Élection de Joe Biden et contestations internes, les nouvelles épreuves du président Erdoğan

Recep Tayyip Erdoğan traverse une mauvaise passe. L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis annonce un durcissement des relations américano-turques. Et sur le plan interne, le président turc se trouve de plus en plus isolé, avec comme seul allié les redoutables « Loups gris » du Parti d’action nationaliste (MHP). Alors que les élections se profilent en 2023, Erdoğan semble en difficulté et fait feu de tout bois.

Istanbul, 2 février 2021. Manifestation étudiante contre la nomination par le président turc d’un membre de son parti à la tête de l’université du Bosphore
Bulent Kilic/AFP

L’horizon s’obscurcit pour Recep Tayyip Erdoğan, à la fois sur le plan de ses relations avec les États-Unis, mais aussi sur plusieurs fronts intérieurs et régionaux. Avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, le président turc peut craindre que la politique américaine au Proche-Orient soit beaucoup plus dure pour Ankara que celle de Donald Trump. Une des premières mesures prises par le président américain a été de nommer Brett McGurk conseiller de la Maison-Blanche pour le Moyen-Orient. En 2015, McGurk supervise la coalition militaire internationale en Syrie. Il démissionne de son poste en 2018, après la décision de Donald Trump de retirer les troupes américaines de Syrie, laissant l’armée turque attaquer les Kurdes syriens. Son retour au premier plan ne plaît pas à tout le monde à Ankara.

Le journaliste Ragip Duran, ancien correspondant de la BBC, de l’AFP et de Libération estime, comme la plupart des analystes, que « le parti au pouvoir en Turquie, l’AKP [Parti de la justice et du développement] n’était pas du tout content de la victoire de Biden. D’ailleurs, Erdoğan a été l’un des derniers à lui envoyer un message de félicitations. De plus, la nomination de Brett McGurk comme coordinateur pour le Moyen-Orient a été reçue comme une claque par les médias turcs gouvernementaux et par l’AKP ». Pour ce reporter qui a fait de la prison dans les années 1990 pour la simple publication d’un article, les raisons du mécontentement d’Erdoğan sont multiples. « Il y avait une relation commerciale entre la famille de Trump et celle d’Erdoğan. Trump a des intérêts économiques personnels en Turquie, avec deux énormes buildings à Istanbul. Erdoğan craint aussi que le président Biden ne le laisse pas mener des opérations militaires en Syrie, en Irak, en Libye ou dans le Haut-Karabagh. Antony Blinken, le nouveau secrétaire d’État, a déjà déclaré dans un message clair et net que Washington sera du côté des Chypriotes, des Grecs et des Kurdes ».

Un autre journaliste, Fehim Taştekin ajoute que « la Turquie est membre de l’OTAN, ce qui détermine toute sa politique. Il peut y avoir des conflits temporaires et des petits jeux d’influence, mais en fin de compte, cette alliance avec les États-Unis au sein de l’OTAN reste déterminante. C’est la raison pour laquelle Erdoğan fait les yeux doux à Biden, mais tout ça sonne très faux ». Taştekin collabore à Al-Monitor ; il a aussi travaillé pour des journaux comme Radikal et Hurriyet, et à la principale télévision d’opposition IMC, aujourd’hui fermée par Erdoğan. Comme la plupart de nos interlocuteurs, il a quitté la Turquie pour pouvoir poursuivre son travail. « Sans l’autorisation de la Russie, Erdoğan n’aurait jamais pu entrer en Syrie, poursuit-il. Ce sont des opérations contre les Kurdes, pas contre l’État islamique. L’objectif stratégique est d’empêcher les Kurdes de réaliser un corridor entre Qamishli, Kobané et Afrin. Mais Erdoğan ne laissera pas tomber les États-Unis en faveur de la Russie. Le calcul d’Erdoğan est simple : s’il peut améliorer un peu la relation entre la Turquie et la Russie, il peut faire du chantage sur les États-Unis et l’Union européenne en raison de l’importance géostratégique turque ».

Le partenariat entre les États-Unis et les Kurdes en Syrie avait rendu Erdoğan furieux et il avait commencé à jouer la Russie contre les États-Unis. Après avoir flirté avec Moscou pour un soutien à ses interventions turques en Syrie et pour l’achat des missiles S-400, il a besoin d’un rééquilibrage dans ses relations avec ces deux superpuissances. Le président turc fait donc désormais les yeux doux aux Occidentaux.

À la recherche d’hypothétiques alliés

Erdoğan est aussi en difficulté sur la scène politique intérieure. Pour l’instant, il n’a qu’un allié, le Parti d’action nationaliste (MHP), un parti d’extrême droite. Depuis plus d’un an tous les sondages annoncent que l’AKP et le MHP obtiendraient moins de 50 % des voix. « C’est pourquoi Erdoğan est à la recherche de nouveaux alliés, mais ça risque d’être compliqué, parce que l’animosité avec les principaux partis d’opposition reste très vive, explique Ragip Duran. Erdoğan a fait un pas envers son ancien parti Saadet partisi [Parti de la Félicité], mais qui n’obtient que 0,7 % des intentions de vote. Il ne peut plus s’entendre avec les Kurdes du HDP [Parti démocratique des peuples], ni avec le principal parti de l’opposition CHP [Parti républicain du peuple], ni avec une importante scission du MHP, le IYI Partisi [le Bon parti] de Meral Akşener qui totalise environ 10 % d’intentions de vote ».

Le MHP a une longue tradition antireligieuse et ultranationaliste. Quand il s’allie avec les islamo-conservateurs de l’AKP, un courant fait scission et crée le IYI Partisi. D’autre part, Erdoğan doit faire face à des défections importantes dans son propre parti AKP. L’ancien premier ministre Ahmet Davutoğlu et l’ancien ministre de l’économie Ali Babacan ont fondé deux partis opposés à l’AKP qui lui feront certainement perdre des voix. « Le front antigouvernemental devient majoritaire dans les sondages, complète Ragip Duran. Erdoğan est condamné à s’entendre avec son allié d’extrême droite et à essayer de diviser l’opposition. Un atout quand même pour lui : il est en bons termes avec l’État profond, c’est-à-dire l’ancienne clique dirigeante de l’armée, qui est antiaméricaine, plutôt pro-russe et pro-chinoise ».

Face à la confrérie Gülen

Mais ce n’est pas la première fois qu’Erdoğan se trouve en difficulté, et il a la réputation de s’en sortir en jouant les uns contre les autres. Dans les années 1990, après la chute de l’Union soviétique, l’Union européenne (UE) amorce un processus d’élargissement. La Turquie, qui fait déjà partie du Conseil de l’Europe et de l’OTAN, est candidate à l’adhésion. L’UE pose comme condition principale une réforme libérale économique et politique, les fameux « critères de Copenhague ». La Turquie est le seul pays de l’OTAN dont le ministre de la défense doit demander l’autorisation au chef d’état-major de l’armée avant de voter une résolution. Or, et c’est un bouleversement dans ce pays, la proposition européenne impliquait que les organes de l’armée devaient désormais être subordonnées aux institutions politiques.

Recep Tayyip Erdoğan, qui commence sa carrière comme maire d’Istanbul en 1994 pour le parti Refah, devenu l’AKP en 2001, est d’abord marginalisé par l’État républicain et laïc. Issu d’un coup d’État en 1980 (le troisième en vingt ans), le conseil de sécurité nationale, un organe de l’armée, dicte la loi. Quand Erdoğan devient premier ministre en 2003, il continue de prôner une intégration de la Turquie dans l’Union européenne en acceptant de diminuer le poids de l’armée dans la vie politique. Il a alors besoin d’alliés pour briser son isolement politique. « En accédant au pouvoir gouvernemental en 2002, le parti d’Erdoğan manque cruellement de personnel pour faire fonctionner l’État, explique Fehim Tastekin. Il se tourne vers la confrérie Gülen pour y remédier ».

Exilé aux États-Unis depuis 1999, Fethullah Gülen est le « « parrain » de cette confrérie qui s’est fortement développée dans les années 1970 et surtout 1980. Influente dans les médias, elle est composée d’un réseau d’associations locales, de clubs patronaux, d’établissements scolaires. Dans les années 1980, la confrérie Gülen prend des positions dans l’armée turque. Avec l’accession de l’AKP au pouvoir, elle prospère et ses officiers avancent dans l’appareil militaire. Erdoğan fait appel à des cadres gülénistes pour remplacer les fonctionnaires kémalistes dans la police ou la justice, mais aussi dans l’armée, la diplomatie et les médias.

Mais avec une armée dont le poids s’est érodé, la principale menace pour le pouvoir d’Erdoğan vient désormais de la confrérie, qui essaie de contrôler l’État au détriment de l’AKP d’Erdoğan. Le début de la rupture apparaît en 2009 quand Erdoğan découvre des fichiers secrets de lui et de sa famille fabriqués par Gülen. Des scandales de famille éclatent au grand jour.

Pour Ahmet Insel, professeur émérite de l’Université de Galatasaray à Istanbul, « la confrontation est devenue ouverte quand les juges gülenistes lancent en février 2012 des mandats d’arrêt contre le directeur et quelques dirigeants des services secrets pour « intelligence avec une organisation terroriste » et révèlent des pourparlers conduits à Oslo entre les cadres du PKK et le service secret turc. Erdoğan a empêché ces arrestations in extremis en faisant décréter une autorisation spéciale du premier ministre pour toute enquête contre les membres des services secrets. Il commence alors à épurer la police et la justice des membres gülenistes. En 2013, Erdoğan amnistie les généraux laïcs ». « La guerre est déclarée contre Gülen et la répression à grande échelle commence », ajoute Fehim Taştekin.

Jeu de dupes face aux Kurdes

Un point plus important de discordance entre Gülen et Erdoğan concerne les Kurdes. En 2006, Erdoğan entame des négociations directes avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Gülen est farouchement contre ces pourparlers. Erdoğan les poursuit néanmoins pour plaire à l’UE, et surtout pour avoir un point d’appui électoral pour ses ambitions présidentielles. Les voix kurdes représentent autour de 15 % de l’électorat. Mais selon Adem Uzun, un des principaux négociateurs kurdes, ces pourparlers ne sont jamais allés au fond des choses.

« Le processus de paix commence avec la "navette diplomatique" en 2006, se souvient Adem Uzun. Cela a pris trois ans avant de se trouver en 2009 directement en face de membres des services de sécurité turcs, soutenus par leur gouvernement et par Recep Tayyip Erdoğan lui-même. Entre 2009 et juin 2011, plusieurs réunions ont eu lieu en Europe. Du côté turc, on promettait beaucoup de choses sans jamais les concrétiser. On s’est rendu compte qu’Ankara gagnait du temps, tout en accélérant la construction de gigantesques casernes dans la région kurde. En 2011, Erdoğan déclare à la télévision : "Si j’avais été premier ministre en 19991, je l’aurais exécuté”. Erdoğan rompt le dialogue et récupère la vieille chanson nationaliste sur la Turquie : une seule nation, un seul drapeau, une seule langue ».

Après une interruption, les négociations entre l’État turc et le PKK reprennent en janvier 2013, mais trois femmes kurdes responsables sont assassinées à Paris. Pour Adem Uzun, « C’était une tentative de sabotage du processus de paix par l’État profond turc ». Entretemps, la guerre en Syrie avait éclaté.

Coup d’État, le tournant

« Quand les gülenistes exposent le contenu des pourparlers État turc-PKK dans la presse, ils boycottent une éventuelle issue, explique Fehim Taştekin. Dans la même période, le Rojava en Syrie devient une réalité avec la victoire des Kurdes à Kobané. En 2013, Erdoğan essaie de convaincre Öcalan d’arrêter le projet d’autonomie du Rojava en Syrie, en échange de quelques droits linguistiques pour les Kurdes en Turquie. Öcalan le rejette en disant : "Le Rojava est ma ligne rouge." Erdoğan lui répond : "Pour moi aussi, c’est la ligne rouge, elle devrait être détruite" ».

Quand le dirigeant charismatique et candidat présidentiel pour le HDP, Selahattin Demirtaş dit publiquement à Erdoğan : « Nous ne vous permettrons pas de devenir président », au printemps 2015, le fragile processus de paix est mort-né. Erdoğan quitte toutes les tables de négociation avec le mouvement kurde et se tourne vers l’extrême droite : le MHP.

« Le partenariat AKP-MHP est basé sur deux points majeurs : écraser les gülenistes et les Kurdes, ajoute Fehim Tastekin. Le coup d’État des gülenistes en 2016 était un signe de désespoir. Erdoğan avait fiché 8 000 gülenistes dans l’armée et se préparait à les limoger ou à les emprisonner. Dans ces circonstances, si tu as une arme, tu l’utilises. Et c’est ce qui s’est passé. Donc, d’abord Erdoğan avait besoin des gülenistes contre l’armée, ensuite, il avait besoin des Kurdes contre les gülenistes, et quand ça ne fonctionnait pas, il se tournait vers l’extrême droite pour s’assurer un régime présidentiel autoritaire ».

La répression fait des ravages dans le mouvement güleniste et dans toute l’opposition, qu’elle soit kurde, de gauche, associative, arménienne ou autre. Plus de 50 000 arrestations, dont des députés, et le licenciement de plus de 100 000 employés du secteur public, un exode de journalistes, politiques, chercheurs… Du jamais vu. Plus de cinquante maires kurdes démocratiquement élus sur la liste HDP ont été révoqués et remplacés par des fidèles d’Erdoğan. Le HDP risque d’être interdit et la plupart de ses dirigeants se trouvent déjà en prison. Celles et ceux qui continuent à militer sont désormais confrontés à des mises en accusation pour des prétextes étonnants, comme avoir organisé en Turquie des marches de solidarité avec Kobané en 2014 contre l’organisation de l’État islamique (OEI).

Dernière épisode : Erdoğan vient de remplacer le recteur de l’université du Bosphore à Istanbul par un membre conservateur de son parti. Les manifestations des étudiants sont réprimées à coups de matraque, et le ministre de l’intérieur s’en est pris au mouvement LGBT, partie très active dans la protestation, en les qualifiant de « détractés du LGBT ». « Nous allons mener vers l’avenir, non pas une jeunesse LGBT, mais une jeunesse digne de l’histoire glorieuse de cette nation », a ajouté Erdoğan le 1er février 2021 au cours d’un discours au ton menaçant. Tous les opposants démocrates attendent maintenant avec impatience la chute d’un régime dont les tendances autoritaires sont désormais largement contestées.

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