Après des années d’inaction politique, le Comité populaire de soutien à la Palestine refait son apparition en Égypte. Fondé il y a des années par plusieurs mouvances politiques et personnalités publiques, ce comité retrouve de sa vigueur à la lumière de la guerre sur Gaza. Dans la rue égyptienne, on a vu réapparaître les manifestations de solidarité avec la Palestine, réclamant l’ouverture du passage de Rafah et l’affrètement de convois de secours humanitaire à destination d’El-Arich, ou prônant le boycott des marchandises israéliennes ou des produits issus de pays dont les gouvernements soutiennent l’État d’Israël. Le phénomène est tel que même l’élection présidentielle, qui aura lieu du 10 au 12 décembre 2023 et pour laquelle l’État a mobilisé toute sa capacité de propagande politique, a été reléguée au second plan.
Le mouvement de solidarité qui se manifeste en Égypte — et dont le Syndicat des journalistes est à la pointe — n’est évidemment qu’un élément parmi d’autres de la vague de solidarité mondiale qui a mobilisé des centaines de milliers de personnes à l’échelle internationale. C’est ainsi qu’on a vu les dockers et les activistes du mouvement de solidarité avec la Palestine mener une grève et des actions de protestation contre l’envoi de fret et d’armement à destination d’Israël, notamment dans les ports de Barcelone et d’Oakland aux États-Unis. Des incidents ont également eu lieu dans divers ports de Suède, d’Afrique du Sud, du Canada et de Belgique, où les syndicats de dockers ou de manutentionnaires aéroportuaires ont refusé d’effectuer le chargement ou le déchargement de navires ou d’avions chargés d’armes à destination d’Israël, dans des scènes qui rappellent les mouvements d’opposition à la guerre du Vietnam. À l’aune de la frilosité qui régnait auparavant au sein des mouvements de solidarité en Égypte, le rôle primordial du Syndicat des journalistes ressort avec une force particulière.
Le retour des manifestations
Le siège du syndicat est en effet devenu le cœur battant du mouvement de solidarité avec Gaza. Au début des bombardements qui ont suivi l’opération du 7 octobre, ce lieu a servi d’avant-poste aux différentes parties qui se sont mobilisées pour apporter soutien et solidarité, et également pour protester contre la fermeture du point de passage de Rafah. Cela en plus de la mission première du syndicat en tant qu’instance professionnelle chargée de la défense des journalistes, mission qu’il exerce depuis deux mois ; soit en condamnant les positions pro-israéliennes adoptées par les médias internationaux ; soit en défendant une couverture objective des événements se déroulant dans la bande de Gaza.
Cette position constitue un tournant important pour cette institution, après le recul que ses activités ont enregistré ces dernières années. Le syndicat est ainsi devenu un havre d’accueil en invitant les journalistes et les activistes à venir manifester devant son siège pour proclamer leur solidarité avec la Palestine.
Le sit-in de protestation du 18 octobre 2023 regroupant des milliers de manifestants issus de tout le spectre des mouvements sociaux a connu, malgré les entraves que connaissent les manifestations qui ne sont pas organisées à l’initiative du régime, une participation massive, une première depuis des années. Dans la foulée, plusieurs marches de protestation ont été organisées après la prière du vendredi 20 octobre au départ de la mosquée d’Al-Azhar et d’autres mosquées au Caire et dans d’autres gouvernorats. Partis de l’intérieur des lieux de culte, les défilés ont emprunté un itinéraire qui les a conduits jusqu’à la place Tahrir.
En plus du sit-in, le siège du syndicat a abrité plusieurs actions de solidarité avec la Palestine, comme la conférence organisée dans les premiers jours des bombardements israéliens afin de dénoncer le parti pris des médias occidentaux. Une deuxième conférence s’est attachée à rendre un hommage posthume aux journalistes assassinés à Gaza, sans oublier la journée de solidarité du 11 novembre et les différentes tables rondes consacrées à la question palestinienne qui ont eu lieu à l’occasion. Le siège du syndicat est également devenu un centre de collecte de dons pour Gaza, avec l’objectif d’en faire partir un convoi jusqu’au point de passage de Rafah, en coordination avec d’autres syndicats professionnels, comme ceux des médecins, des avocats ou des commerçants. « Une caravane pour la conscience du monde » devait d’ailleurs partir du Caire pour rallier le point de passage de Rafah afin de briser le siège imposé sur Gaza. Cette tentative n’a pas été couronnée de succès, malgré les soutiens exprimés en sa faveur, aussi bien localement qu’à l’échelle internationale, faute d’avoir pu obtenir de l’État les autorisations requises.
Confisquer le siège
Depuis 2013, l’Égypte a connu une répression de toute forme d’action politique non initiée par le régime en place, et le mot d’ordre de la « guerre contre le terrorisme » a régné en maître sur la vie publique, au point que toute voix d’opposition s’est vue accusée de soutenir le terrorisme. Le Syndicat des journalistes n’a pas été épargné par ce virage répressif, mais il l’a subi de manière graduelle et avait, dans un premier temps, réussi à maintenir une partie de son action. Il était devenu le dernier espace de protestation après la promulgation de la loi de novembre 2013 qui a drastiquement réduit le droit de manifester pacifiquement. Ceux et celles qui se hasarderaient encore à manifester sans autorisation — une décision qui relève de manière arbitraire du bon vouloir des forces de sécurité — risquaient désormais une peine allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement. Ainsi, le 8 avril 2016, il n’y avait que le siège du syndicat pour accueillir la manifestation non autorisée contre l’accord de redéfinition des frontières maritimes entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, par lequel l’Égypte renonçait à sa souveraineté sur les îles de Tiran et Sanafir en mer Rouge.
Mais début mai 2016, deux journalistes qui étaient recherchés par les forces de sécurité pour avoir participé à une manifestation illégale trouvent refuge dans les locaux du syndicat. La police décide alors d’envahir les lieux de force et de procéder à leur arrestation. Cet événement marquera un tournant et pour le syndicat et pour la vie politique égyptienne en général. Par la suite, la police a arrêté le président du Syndicat Yahya Qallach, parachevant le verrouillage des espaces de protestation.
Le rôle particulier que le Syndicat des journalistes occupe historiquement dans l’espace public égyptien en a fait une cible pour le régime, qui est allé jusqu’à la confiscation de son siège. C’est ainsi que le bâtiment a été mis en travaux de 2018 jusqu’au début 2023. L’organisme a également été mis sous la tutelle complète du pouvoir auquel les dirigeants et une partie des conseils d’administration étaient acquis.
Les vents du changement
Le changement a commencé au premier trimestre 2023 avec les dernières élections syndicales, qui ont abouti à un bouleversement radical. Le candidat soutenu par l’État pour diriger le syndicat a perdu face au candidat de l’opposition, Khaled Al-Balchi. Une victoire d’autant plus remarquable que ce dernier n’est autre que l’un des deux journalistes arrêtés en 2016 dans les locaux du syndicat.
C’est également la première fois que les élections sont remportées par un journaliste indépendant non affilié aux grands groupes de presse placés sous tutelle de l’État, lesquels offrent naturellement un réservoir de votes confortable aux candidats issus de leurs rangs. Plus important, l’homme était un opposant classé comme appartenant à la gauche radicale.
Cette élection a eu un impact concret et immédiat sur l’activité de l’institution, qui s’est montrée plus à l’écoute des journalistes et de leurs problèmes. Ainsi a-t-elle joué un rôle essentiel dans le soutien aux grèves et aux protestations qui ont eu lieu dans de nombreuses entreprises de presse, comme la BBC arabe, le bureau de Reuters au Caire ou encore le journal Al-Wafd. Le syndicat a de surcroît pris la tête des négociations menées tant avec les employeurs qu’avec l’État, notamment au sujet du statut des journalistes, et obtenu des avancées extrêmement satisfaisantes. Par ailleurs, il s’est davantage investi dans les affaires publiques, ce qui l’a propulsé au-devant de la scène au moment du déclenchement de la guerre contre Gaza. Cependant, le fait que les autres espaces traditionnels de soutien à la Palestine soient structurellement affaiblis a empêché la propagation, l’intensification et la pérennisation du mouvement de solidarité.
Entre les années 1970 et 2013, les espaces traditionnels de solidarité avec la Palestine étaient disséminés au sein des syndicats professionnels — comme ceux des journalistes, des avocats, des ingénieurs, des médecins —, mais aussi des universités égyptiennes. La question palestinienne a été pendant longtemps le principal moteur du mouvement étudiant. Le mouvement de solidarité a également essaimé dans les quartiers du Caire et d’autres villes à travers les pays, sans parler des partis politiques d’opposition. Cette diversité et cette large diffusion ont assuré au mouvement un degré important de flexibilité et de variété dans ses modes d’action, tout comme elles ont permis sa présence dans tous les milieux sociaux, ce qui lui donnait nécessairement un impact plus fort.
Or, la plupart de ces espaces traditionnels ont disparu ou, à tout le moins, ils se sont considérablement affaiblis. Les universités égyptiennes, qui étaient naguère le foyer du mouvement étudiant n’ont enregistré aucune action notable, à part quelques tentatives dans certaines universités privées qui échappent partiellement à l’emprise des services de sécurité, comme l’Université américaine du Caire. Aux sièges des partis, la solidarité a principalement consisté dans quelques réunions du Comité populaire et la collecte de dons.
Se libérer de l’emprise de l’État
Au fond, le mouvement de solidarité avec la Palestine a été un révélateur des maux qui ont frappé la vie politique égyptienne depuis une décennie. Il faut dire que la poigne de fer sécuritaire imposée par le régime a isolé les partis politiques de leur base, et les a cantonnés à l’intérieur de leurs sièges, tout en paralysant presque entièrement le mouvement étudiant et en prohibant toute action collective au sein des syndicats professionnels.
En plus de cette emprise de l’appareil sécuritaire, on ne peut évidemment ignorer le vide laissé par les Frères musulmans, interdits de toute vie politique et publique dans le pays, et qui avait une influence importante — allant dans certains cas jusqu’à la mainmise — dans les syndicats, les universités, les villes et les quartiers. En dépit de ses multiples manœuvres opportunistes, réactionnaires ou réformistes, force est de constater que le vide qu’elle laisse ne fait que bénéficier aux forces les plus opportunistes, les plus réactionnaires, voire les plus despotiques.
La mutation intervenue au sein du Syndicat des journalistes et son rôle moteur dans la solidarité avec la Palestine ont été précédés par des tentatives d’autres syndicats, comme ceux des avocats, des ingénieurs ou des médecins — pour libérer l’action syndicale de l’emprise des appareils étatiques, tentatives qui dans certains cas ont été couronnées de succès. Cela montre bien que la mutation touchant le Syndicat des journalistes n’est pas isolée des changements qui se produisent ailleurs dans la société, quoiqu’à un rythme plus lent. Si un seul syndicat a été en mesure de donner le baiser de la résurrection à l’espace public, il n’est pas interdit de penser que d’autres changements pourraient entraîner un bouleversement plus important de la situation.
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