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Djerba, Tunisie. Retour sur l’attentat contre le pèlerinage juif de la Ghriba

L’attentat qui a frappé la synagogue de Djerba en Tunisie – le troisième de l’histoire de ce lieu – pendant la saison du pèlerinage juif de la Ghriba a révélé, à travers les réactions des autorités, un amateurisme et une volonté de sauver les apparences, sur le dos des familles des victimes. À la veille du début de la saison touristique, il y a comme un air de nostalgie pour le discours de « stabilité », de « sécurité » et d’ « harmonie », apanage du dictateur Zine El-Abidine Ben Ali.

L'image montre une réunion dans un cadre formel. On peut voir plusieurs personnes assises autour d'une table basse. À gauche, un homme en soutane rouge, probablement un évêque, et un homme en robes traditionnelles, au centre, qui semble être un chef religieux. À droite, un homme en costume noir. Au fond, le drapeau tunisien flotte, et on peut apercevoir des éléments de décoration élégants sur les murs et des plantes en arrière-plan. La scène évoque un moment de dialogue interreligieux ou de rencontre officielle.
Palais de Carthage, le 17 mai 2023. Le président tunisien Kaïs Saïed reçoit l’archevêque de Tunis Ilario Antoniazzi, le grand rabbin de Tunis Haim Bitten et le mufti de la République Hichem Ben Mahmoud, plus d’une semaine après l’attaque qui a eu lieu lors du pèlerinage juif annuel à la synagogue de la Ghriba, à Djerba.
Tunisian Presidency / AFP

Le pèlerinage de la synagogue de la Ghriba à Djerba, dans le sud-est de la Tunisie, touche à sa fin le 9 mai 2023 au soir, quand le lieu saint se transforme en théâtre d’une attaque terroriste. L’assaillant est un agent de la garde nationale en poste au port d’Aghir, situé à 20 km de la Ghriba. Après avoir tué son collègue, il se dirige vers la synagogue et ouvre le feu au niveau du parking avant d’être abattu par les forces de l’ordre. Cinq personnes en tout ont perdu la vie ce soir-là, dont deux pèlerins et trois agents de police.

Sarah1 est française de confession juive, elle s’est installée à Tunis en septembre 2022, dans l’objectif de mieux connaître le pays d’origine de ses grands-parents maternels. Le 9 mai au soir, elle se trouve à la synagogue de la Ghriba avec quelques amis. Ils s’apprêtent à partir lorsqu’ils entendent des coups de feu : « Grande naïve que je suis, j’ai dit à mes amis que les feux d’artifice font toujours peur dans ce type d’événement ». Un moment de blanc suit avant qu’on entende une seconde salve de coups de feu :

Un photojournaliste qui a couvert pas mal de conflits a hurlé que ça n’était pas de simples feux d’artifices, mais bien des coups de feu. Et là il y a eu un mouvement de panique, tout le monde s’est mis à hurler, à courir et à s’engouffrer à l’intérieur.

Selon la jeune femme, ils étaient entre 1 000 et 1 200 personnes au moment de l’attaque à se trouver à l’intérieur de la synagogue. Avec ses amis, elle se cache dans une pièce : « À partir de là, il s’est passé 3 heures et demie d’attente insupportable parce qu’on n’avait aucune information, les gens étaient paniqués, il y avait des mouvements de foules ».

Une gestion teintée d’amateurisme

D’après Sarah, des membres des forces de l’ordre sont entrés dans la synagogue plusieurs fois afin de s’assurer qu’il n’y avait pas de complice à l’intérieur. L’un d’entre eux aurait été « en civil », revolver à la main et complétement paniqué. Il aurait souhaité se rendre sur le toit mais ne connaissait pas les accès, et aurait demandé aux personnes sur place de le guider : « On aurait dit qu’il ne connaissait pas le plan du lieu, ça n’était pas rassurant du tout », confie la jeune femme.

À 00h08, la première information officielle est communiquée via une publication sur Facebook – comme c’est toujours le cas en Tunisie pour tout ce qui relève de la communication officielle - du ministère de l’intérieur. Celui-ci indique que « deux visiteurs sont morts et quatre autres personnes emmenées à l’hôpital ». Les personnes qui n’arrivaient pas à joindre leurs proches étaient affolées. Dans la foulée, les visiteurs et pèlerins sont évacués de la synagogue. D’après Sarah, l’évacuation a été « catastrophique parce qu’on nous a totalement lâchés dans la nature ». Sous le choc, tout le monde s’est rué sur son véhicule, provoquant un gros embouteillage : « On était tous dans nos voitures et on avait trop peur. On se disait qu’on n’était pas du tout protégés si [jamais un autre assaillant] surgissait. On pensait qu’on allait être escortés », déplore la jeune femme.

Dans la nuit du 9 au 10 mai, le ministère des affaires étrangères indique dans un communiqué sur sa page Facebook les âges et les nationalités des deux victimes civiles. Selon plusieurs témoignages, notamment celui de Baha Haddouk, créateur de contenus et originaire du quartier d’Erriadh autrefois appelé « Hara sghira » (le petit quartier), où se trouve la synagogue, ces informations ont été communiquées publiquement avant de l’être auprès des familles : « Jusqu’à 2 heures du matin, nous allions d’hôpitaux en cliniques à la recherche des personnes disparues. Ce n’est qu’à 3 h30 que les membres de la communauté juive ont pu voir les corps », explique ce dernier lors d’une interview accordée à la chaîne Al Hiwar Ettounsi, le 14 mai 2023.

Le lendemain, toujours d’après Sarah, les autorités ont emmené les corps des victimes civiles à Tunis sans que la communauté juive de Djerba ne puisse les faire passer dans le quartier juif de la Hara Kbira, comme le veut la tradition, pour un dernier adieu. « Les familles n’ont pas pu faire leur deuil comme ils le voulaient », déplore la jeune femme. Des rumeurs circulent également au sujet de l’assaillant abattu. Ce dernier aurait été suspendu après avoir exprimé des idées « extrémistes ». Le ministère de l’intérieur n’a pas réagi à ce propos.

Circulez, rien à voir

Un peu plus d’une heure après le premier communiqué du ministère de l’intérieur, le ministère des affaires étrangères communique à son tour, via une publication sur Facebook, les nationalités et l’âge des deux victimes civiles, présentées comme un « Tunisien » et un « Français », alors qu’il s’agit d’un Franco-tunisien. Le lendemain, le ministre de l’intérieur Kamel Fekih tient une conférence de presse où, à l’instar du président de la République la veille, il parle d’une « agression criminelle », le mot « terrorisme » n’étant jamais prononcé. Se voulant avant tout rassurant quitte à faire dans la langue de bois, Fekih enchaîne : « Je vous assure du retour rapide à toutes les manifestations de festivité et à la vie normale sur l’île de Djerba, terre de tolérance et de fraternité ». Un discours digne de Zine El-Abidine Ben Ali qui tenait avant tout à vendre l’image d’une Tunisie sûre et stable, où la répression comme les attentats sont invisibilisés ou minimisés par le discours officiel.

Je pensais qu’il y aurait au moins une couche de vernis diplomatique. Au moins la reconnaissance et les mots parce que ce qui aide les gens à se reconstruire, c’est qu’on reconnaisse la violence de ce qu’ils ont vécu,

dénonce Sarah.

De même, pour le déplacement à Djerba, c’est le ministre du tourisme, Mohamed Moez Belhassine, qui est envoyé pour y tenir, lui aussi, une conférence de presse. Ce choix signifie bien que l’objectif des autorités tunisiennes est d’abord de rassurer sur l’état de la sécurité dans le pays, et de ne pas mettre en péril le bon déroulé de la saison touristique, un des principaux revenus de cette économie tunisienne très en difficulté : « Cela montre l’absence totale de considération de Kaïs Saïed pour les citoyens tunisiens de confession juive. On nie l’attentat qui les a visés, comme si la saison touristique était le seul enjeu », commente Joseph Hirsch, français de confession juive ayant des liens affectifs et familiaux avec la Tunisie et chargé de programmation au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris (MAHJ) qui a accueilli, en 2022, une exposition de photos sur le pèlerinage de Djerba.

En parallèle, le hashtag #DjerbaIsSafe (Djerba est sûre) ainsi qu’une vidéo montrant des touristes tout sourire se baladant dans les souks de l’île et clamant « Djerba is safe » sont partagées sur les réseaux sociaux. Ce sont Baha Haddouk et son ami Mehdi Hajji, lui aussi créateur de contenu résidant à Djerba, qui sont à l’origine de cette vidéo visionnée un peu plus d’un million de fois. Ces derniers pensent bien faire et sont loin de comprendre qu’ils participent, d’une certaine manière, au déni de ce qu’il s’est passé. « S’il y avait eu un hommage national rendu aux victimes, si on avait nommé les choses d’accord. Mais là, vraiment, ça faisait négation de l’attaque », s’indigne Joseph Hirsch.

Le 13 mai, un peu plus d’une vingtaine d’associations tunisiennes, dont la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) ou encore l’Association tunisienne de soutien des minorités (ATSM) ont publié un communiqué dénonçant la « mauvaise gestion de la crise » et « la censure, la désinformation, la minimisation de la gravité de l’opération et la primauté accordée à son impact économique ».

Une « comparaison victimaire »

Ce même jour, Kaïs Saïed se rend à la ville de l’Ariana, dans le grand Tunis. Dans une vidéo publiée sur la page Facebook de la Présidence, il déclare :

Ils [les juifs] se cachaient de l’armée nazie, dans les maisons, notamment la maison de mon grand-père. On vient, par la suite, parler d’antisémitisme. Nos frères palestiniens se font massacrer tous les jours ! Des vieillards, des jeunes et des femmes ! Des maisons se font démolir et personne ne réagit.

Quel rapport avec la situation en Palestine ? Une des deux victimes de l’attentat a été enterrée en Israël, chose qui a choqué et fait beaucoup de bruit en Tunisie où, tous les ans, la participation de citoyens israéliens - souvent binationaux - au pèlerinage de la Ghriba est un sujet de polémique. Fidèle à sa démagogie et peu soucieux de nuances, le président tunisien n’a pas hésité à instrumentaliser la vague qui montait dans les réseaux sociaux. Une attitude choquante pour Sarah :

C’est horrible parce qu’il s’est permis officiellement de faire cet amalgame entre les juifs qui meurent ici en Tunisie et les Palestiniens qui meurent à Gaza, comme si une mémoire empêchait l’autre. Comme si, parce qu’il y a des Palestiniens innocents qui meurent à Gaza, on ne peut pas commémorer les morts juifs innocents. Est-ce qu’un président est censé mettre de l’huile sur le feu et faire de la comparaison victimaire, dans un moment pareil ?

La mise en scène de la fraternité

Pourtant, un an en arrière, la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, s’est déplacée à Djerba à l’occasion du pèlerinage de la Ghriba. Dans son allocution de l’année dernière, elle affime que « la Tunisie fédère et ne divise pas. Elle demeurera, dans son présent et son avenir, fidèle à ses spécificités civilisationnelles, comme terre de rencontre des civilisations et de tolérance entre les religions ». En 2021, c’est son prédécesseur Hichem Mechichi, lui aussi en visite à la Ghriba pendant le pèlerinage, qui déclare : « La Tunisie accueille tous ses enfants, indépendamment de leurs références religieuses, leur culture et leur croyance ». Une continuité dans la communication, malgré le coup d’État et la mainmise de Kaïs Saïed sur le pouvoir qui a eu lieu entre temps.

À cela s’ajoute, la réception par ce dernier, le 17 mai, au palais de Carthage, du mufti de la République Hichem Ben Mahmoud, du Grand rabbin de Tunis Haim Bittan et de l’archevêque de Tunis Ilario Antoniazzi, pour parler « de l’attaque criminelle de Djerba ». Ce dernier déclare :

Celui qui a planifié et exécuté [cette attaque] a voulu certainement porter atteinte à la sécurité et à la stabilité de notre pays, mais aussi semer la zizanie et la division au sein de la société. En effet, l’agression ne visait pas des personnes tunisiennes, musulmanes soient-elles ou juives, mais elle ciblait toute la Tunisie.

Ainsi, à force de vouloir revenir à l’époque où la priorité est de soigner la vitrine du pays, et de vouloir vendre – quoiqu’avec beaucoup d’amateurisme – l’image d’une Tunisie sûre, où les membres de la communauté juive vivent en harmonie avec leurs concitoyens musulmans, le discours officiel finit par tomber dans une mise en scène où le déni est roi.

1Le prénom a été changé à la demande de la personne.

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