États-Unis-Iran, les atouts de Téhéran

La menace d’une escalade après l’attaque iranienne contre deux bases américaines en Irak en représailles à l’assassinat de Ghassem Soleimani semble s’éloigner. Mais cette « gifle au visage » des Américains témoigne de la capacité de Téhéran à surfer sur l’équilibre de la terreur.

Base américaine d’Al-Assad, 13 janvier 2020, après l’attaque par les missiles iraniens
Spc. Derek Mustard/US Army/Wikimedia Commons

De l’attaque imaginaire révélée par un rapport de la National Security Agency (NSA) contre un destroyer américain dans le Golfe du Tonkin en 1964 qui avait permis au président Lyndon B. Johnson de déclencher la guerre du Vietnam jusqu’aux armes de destruction massive qui serviront de prétexte à l’invasion de l’Irak en 2003, en passant par les affabulations qui ont justifié l’aide massive aux contras au Nicaragua, les guerres préventives américaines ou les opérations de déstabilisation déclenchées sur la base de mensonges d’État sont légion.

Cependant les récents développements montrent qu’une puissance moyenne comme l’Iran peut frapper avec des missiles deux bases américaines le 8 janvier dernier sans que cette action n’entraine de réaction américaine, et cela même alors que Washington a reconnu qu’une cinquantaine de ses soldats avaient été blessés ou commotionnés. Si la supériorité militaire des États-Unis est indéniable, toute escalade avec l’Iran pourrait entraîner pour les deux adversaires de lourdes pertes. En se dotant d’une capacité de nuisance à l’échelle régionale, l’Iran est moins vulnérable et rend prohibitif le coût d’une confrontation militaire ouverte.

Les doutes sur la stratégie américaine

La stratégie américaine de pression maximale a, depuis sa mise en œuvre, entrainé des conséquences destructrices pour l’économie iranienne et renforcé la contestation politique en interne. Sans pour autant avoir d’effet dissuasif sur Téhéran, qui n’a pas infléchi sa position et encore moins changé de politique. L’inertie de Donald Trump face à l’attaque iranienne contre les deux pétroliers dans le détroit d’Ormuz, la destruction du drone espion américain, les frappes contre les sites pétroliers du géant saoudien Aramco ont semé le doute sur l’efficacité de la stratégie des Américains pour assurer la sécurité de leurs alliés.

À la lumière de ces évolutions, sous la pression d’une équipe farouchement pro-israélienne, Trump a fini par souscrire, comme le note Bernard Avishai dans le New-Yorker, à une conception israélienne de la « dissuasion » dans laquelle les éliminations ciblées apparaissent comme le moyen le plus efficace d’affaiblir le rival en évitant l’engrenage de la guerre. Mais le feu vert donné à l’assassinat de Souleimani, chef militaire et architecte du développement de l’« axe de la résistance » reposait sur une sous-estimation de la capacité de réaction de l’Iran et sur la fausse hypothèse que cet assassinat entrainerait une désorganisation profonde de l’axe stratégique iranien qui s’étend du sud du Pakistan à Gaza.

Les analyses et commentaires ont réduit la réaction limitée de l’Iran à la crainte d’une escalade militaire. Les explications au « zéro mort » parmi les soldats américains se résumeraient au déséquilibre du rapport de force en faveur des États-Unis, présupposant du caractère tranché de la domination américaine, et éludant au passage la menace proférée par Donald Trump d’attaquer 52 cibles iraniennes qui ne s’est pas concrétisée.

Des moyens de dissuasion

En dépit des faiblesses que révèle une situation économique désastreuse et une contestation politique ravivée par le crash de l’avion ukrainien abattu par erreur le 8 janvier, l’Iran dispose de moyens d’actions non négligeables pour maintenir une dissuasion efficace. Depuis plusieurs années, il dispose de moyens balistiques à capacité stratégique — en produisant des missiles guidés à haute précision — et participe par le glissement de ces moyens militaires vers le Liban, la Syrie, Gaza, au renforcement de la capacité de dissuasion de ses alliés. C’est d’ailleurs cette considération qui a déterminé l’assassinat de Soleimani. Cet état de fait semble pour l’heure appelé à durer. Comme l’écrit justement Renad Mansour (The Century Foundation, 8 janvier 2020), cette élimination « n’aura pas d’impact matériel sur la capacité de l’Iran à poursuivre son programme régional ou son projet. Ses succès à cet égard ont été le produit d’opportunités, de capacités institutionnelles et d’avantages structurels qui ne seront pas affectés par la perte d’un seul homme ».

Le discours du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah laisse d’ailleurs penser que l’Iran dispose d’autres leviers de pression. Dans une allocution télévisée, Nasrallah a estimé que l’assassinat de Soleimani n’était pas une agression dirigée uniquement contre l’Iran et a appelé toutes les « forces de la résistance » à venger sa mort, indépendamment de l’action iranienne. Ce durcissement de la posture de l’allié organique de Téhéran laisse penser que l’Iran pourrait agir via ses alliés interposés pour accentuer la pression sur les Américains, sans pour autant intervenir directement.

Le partenariat avec l’Irak sacrifié

Par ailleurs, l’assassinat de Abou Mahdi Al-Mohandes, vice-président du Hached Chaabi et l’un des chefs militaires les plus influents d’Irak offre une opportunité à tous les groupes en lien avec l’Iran de pousser au départ des troupes américaines. Comme le souligne Daniel Benaim (The Century Foundation, ibid.) , la décision américaine a sacrifié le partenariat de Washington avec l’Irak sur l’autel d’une dangereuse campagne de pressions maximales contre l’Iran. Selon lui, « il est difficile de voir comment les troupes peuvent en toute sécurité et efficacement poursuivre leur rôle militaire actif antiterroriste ou réaliser leur mission de formation des forces irakiennes, et plus difficile encore de voir comment l’administration Trump peut exercer de manière significative une influence politique sur le gouvernement irakien après avoir tué l’un de ses invités, sur son territoire, aux côtés d’anciens hauts responsables de la sécurité irakienne, sans le consentement de l’Irak ».

Bien que les forces kurdes alliées des États-Unis aient réaffirmé leur engagement aux côtés de Washington et que des personnalités politiques à l’instar du président irakien Barham Saleh et du chef du Parlement Mohamed Al-Halbousi aient dénoncé publiquement les agissements de l’Iran, l’assassinat de Soleimani a ponctuellement créé une convergence entre les forces politiques chiites divisées. Moqtada Al-Sadr a, dans un premier temps, exhorté à la formation d’une force de résistance sur le modèle de son armée d’Al-Mahdi pour lutter contre les Américains.

Le leader chiite a également lancé le 14 janvier un appel à une manifestation massive pour dénoncer la présence des « forces occupantes » auquel se sont ralliées les différentes factions de la mobilisation populaire, affichant ponctuellement leur unité. Le rassemblement d’un million d’Irakiens, le 24 janvier, pour réclamer le départ des Américains témoigne de la grande capacité de mobilisation de Moqtada Sadr, aujourd’hui dans le camp de Téhéran.

Le désengagement américain est un scénario des plus redoutés. Parmi les sept raisons impératives au maintien de la présence des États-Unis en Irak invoquées par l’analyste David Pollock (Washington Institute, 9 janvier 2020) figurent la lutte antiterroriste, le contrôle des ressources pétrolières et la sécurisation d’Israël. Selon lui, en cas de retrait américain, « l’Iran et l’État islamique auraient tous deux le champ libre pour opérer en Irak, jusqu’à la frontière poreuse avec la Syrie et, finalement aux frontières d’Israël ». Pour le journaliste britannique Simon Jenkins (The Guardian, 9 janvier 2020), le scénario d’un retrait américain de l’Irak n’est pas à exclure avec un Trump aux réactions « émotionnelles et imprévisibles » mais qui s’est toujours montré réticent à des engagements massifs, en argent comme en soldats. Le président se retrouve pris dans une contradiction difficile à résoudre entre une politique électorale visant à satisfaire les exigences d’une base sociale opposée aux interventions extérieures et l’impératif de rétablir l’image écornée de la capacité de dissuasion américaine. Le départ américain serait à l’évidence un scénario qui renforcerait l’assise de l’Iran en Irak, son poumon économique.

La crainte d’une guerre de basse intensité

Enfin, si les États-Unis décident de maintenir une présence militaire en Irak, se pose la question pratique de leur capacité à protéger leurs soldats. Le contexte actuel permet de redouter un retour à la guerre de basse intensité menée par des groupes et groupuscules liés à des organisations djihadistes. En 2004 et 2005, alors que l’Irak était immergé dans une dynamique confessionnelle et que la confrontation entre sunnites et chiites avait atteint son paroxysme, de nombreux attentats ont été commis contre des cibles américaines.

Il n’est pas exclu qu’une telle menace réapparaisse dans un contexte devenu dangereusement volatil. La résurgence de l’organisation de l’État islamique (OEI) représenterait un sérieux danger pour l’Irak qui pourrait également se retrouver confronté à une amplification du mouvement de contestation, une fois le temps de l’union sacrée dissipé.

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