais éveiller de méfiance. L’un de ses derniers écrits (elle mourut accidentellement en 1904) a été rédigé à Tunis :

Tout à coup, au-dessus de ma tête, un volet de bois s’ouvrit et claqua violemment contre le mur […] Un jet de lumière rougeâtre glissa le long de la muraille et vint ensanglanter le pavé […]. C’était le mueddine qui se levait. Aussitôt, comme en rêve encore, lentement, sur un air très triste et très doux, il commença son appel. Sa voix jeune et parfaitement modulée semblait descendre de très haut, planer dans le silence de la ville assoupie. “Dieu est le plus grand ! Allah Akbar !“clama le mueddine, ouvrant successivement les quatre petites fenêtres du minaret. De loin, d’autres voix lui répondirent, tandis que dans un jardin voisin, des oiseaux se réveillaient et commençaient, eux aussi, leur hymne d’action de grâces à la Source de toutes les vies et de toutes les lumières. “La prière vaut mieux que le sommeil !“ La voix de rêve, raffermie peu à peu, lança cette phrase dernière, très haut, impérieusement… Puis, tour à tour, les quatre volets de bois se refermèrent, avec le même claquement sec. Tout retomba dans l’ombre et le silence, et une brise fraîche, venue de la haute mer, passa sur la ville (1902).

Écrits sur le sable. Récits, notes et journaliers, tome 1, rééd. Grasset, 1989.

Voilà bien des écrits qui aujourd’hui, précipiteraient leurs auteurs dans les rangs légèrement méprisés des compagnons de route naïfs ou pis, dans les rangs honnis des islamo-gauchistes. Il se trouve que certains avaient, à l’avance, prévenu : la succession des procès d’intention, des dénonciations de l’islam et des musulmans, faisait courir un risque dommageable pour tous : le creusement d’un fossé entre eux et nous.

Les mises en garde de Jean Jaurès

On sait peu de choses d’un certain Eugène Jung, un étonnant et atypique administrateur colonial (un temps vice-résident au Tonkin, il avait pris ses distances avec le monde des colons), pourfendeur inlassable de l’esprit de croisade :

L’Arabe ! Voilà l’ennemi. L’islam, voici le Diable ! Tels sont les mots d’ordre qui circulent dans les Chancelleries, et que notre pays semble accepter, malgré des simagrées extérieures. On croit rêver […]. Nulle part on ne se préoccupe des résultantes de cette fâcheuse mentalité, du choc en retour qui peut atteindre l’Europe, de la force encore insoupçonnée qui, d’un jour à l’autre, se révèlera parmi ces nouveaux parias. Personne ne veut se rappeler que notre civilisation occidentale vient en majeure partie des milieux arabes et islamiques.

Les Arabes et l’Islam en face des nouvelles Croisades ; Palestine et Sionisme, Paris, chez l’auteur, 1931.

Alors que commençait la conquête du Maroc, dernière grande conquête coloniale (1912), Jean Jaurès mit en garde contre un effet pervers de la brutalité européenne : raviver un islam fanatique, au détriment d’un islam moderne :

Vous savez bien que ce monde musulman, meurtri, tyrannisé tantôt par le despotisme de ses maîtres, tantôt par la force de l’Européen envahisseur, se recueille et prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses se le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux […], il y toute une élite qui dit : L’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix […]. Et c’est à l’heure où ce mouvement se dessine que vous fournissez aux fanatiques de l’Islam le prétexte, l’occasion de dire : comment se réconcilier avec cette Europe brutale ? Voilà la France, la France de justice et de liberté, qui n’a contre le Maroc d’autre geste que les obus, les canons, les fusils ! Vous faites, messieurs, contre la France, une politique détestable.

De Jaurès, textes et discours, 24 janvier 1908.

Quarante années de lutte frontale

Qu’a fait, concrètement, la France depuis bientôt quarante années ? 1983 : transformation d’une marche pour l’égalité en une habile mais honteuse récupération politicienne, avec passage dans le bureau de François Mitterrand, épisode fondateur d’un divorce trop mal étudié, trop vite oublié. 1989 : trois lycéennes de Creil en foulard transformées en dangers publics. Faut-il rappeler la rage qui s’est alors emparée de certains ? « Jamais l’expression “ennemi intime “ n’a été aussi justifiée qu’aujourd’hui » 1 ; « Le voile est une opération terroriste […]. Le voile enferme comme un troisième mur, après celui de l’Atlantique et celui de Berlin »2.

Comment ne pas répondre avec Jacques Berque ? En 1993, pour le dixième anniversaire de la marche citée, le grand orientaliste avait répondu à la question d’un journaliste :


➞ Peut-on considérer qu’il existe aujourd’hui une insertion naturelle de l’islam au paysage français ?
- Je dirais “insertion historique “, et ce mot revêt pour moi une très grande importance. Oui, il existe un islam de France et il existera de plus en plus. Seulement, il semble qu’on n’ait pas tiré de cette réalité toutes les conséquences.

Bientôt trente ans que Berque a écrit cela. Trente ans de procès, d’émergence de concepts foireux – le pire est cet islamo-gauchisme à la mode, mais patience, d’autres le surpasseront en bêtise –, de dénonciations indignées de foulards capables d’ébranler les valeurs de la République, de Unes en couleurs des hebdos sur les banlieues de l’islam, de lois d’interdiction(s), d’exaltation frauduleuse des racines judéo-chrétiennes de la France, de multiplication des passages à la télé des hérauts du combat anti-islamique — ceux-là mêmes qui clament qu’il luttent courageusement contre la pensée unique… Trente ans à endurer les houellebecquages, les zemmourismes et les rouffioleries. Pour aboutir à quoi ? À un fractionnement croissant de la société française. À un communautarisme des bien-pensants, des nantis de la culture traditionnelle. Faut-il donc que cette passion éradicatrice ait caché aux yeux des procureurs la réaction inéluctable des musulmans de France ?

Écoutons Jaurès : « Vous faites, messieurs, contre la France, une politique détestable ».

1Alain Finkielkrault, Le Monde, 30 novembre 1989.

2André Glucksmann, L’Express, 17 novembre 1994.

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