Portrait

Évadés de Jénine. Zakaria Zubeidi, « J’ai cru à la paix »

Pendant quelques jours, les six évadés d’une prison israélienne ont fait vibrer les Palestiniens. Leur défi lancé aux autorités d’occupation a provoqué émotion et fierté, même si quatre d’entre eux ont été repris. Parmi eux, le plus connu : Zakaria Zubeidi.

L'image montre un homme assis sur un banc dans un auditorium vide. L'homme porte une veste avec un col en fourrure et semble pensif, regardant vers l'avant. L'arrière-plan est composé de rangées de sièges en bois et de rideaux rouges, créant une atmosphère de théâtre ou de cinéma. La scène est bien éclairée, mettant en valeur l'homme et l'environnement autour de lui.
Camp de réfugiés de Jénine, 17 janvier 2008. Zakaria Zubeidi — 31 ans à l’époque — dans le Théâtre de la liberté nouvellement créé.
Saif Dahlah/AFP

Ces jours-ci Jénine a retrouvé sa fierté. Sont revenus aussi les guetteurs portant armes et cagoules. La ville du nord de la Cisjordanie fait à nouveau les gros titres des journaux. Raison de cette veillée d’armes : l’évasion de la prison centrale de Gilboa, dans le nord d’Israël, lundi 6 septembre. Les six hommes qui ont ainsi humilié les forces de sécurité israélienne sont tous de Jénine. À l’heure où ces lignes sont écrites, quatre d’entre eux ont été repris par les forces israéliennes, dont Zakaria Zubeidi, sujet de cet article. La cavale était désespérée, les forces trop inégales. Ils n’ont pas réussi à passer en Cisjordanie.

Mais leur exploit, s’échapper au nez et à la barbe des gardiens de cette forteresse réputée inexpugnable par un tunnel creusé pendant des mois, est salué au-delà de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. On a vu des petites cuillères, instrument de l’évasion, brandies dans les manifestations de soutien aux évadés.

Il ne faut pas oublier que les prisonniers détenus dans les geôles israéliennes tiennent une place centrale dans la société, la politique et l’imaginaire palestiniens. Ils ont même un ministère. Il y a au total 850 000 personnes qui sont passées par les prisons de l’État hébreu depuis 1967, et 4 400 étaient détenues en mars 2021. Autant dire que chaque famille a, ou a eu, au moins un de ses membres directement concerné.

Après des années de déprime et de désintérêt du monde entier, après un enterrement sans couronnes ni fanfares du « processus de paix » et même de la perspective d’un État palestinien à venir – le premier ministre israélien Naftali Bennett, sioniste religieux, l’a déclaré sans susciter la moindre condamnation internationale –, l’évasion a donné de nouveaux héros à la société palestinienne.

Parmi les six, il en est un plus héros que les autres : Zakaria Zubeidi, enfant du camp de réfugiés du Jénine. Il y est né en 1976 ; il y a grandi, a fréquenté les écoles de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) ; encore enfant, il y a été blessé et arrêté ; il y a perdu des proches ; il y a combattu.

Pour moi, le destin de Zakaria Zubeidi colle à celui du processus de paix. Il incarne l’échec de ce dernier, jusqu’à son évasion et sa nouvelle arrestation vendredi 10 septembre dans la nuit. Je l’ai rencontré un an après l’opération israélienne « Rempart » du printemps 2002 et le siège de Jénine, à l’issue duquel le camp de réfugiés a été en grande partie rasé et aplati par les bulldozers blindés de l’armée israélienne.

En cet été 2003, le Hamas, le Djihad islamique et le Fatah annoncent une trêve de trois mois, autrement dit la suspension des attentats-suicides et des attaques contre les colons. Les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa rechignent. Parmi les leaders de ce groupe armé issu du Fatah de Yasser Arafat, l’un se distingue par un « non » catégorique : celui du camp de Jénine, Zakaria Zubeidi.

À cette époque, les journalistes ne s’intéressent pas encore à lui. Son nom ne circule pas entre confrères et consœurs. Il n’est qu’un dirigeant obscur comme il y en a tant. Jénine, en plus, est loin de Jérusalem et malaisée d’accès par la Cisjordanie, les routes sont mauvaises, les checkpoints nombreux. Et même si le Mur dit de séparation n’existe pas encore, passer par Israël n’est guère plus simple. Toujours les barrages militaires.

Rencontre avec un clandestin

Mais Jénine est un symbole, et rencontrer un chef des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa indépendant de la direction du Fatah toujours intéressant. Il a fallu attendre plusieurs jours après le premier contact, indirect, pour qu’il donne son accord à l’entretien. Il était déjà un matloub, recherché par les Israéliens. Et une certaine paranoïa est même un gage de longévité, dans les territoires palestiniens mités par la surveillance israélienne. Je suis accueillie à l’entrée du camp de réfugiés après une série de coups de téléphone. Emmenée dans une maison en bordure du vaste terrain vague qui en fut le cœur avant l’invasion des blindés israéliens du printemps 2002. Des maisons exiguës séparées par des ruelles étroites détruites par l’armée israélienne, il ne reste que des renflements sous le sable. Les stigmates de la bataille sont encore frais, dans les lieux et dans les têtes. J’attends longtemps dans une pièce nue au rez-de-chaussée, murs jaune pâle et chaises en plastique.

Zakaria Zubeidi surgit. Peau sombre, visage grêlé, arme à la ceinture. Il justifie son refus de la trêve, il promet d’envoyer des hommes se faire exploser à Tel-Aviv, même si Yasser Arafat n’est pas d’accord : les Israéliens occupent toujours les territoires palestiniens, des centaines de prisonniers politiques sont enfermés dans les prisons d’Israël. La liste des raisons de poursuivre le combat est sans fin.

Et puis il y a la douleur et la vengeance. Il fait défiler des photos sur l’écran de son téléphone portable, un petit appareil à clapet. Des « martyrs », civils et combattants, tous tués par l’armée israélienne, explique-t-il. Des dizaines de visages, souriants ou non. Il s’arrête sur l’un d’entre eux, une femme d’un certain âge, les traits sérieux soulignés par un hijab strict. « Ma mère ». « Elle n’a pas été épargnée, elle ». Elle a perdu la vie lors d’un raid contre le camp en mars 2002, quelques semaines avant le siège.

Lui n’était pas à Jénine, à ce moment crucial de la vie tragique de sa famille et du camp. Il était soigné dans un hôpital (il ne me dira pas où) après l’explosion accidentelle d’une bombe qu’il fabriquait. Il en garde ces marques sur le visage, des dizaines de petits points gris.

Les photos recommencent à défiler. « J’y ai cru, à la paix. » Il me demande de le suivre. Nous faisons quelques centaines de mètres dans le camp, à pied et sans escorte. Il est dans son fief et les Israéliens respectent eux aussi la trêve, même si ce n’est pas officiel.

« J’ai joué ici avec des Israéliens »

Nous voici sur le toit d’un immeuble. Pas terrible non plus pour la sécurité. Mais la trêve, une nouvelle fois. Pas de bruit d’hélicoptère. Le toit est un enchevêtrement de chaises et d’objets divers. Il y a une estrade défoncée et de gros rideaux rouges délavés et déchirés. « C’était notre théâtre. Il a été créé par des Israéliens après la première intifada. J’ai joué ici avec des Israéliens. Les missiles ont tout détruit l’an dernier. »

J’ai d’abord du mal à le croire. Je vérifierai ensuite, il a dit vrai. En 1989, une Israélienne, Arna Mer, mariée à un Palestinien de Nazareth monte une Maison des enfants dans le camp de Jénine. Ils y apprennent le jeu théâtral et, surtout qu’il existe autre chose que la violence et d’autres Israéliens que les soldats. Le petit Zakaria Zubeidi en est. Il vient de sortir de prison, enfermé à 13 ans pour jets de pierre — ce qui fait de lui le plus jeune prisonnier palestinien.

Comme il parle l’hébreu, appris en prison, il fait le traducteur. Après la mort d’Arna Mer-Khamis en 1995, il continuera avec le fils de cette dernière, Juliano. Ces deux-là deviennent amis et animent ensemble le Théâtre de la liberté, suite de la Maison de l’enfance. Juliano sera assassiné en 2011 à Jénine, on ne saura jamais par qui.

Sur le toit, en cet été 2003, Zakaria Zubeidi contemple les rideaux rouges déchirés. Son regard a changé. Il est parti en arrière, dans ces années où il n’était qu’un adolescent qui découvrait le théâtre. Ses yeux portent des merveilles. Son émotion affleure, il la laisse venir. « Tu vois que je n’ai rien contre les Israéliens. Tu vois que j’ai cru à la paix. »

Quelques jours plus tard, l’ambassade d’Israël en France protestera auprès de la chaîne de télévision qui diffuse mon sujet sur Zakaria Zubeidi. Elle m’accusera de mentir. Ce Zakaria Zubeidi-là ne colle pas avec l’image d’un « terroriste ». Manque de chance pour ladite ambassade : j’ai monté ce court sujet avec le monteur israélien qui a travaillé sur le film de Juliano Mer-Khamis relatant cette expérience théâtrale. Zakaria figure, avec d’autres, dans ce documentaire, Les enfants d’Arna, qui sortira en 2004. Des enfants filmés, Zakaria Zubeidi est le seul survivant. Les autres sont morts dans des attentats-suicides qu’ils ont commis ou ont été tués par des soldats israéliens.

Dans les geôles palestiniennes

« Je croyais à la paix », répète-t-il. Il a vite déchanté pourtant, après les accords d’Oslo. Engagé dans la police palestinienne embryonnaire, il élève la voix contre la wasta (les passe-droits), la collaboration sécuritaire avec les Israéliens. Seul Yasser Arafat trouve grâce à ses yeux. La discipline aveugle n’est pas le fort de Zakaria Zubeidi. Après la deuxième intifada, ses critiques répétées de l’Autorité palestinienne (AP) lui vaudront quelques mois de prison… dans les geôles palestiniennes, cette fois. Il avait pourtant été embauché, comme beaucoup d’anciens combattants, par l’Autorité.

C’est qu’il avait bien fallu déposer les armes, en 2007. La deuxième intifada s’était éteinte dans l’épuisement général. Je l’avais revu à ce moment-là. Il était chargé des sports et avait un bureau à Ramallah. Il ne se taisait pas pour autant, ses critiques allaient contre l’Autorité, incapable de faire avancer la cause palestinienne.

Le processus de paix était déjà en état de mort clinique, mais ça ne se disait pas à l’époque, ni dans les cercles dirigeants occidentaux ni dans les médias occidentaux. Il fallait faire semblant d’y croire. Même si les raids israéliens se poursuivaient, même si les colonies s’étendaient, même si Tel-Aviv revenait sur l’amnistie accordée à Zakaria Zubeidi et faisait de lui à nouveau un matloub.

Il y a deux ans, l’ancien des Brigades des martyrs d’Al Aqsa de Jénine était arrêté par les Israéliens, à Ramallah, et enfermé dans la prison de Gilboa. Le processus de paix était enterré depuis longtemps, sans fleurs ni fanfare, les Palestiniens effacés de l’agenda international.

Ou comment le destin d’un gamin de Jénine colle à celui d’un espoir évanoui.

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