Gaza-Israël

En Afrique du Sud, les tiraillements de la communauté juive

Depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début du nettoyage ethnique mené par l’armée israélienne à Gaza, le débat autour du maintien des relations diplomatiques avec Israël déchire les juifs d’Afrique du Sud. Historiquement engagée contre l’apartheid mais aussi en partie sioniste, cette communauté est aujourd’hui plus divisée que jamais.

Une manifestation pour la paix, le 15 octobre 2023, à Johannesburg.
© DR

C’est une crise identitaire larvée qui divise chaque jour un peu plus les juifs d’Afrique du Sud, une communauté en ébullition depuis le début de la guerre que livre Israël à Gaza après l’attaque du 7 octobre. Lundi 20 novembre 2023, alors que Pretoria appelait la Cour pénale internationale (CPI) à arrêter le Premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, l’État hébreu rappelait à Tel-Aviv son ambassadeur en poste en Afrique du Sud, Eli Belotserkovsky. Le lendemain, le Parlement sud-africain votait à une écrasante majorité en faveur de la fermeture de l’ambassade israélienne à Pretoria. Des positions dénoncées par la South African Zionist Federation (SAZF), la plus ancienne et importante organisation juive du pays. Mais cette réaction n’a pas plu à tout le monde : des juifs s’en sont publiquement désolidarisés et ont lancé un appel historique à cesser de les associer à la défense inconditionnelle d’Israël.

Si l’Afrique du Sud est en première ligne des pays qui critiquent les bombardements israéliens sur Gaza – et plus globalement la politique de l’État hébreu –, c’est parce que l’African National Congress (ANC), parti majoritaire au Parlement depuis 1994 et l’élection de Nelson Mandela, a toujours lié sa lutte contre l’apartheid à la cause palestinienne. Une analogie qui ne doit pas occulter le rôle majeur joué par des militants juifs au sein de l’ANC. Et ce jusque dans les rangs de sa branche militaire, Umkhonto we Sizwe (« le fer de lance de la nation », en zoulou), que dirigeait Joe Slovo, un descendant d’immigrés juifs lituaniens.

Arrêté en 1962, Slovo quitte alors l’Afrique du Sud et supervise les activités militaires de l’ANC pendant ses vingt-sept années d’exil. En 1985, il est le premier Blanc à faire partie de la direction nationale du parti, poste qu’il cumule avec celui de chef d’état-major d’Umkhonto we Sizwe, puis celui de secrétaire général du Parti communiste sud-africain. Selon Adam Mendelsohn, professeur à l’Université de Cape Town, spécialiste des minorités religieuses en Afrique du Sud et directeur du Kaplan Centre for Jewish Studies, « l’implication des juifs dans les mouvements anti-apartheid est en grande partie un héritage de la politique radicale que les juifs ont apportée avec eux d’Europe de l’Est ».

Les juifs contre l’apartheid

« Les juifs avaient l’esprit plus ouvert que le reste des Blancs sur les questions raciales et politiques, peut-être parce que, dans l’histoire, ils avaient eux-mêmes été victimes de préjugés », écrivait Nelson Mandela dans son autobiographie Le Long chemin vers la liberté (publiée en 1994 sous le titre : Long Walk to Freedom). Et pour cause, entre 1956 et 1961, ils représentent plus de la moitié des Blancs jugés au cours du « Procès de la trahison », une machination du Parti national pour démanteler l’Alliance du Congrès, une coalition politique anti-apartheid. En 1963, le fameux procès de Rivonia, à la suite duquel Nelson Mandela sera condamné et emprisonné, implique aussi une dizaine de membres d’Umkhonto we Sizwe. Parmi eux, deux juifs : Denis Goldberg, qui purgera une peine de vingt-deux ans de prison, et Lionel Bernstein, acquitté mais contraint à l’exil.

Le militant de l’ANC Denis Goldberg et le président sud-africain Cyril Ramaphosa, en mars 2019.
© Gouvernement sud-africain

La lutte des juifs contre l’apartheid s’est menée au-delà des cadres de l’ANC, à l’image d’Helen Suzman, figure majeure de l’opposition progressiste de 1953 à 1989. Fille d’émigrés juifs lituaniens ayant fui l’antisémitisme, Suzman a combattu avec fermeté l’engrenage raciste des lois ségrégationnistes et est demeurée la seule députée d’opposition pendant treize ans au sein du Parlement sud-africain (de 1961 à 1974).

Dès 1948, l’engrenage législatif du régime d’apartheid (qualifié de « développement séparé ») est lancé par le Parti national. Les lois racistes et ségrégationnistes se succèdent : habitat séparé, classification raciale au profit de la suprématie blanche, interdiction des mariages mixtes, loi sur l’obligation pour les Noirs de détenir un « pass » afin de pouvoir se rendre dans certains quartiers blancs… L’apartheid s’incarne surtout dans la création des bantoustans, ces régions réservées aux populations noires loin des centres urbains, auxquelles sont aujourd’hui comparées les zones sous autorité palestinienne des territoires occupés de Cisjordanie. Entre 1960 et 1983, 3,5 millions de Noirs sont déplacés de force de leur domicile, situé dans des zones réservées aux Blancs, vers d’autres zones, principalement des bantoustans.

Durant cette période, c’est paradoxalement l’apartheid qui favorise l’ancrage du sionisme chez les juifs sud-africains. Cet engagement n’entre alors pas forcément en contradiction avec la lutte contre le régime raciste de Pretoria.

Un point d’ancrage identitaire

Sous la chape de plomb de l’apartheid mais aussi en raison de l’antisémitisme historique des nationalistes afrikaners, l’unité communautaire des juifs en Afrique du Sud devient une nécessité. Si ces derniers n’ont pas à subir les préjudices arbitraires de la classification raciale (Blancs, Noirs, Coloureds, Indiens) puisqu’ils sont considérés comme des Blancs, l’accent mis par le gouvernement sur le « développement séparé » des groupes nationaux permet et encourage même l’épanouissement d’une spécificité ethnique juive. En grande majorité originaires d’Europe de l’Est, les juifs sud-africains restent marqués par le génocide nazi et la dévastation de leur centre spirituel en Lituanie, où près de 95 % des juifs ont péri1.

Durant cette période, le sionisme devient un point d’ancrage identitaire dans un contexte politique incertain. « Les juifs n’ayant jamais pu être considérés comme des citoyens à part entière comme les Anglais ou les Afrikaners, la Palestine, puis Israël, ont servi d’exutoire à leurs aspirations et à leur identité », explique Adam Mendelsohn à Afrique XXI.

« Les chercheurs ont longtemps suggéré que le sionisme était la religion civile des juifs sud-africains, plus importante à certains égards que le judaïsme en tant que ciment de la communauté », ajoute l’universitaire. La dernière enquête nationale menée 2019 sur la population juive d’Afrique du Sud par le Kaplan Centre le confirme : 90 % des juifs ont déclaré se sentir au moins modérément attachés à Israël, les deux tiers qualifiant cet attachement de fort. Ils sont jusqu’à 69 % à se définir comme sionistes, contre 18 % seulement qui rejettent cette étiquette.

Ouvrir « un autre canal »

Jusqu’à aujourd’hui, la plupart des activités juives, religieuses ou laïques, sont organisées par le South African Jewish Board of Deputies et la South African Zionist Federation. Des institutions régulièrement invitées dans les médias traditionnels, qui revendiquent la représentation des quelque 65 000 juifs vivant en Afrique du Sud, et qui attirent souvent les critiques de la gauche sud-africaine à cause de leurs liens entretenus avec Israël. Le 15 juin 2023, Aishah Cassiem, membre des Economic Freedom Fighters (le parti de gauche panafricain et marxiste dirigé par Julius Malema), demandait la fermeture du lycée privé juif Herzlia au Cap. En cause, les déclarations du directeur de cette école dans une interview accordée à la chaîne d’information ILTV Israel News en mai, dans laquelle il se félicitait que 20 % des anciens élèves passent leur année post-universitaire en Israël, et que certains d’entre eux partent servir dans l’armée israélienne. Le directeur de l’établissement soulignait l’identité « fièrement sioniste » de l’école, « très attachée à l’éthique du judaïsme et d’Israël ».

Le 30 août 2023, la Palestine Solidarity Campaign Cape Town soumettait une lettre au ministre sud-africain de l’Éducation appelant à une enquête sur son programme éducatif, et soutenant que le service des anciens élèves de Herzlia dans l’armée israélienne pourrait les rendre complices de la violation du droit international dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie. Déjà, en 2018, deux élèves avaient été sanctionnés par la direction alors qu’ils s’étaient agenouillés pendant l’hymne israélien Hatikva, régulièrement chanté au sein de l’établissement avec l’hymne sud-africain. Une décision qui avait poussé plusieurs alumni de Herzlia à prendre publiquement position contre les arguments de l’école.

Mais si une contestation libérale juive de la politique d’Israël s’ancre peu à peu sur la scène sud-africaine, elle se défend d’être antisioniste. En 2018, l’Initiative démocratique juive (JDI) a été fondée dans l’optique de favoriser le dialogue intracommunautaire. Dans une interview accordée au quotidien israélien Haaretz, son porte-parole, Raymond Schkolne, posait son constat : « Israël est au cœur de notre identité, mais nous sommes très troublés par les actions menées par Israël. Nous sommes très troublés par la façon dont la communauté sud-africaine réagit, et nous aimerions créer un autre canal, une autre occasion ou un autre cadre pour nous engager d’une manière différente. »

Si la JDI rejette par exemple les campagnes du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël2, elle se présente comme une alternative aux discours de la SAZF visant à « créer un foyer [...] pour les gens qui se sentent aliénés et ostracisés, d’une part, par la South African Zionist Federation – qui fonctionne aujourd’hui comme un bras de la hasbara3 pour le gouvernement israélien –, et, d’autre part, par la gauche radicale qui soutient le BDS et ne soutient pas vraiment le droit d’Israël à exister ».

Une fronde au sein de la communauté

Déjà, en 2017, Matan Rosenstrauch, un militant israélien de gauche vivant en Afrique du Sud, avait lancé une pétition de juifs sud-africains exprimant leur opposition à l’occupation de la Cisjordanie, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la guerre des Six-Jours de 1967. Un prélude à la séquence qui fracture aujourd’hui la communauté juive. Le 15 novembre 2023, dans une lettre ouverte publiée dans le journal sud-africain The Daily Maverick, plus de 700 juifs sud-africains, dont des personnalités publiques comme l’artiste William Kentridge ou Jonathan Berger, avocat au barreau de Johannesburg, se sont dressés contre les discours visant à essentialiser les opinions de la communauté :

Nous rejetons les tentatives d’amalgame entre les parties à ce conflit et des groupes religieux ou ethniques entiers, tout comme nous rejetons l’idée que la critique de l’État d’Israël constitue nécessairement de l’antisémitisme. En tant que juifs aux opinions diverses, nous ne nous sentons pas représentés par les institutions qui prétendent parler au nom de la communauté juive sud-africaine au sujet d’Israël et de Gaza.

Parmi les juifs critiques d’Israël figure notamment Ronnie Kasrils, l’ancien ministre des Services de renseignements (2004-2008). Kasrils a rejoint l’ANC en 1960 après le massacre de Sharpeville, épisode sordide de la répression policière du régime d’apartheid : à l’appel de Robert Sobukwe, président du Congrès panafricain d’Azanie (PAC), des milliers de manifestants protestaient pacifiquement contre les « pass » (passeports intérieurs) devant les postes de police ; dans le township de Sharpeville, la répression avait fait 69 morts et près de 200 blessés. Figure de la lutte anti-apartheid, Ronnie Kasrils dénonce régulièrement l’occupation israélienne dans les médias.

Le 17 octobre, la ministre des Relations internationales, Naledi Pandor, s’est entretenue par téléphone avec le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh. S’il a été officiellement question de la livraison d’aide humanitaire à Gaza, comme le soutient le ministère, l’affaire fait craindre une rupture définitive des juifs sud-africains avec le pouvoir, accusé par certains d’antisémitisme. Alors que le gouvernement fait valoir son non-alignement et sa qualité de médiateur, il entend se servir des leçons de son histoire pour porter la voix des Palestiniens sur la scène internationale. Le 21 novembre, à l’occasion d’une réunion extraordinaire des BRICS consacrée à l’invasion israélienne de Gaza, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a demandé le déploiement d’une force rapide de l’ONU pour « surveiller la cessation des hostilités » et « protéger les civils », tout en accusant Israël de mener un « génocide ».

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Afrique XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables) :

FAIRE UN DON

1Entre 1880 et 1914, l’immigration juive en Afrique du Sud est multipliée par dix, la communauté juive passant de 4 000 à plus de 40 000 Sud-Africains. 90 % d’entre eux sont des « Litvaks » : des immigrants juifs lituaniens, victimes de pogroms et de vagues antisémites. Lire Carmel Schrire, Gwynne Schrire, The Reb and the Rebel : Jewish Narratives in South Africa, 1892-1913, University of Cape Town Press, 2016.

2Cette campagne internationale promeut les boycotts économiques, académiques, culturels et politiques contre Israël et ses intérêts, afin de lutter contre l’apartheid de l’État hébreu.

3Le terme « hasbara » signifie littéralement « explication ». Il renvoie aux stratégies de communication et de propagande de l’État d’Israël à destination de l’étranger.