Au Maroc, « la bête noire du Palais, c’est le premier ministre Benkirane »

Entretien avec Maâti Monjib · Deux partis s’affrontent pour gagner les élections législatives du 7 octobre prochain au Maroc : le Parti de la justice et du développement (PJD), parti islamiste modéré au pouvoir et le Parti authenticité et modernité (PAM) proche du roi. Maâti Monjib, historien, analyse pour Orient XXI les enjeux de ce scrutin.

Ilyas El-Omari, secrétaire général du PAM, reçu par le roi Mohammed VI.
MAP, 29 juin 2016.

Omar Radi.D’où vient cette récente tension entre le palais royal et le Parti de la justice et du développement (PJD) ?

Maâti Monjib. — Depuis le mois de juillet, il y a en effet une tension très forte entre le Palais et ses conseillers d’une part et le principal parti qui dirige le gouvernement, le PJD. Le PJD est un parti islamiste qui a mis à profit le Mouvement du 20 février du printemps arabe en gagnant les élections législatives de novembre 2011 sans majorité absolue1 et son chef Abdelilah Benkirane est devenu chef du gouvernement.

Dans son discours de la fin du mois de juillet 2016, le roi avait très fortement attaqué Benkirane. Depuis, Benkirane n’a plus parlé jusqu’à il y a quelques jours ; mais il n’emploie plus les mots qui fâchent. Dans son premier meeting électoral, il n’a plus utilisé le mot « attahakkoum », (que l’on peut traduire par « mainmise occulte », « contrôle à distance », et finalement autoritarisme) du Palais sur l’État, sur le circuit de décision. Je pense que le régime a fait comprendre à Abdelilah Benkirane qu’il ne pouvait pas continuer à dire que le régime est autoritaire, que le gouvernement ne peut pas gouverner, qu’il n’y a pas de vraie démocratie au Maroc, etc. Il y a une sorte de menace qui pèse maintenant sur le PJD et sur tous ceux qui utilisent le même discours critique vis-à-vis du régime. On l’a vu avec le Parti du progrès et du socialisme (PPS), l’ancien parti communiste, et avec plusieurs personnalités de gauche qui sont critiques vis-à-vis du régime.

Cette tension est un peu bizarre, parce que le PJD a rendu un grand service à la monarchie en faisant taire la rue, si on peut dire, depuis 2012. Le mouvement du printemps marocain s’est beaucoup affaibli, notamment parce qu’un parti d’opposition relativement populaire est entré au gouvernement. Cela a pu lever certains espoirs, même si ces espoirs ont été déçus en règle générale.

O.R.Pourquoi cette tension se révèle-t-elle maintenant, alors que le PJD est au gouvernement depuis 2012 ?

M. M. — Des sondages internes et secrets — mais qu’on arrive à se procurer — montrent que le PJD peut encore sortir majoritaire du scrutin. Or, le régime pourrait garder le PJD, mais ne veut plus de Benkirane comme chef du gouvernement, parce que celui-ci a réussi le tour de force de rester le chef de l’opposition tout en étant le chef du gouvernement. Le communiqué du Palais attaque cet homme politique avec une virulence jamais vue dans l’histoire contemporaine du Maroc. L’accusation par Benkirane de « mainmise occulte » et « illégitime » déplaît très certainement au roi, parce que la terminologie utilisée induit que ce n’est pas le gouvernement qui gouverne, mais le roi.

O.R.Quel est l’état de l’opposition marocaine ?

M. M. — L’opposition est divisée en trois parties. Il y a le PJD qui, bien qu’il dirige le gouvernement, est toujours perçu comme un parti « antisystème », surtout parce que Benkirane lui-même est vu comme un dirigeant antisystème. Ensuite il y a de petits partis de gauche, marxistes ou non, qui représentent encore quelque chose dans l’opposition ; parmi eux, Nabila Mounib qui dirige la liste des femmes et a obtenu le soutien de trois partis de gauche. Ensuite il y a la grande association islamiste, Al-Adl Wal-Ihsane (Justice et bienfaisance), radicalement contre le régime au plan idéologique tout en étant pacifiste.

Bizarrement, le parti d’opposition le plus actif est le PJD. Et comme le PJD a accès aux médias étatiques et qu’il n’y a pas de risque de guerre civile dans la mesure où cette opposition est quand même modérée, son discours critique lui confère une certaine popularité. Par exemple, Benkirane répond à une question d’un journaliste qui lui demande s’il a de bons rapports avec le roi : « Je ne cherche pas à tout prix à m’entendre avec le roi, je ne cherche pas une relation de docilité avec le roi. Ma mère, j’aurais tout fait pour m’entendre avec elle, mais au roi je dois le respect comme il me doit le respect. » Cela a beaucoup fâché le roi, parce que dans son esprit, aucun Marocain ne peut faire une allusion critique à la politique royale ou à sa personne. Or Benkirane critique de temps en temps très clairement la politique royale. Il la qualifie de politique autoritaire, il critique la mainmise du roi et de ses amis sur l’État et sur le circuit de décision. Le régime a peur que si le PJD gagne de nouveau les élections, le roi soit plus ou moins obligé de le nommer de nouveau chef du gouvernement.

O.R.Le palais royal a-t-il utilisé d’autres méthodes pour arriver à ses fins ?

M. M. — Le Palais a essayé de diviser le PJD, de pousser vers un schisme du parti en envisageant de nommer Abdelaziz Rabbah, l’actuel ministre de l’équipement et des transports à la tête du prochain gouvernement. En fait, la Constitution n’oblige pas le roi à désigner d’office le secrétaire général du parti qui sort gagnant aux élections ; il peut en nommer n’importe quel membre. Le PJD a rejeté cette possibilité en soutenant sans ambiguïté Benkirane et en refusant par avance la nomination de toute autre personne.

Le régime a aussi eu recours à la diffamation. Très récemment, les sites proches des services secrets ont publié une « information » selon laquelle le chef du groupe parlementaire du PJD aurait eu des relations extra-conjugales avec une autre députée, membre du PJD elle aussi. C’est un coup très dur porté à un dirigeant important du parti connu pour son franc-parler contre le régime, à quelques jours du scrutin. Beaucoup de Marocains, surtout ruraux, sont très conservateurs en ce qui concerne la sexualité, et cette campagne contre le PJD peut faire mal, à moins qu’elle se retourne contre le régime. Il ya une réaction de réprobation : quel est ce régime qui, au lieu de lutter contre le terrorisme, s’occupe de la vie privée des gens et des dirigeants du PJD ? Comment peut-il utiliser des choses qui relèvent de l’intimité la plus absolue pour diffamer un parti politique de gouvernement ?

O.R.Alors comment voyez-vous l’issue de ces élections et la relation entre un futur gouvernement et le palais royal ?

M. M. — La bête noire du régime ce n’est pas le PJD dans sa totalité, mais Benkirane en particulier, tout simplement parce qu’il a conservé son rôle de leader de l’opposition et a surtout gardé une parole libre. Benkirane n’a pas sa langue dans sa poche et le roi préfère qu’il ne soit plus le prochain chef du gouvernement. Pour obtenir cette éviction, les conseillers du roi mobilisent au maximum les zones rurales en faveur du PAM, le parti proche du roi. Comme le Palais souhaite éviter une crise qui serait due à une éventuelle falsification des élections, l’idéal serait pour lui que le PAM arrive en premier avec une très courte avance — car il ne veut pas non plus le PJD en-dehors du gouvernement. Ce qui permettrait au roi d’imposer un gouvernement d’union nationale, dans lequel le PJD aurait moins de pouvoir qu’entre 2012 et 2016, au profit du PAM qui prendrait le premier rôle.

Rabat : ambiance pré-électorale - YouTube
Images : Omar Radi

1NDLR. 107 sièges sur 395, soit 27,08 % des suffrages exprimés.

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