Golfe-Israël. L’effet-miroir de la Covid-19

Les taux de contamination les plus élevés au monde se situent dans les monarchies du Golfe, où la pandémie touche surtout les travailleurs migrants. La Covid-19 frappe aussi très fort en Israël, principalement dans les communautés ultra-orthodoxes. Au moment où ces pays entament une normalisation, cette convergence de leurs situations sanitaires interroge une croissance et une urbanisation fulgurantes croisant des modes de vie traditionnels.

Jérusalem, 1er octobre 2020. — Des ultra-orthodoxes prient en plein air depuis les dernières mesures de confinement impliquant notamment la fermeture des synagogues
Menahem Kahana/AFP

Fin septembre 2020, le Qatar cumule, depuis le début de la pandémie, près de 45 000 contaminations confirmées par million d’habitants, le Bahreïn près de 42 000. Il s’agit des ratios mondiaux les plus importants, tous pays confondus, le double des américains ou des brésiliens, considérés comme très élevés. Mais les populations des deux États du Golfe sont modestes : 1,7 million pour le Bahreïn, 2,8 millions au Qatar. Et le nombre de décès liés à la Covid-19 reste mesuré, sans doute à cause du pourcentage important de jeunes dans la population1. Le Koweït est également haut placé sur l’échelle internationale. Oman n’est pas loin, toujours pour le nombre de contaminations rapporté à sa population.

Israël, qui dépasse les États-Unis pour les cas de contamination par million d’habitants, a connu le 23 septembre un phénomène inquiétant : le cumul quotidien de cas identifiés a alors fait un bond spectaculaire, quatre fois celui du jour précédent, dix fois le ratio américain. S’il y a un pays dont les courbes semblent hors-normes et déroutantes, c’est bien Israël. Le 29 septembre, le Times of Israel fait à sa manière le même constat : « Israël a le pire nombre quotidien d’infections à coronavirus par habitant au monde pour la semaine dernière ».

Entre les monarchies du Golfe et Israël, on voit surgir des parentés, mais aussi des différences dans la dynamique de la pandémie. Les monarchies ont pris rapidement des mesures drastiques : arrêt de la fréquentation des écoles et des universités, limitations des vols internationaux et surtout fermeture des lieux de culte. Dès les débuts de la pandémie, les pratiques religieuses impliquant la lecture à voix haute, la psalmodie ou le chant accompagnés de mouvements, ont placé des communautés en première ligne, et ont été fortement limitées.

Les réponses israéliennes ont été plus tardives, mais les haredim, les ultra-orthodoxes estimés à 10 % de la population, ne se sont toujours pas pliés aux consignes de protection, menaçant la santé et l’ordre public. Les arguties rabbiniques fleurissent, autant que les contaminations se multiplient. Sous l’effet d’un deuxième confinement général et de manifestations de rue inédites, la singularité de la situation israélienne acquiert une visibilité. Mais pour les pays du Golfe, la dynamique reste sous-évaluée. Les systèmes sanitaires d’Israël et des pays du Golfe sont relativement performants, selon les standards internationaux : « Dans une évaluation publiée mi-mars par l’OMS, autour de degré de préparation à l’émergence de la Covid-19, les pays ont été classés sur une échelle de 1 à 5 : 1 signifiant impréparation, 5, capacité durable, tous les pays membres du Gulf Cooperation Council (GCC, Conseil de coopération du Golfe), hormis le Qatar atteignent l’échelle 4 ou 5 », mais ce paramètre n’a pas une influence directe sur les causes de contamination ou les dynamiques de propagation. L’observation de ces dynamiques singulières, intéressantes, mais encore peu analysées, révèle moins une catastrophe que des comportements sociaux, la psychologie collective, le mode d’exercice du pouvoir.

Avant d’esquisser quelques hypothèses sur la diffusion de la Covid-19 en Israël et dans les monarchies du Golfe, on peut rappeler que la précédente épidémie de coronavirus, le MERS-COVID (acronyme Middle East Respiratory Syndrome-Related Coronavirus), autrement moins étendue, avait vu le jour en Arabie saouditeet s’était installée surtout au Proche-Orient. Le premier cas officiel était celui d’un Saoudien de 60 ans, décédé en juin 2012 lors d’une hospitalisation pour pneumonie aiguë et insuffisance rénale. L’OMS indique que 80 % des cas répertoriés de MERS-COVID étaient notifiés par l’Arabie saoudite. Et l’origine de ce virus, apparemment certifiée, serait dans un vecteur animal, le dromadaire (dont la viande est par ailleurs consommée). Après un pic en 2014, le MERS-COVID est resté endémique, surtout en Arabie saoudite. Il se transmet moins, mais avec des risques plus graves.

Des sociétés coupées en deux

On peut observer que la société israélienne et celles des monarchies sont franchement coupées en deux. Les pays du Golfe présentent une sociologie singulière : une part importante de leur population, entre 50 et 90 %, se compose de travailleurs migrants, hommes et femmes. Ces travailleurs sont les premières et principales victimes de la maladie2. La première étude épidémiologique conduite à Oman montre que les deux tiers des malades sont des travailleurs migrants. En Israël, le clivage entre les religieux ultra-orthodoxes et le reste de la société atteint la plupart des sphères de la vie sociale. Si les principaux foyers de Covid-19 se trouvent au sein des haredim, il y en a également dans les lieux de divertissement de Tel-Aviv ou dans les agglomérations palestiniennes à l’intérieur des frontières israéliennes. Comme les travailleurs étrangers dans les monarchies du Golfe, les haredim connaissent des taux de pauvreté et de précarité sanitaire plus élevés que le reste de la population. Ces inégalités de richesse conjuguées aux divisions communautaires produisent avec la Covid-19 des crises inédites, dont les effets sont difficiles à mesurer.

Conscientes de ces risques, les monarchies du Golfe ont pris au cours des dernières années plusieurs mesures pour réduire la part des travailleurs migrants. Mais leurs économies seraient paralysées si elles étaient privées de la main-d’œuvre étrangère. La plupart des travailleurs étrangers dans le Golfe vivent séparés de leur famille restée dans le pays d’origine (Inde, pays asiatiques ou africains), mais certains ont eu droit au regroupement familial. Leur protection sociale et leur accès aux soins est limité et dans tous les cas il fait l’objet de nombreuses dénonciations. Ils vivent dans des espaces confinés, périphériques, favorisant l’apparition de clusters épidémiques.

Croissance accélérée et mode de vie traditionnel

Les pays du Golfe comme Israël sont des pays jeunes qui ont connu une croissance économique foudroyante et une urbanisation accélérée au cours des dernières décennies. Les territoires de ces pays sont modestes, les populations souvent concentrées sur les littoraux et des espaces réduits, à cause de la progression du désert et du climat chaud. Les densités urbaines sont élevées. Le Bahreïn est dans le peloton de tête des territoires les plus denses au monde, comme Dubaï, Sharjah et certaines localités de l’agglomération de Tel-Aviv, notamment celles habitées par les ultra-orthodoxes. Le mode de vie et d’alimentation prévalant dans ces états hypermodernes a accéléré la diffusion de l’obésité et des maladies cardio-vasculaires, facteurs aggravants pour attraper la maladie.

En Israël, les exemples de mariages et de célébrations religieuses ou communautaires de masse transformés en foyers de Covid-19 ne manquent pas. Soucieux de préserver sa majorité parlementaire, le gouvernement Nétanyahou ne peut contrer les ultra-orthodoxes. Il leur accorde un droit aux prières collectives pendant le récent confinement généralisé, et ruine la confiance des citoyens. La stratégie de protection sanitaire est ébranlée, comme le consensus social. La diffusion accélérée de la Covid-19 s’accompagne de manifestations publiques répétées et inédites. On peut se demander si la pandémie ne contribue pas à souder les communautés et inversement à mettre en péril l’unité des États.

Mobilités et intensification des flux

La vie et l’économie des jeunes États du Proche-Orient reposent sur des échanges, des voyages, des déplacements en forte croissance. Les monarchies du Golfe ont développé au cours des vingt dernières années leurs aéroports, leurs flottes aériennes, leurs ports marchands. Israël, qui tourne le dos à la plupart des pays mitoyens, a également connu une intensification des flux, pour les échanges commerciaux et touristiques. À l’intérieur des États et des espaces urbains, la mobilité a connu une intensification majeure, favorisant les échanges, les conversations en tous genres, mais aussi les maladies. Dans les pays du Golfe, la main-d’œuvre étrangère va et vient entre le logement et une multiplicité d’espaces sociaux, publics et privés, au cœur de l’économie et des villes. Les déplacements quotidiens d’une population insuffisamment protégée sur le plan sanitaire présentent des risques pour l’ensemble de la société, surtout là où le nombre des migrants est hégémonique.

Associée au stress du travail, des villes high-tech, la tension particulière produite par les guerres du Proche-Orient n’a sans doute pas bénéficié d’une attention suffisante. Cependant si elle affecte le moral des populations, leur santé, elle augmente aussi ses capacités de résilience3.

Des accords stratégiques pour un vaccin

En septembre 2020 à Washington, Israël, le Bahreïn et les Émirats arabes unis ont paraphé un accord de coopération sécuritaire. Dès le mois de mai 2020, la presse fait état d’un rapprochement entre Israël et les monarchies du Golfe « pour contrer la pandémie ». Au mois de mai, la pandémie n’était peut-être qu’un prétexte de façade. Mais quelques jours à peine après les signatures intervenues sur le sol américain, des compagnies israéliennes et émiraties paraphaient « des accords commerciaux stratégiques » autour de la recherche covidienne. Un mois plus tôt, Sinopharm, un grand producteur chinois de vaccins, lançait officiellement une campagne de tests dans les Émirats et au Bahreïn. Majoritairement cantonnée aux travailleurs migrants, cette campagne permet aux États de Golfe de s’afficher comme laboratoires et territoires de test.

Dans les coulisses des accords dits « Abraham » signés à Washington, la menace de la Covid-19 a probablement donné lieu à des conversations et des échanges de dossiers non pas virologiques ou sanitaires, mais regardant l’ordre du monde pendant et après la pandémie. Ces risques demandent sans doute à être évalués et intégrés dans les nouvelles dynamiques régionales. Les secousses de la pandémie se font déjà sentir sur la sécurité des États et les modes de gouvernement. En Israël, c’est désormais l’armée qui pilote directement la lutte contre la pandémie, le gouvernement ayant perdu la main, ou abandonné la partie. Au Proche-Orient, des interrogations politiques questionnent la sphère de l’intime et du religieux, beaucoup plus nettement qu’ailleurs. Leur pénétration par des systèmes d’information inédits doit être prise au sérieux, d’autant qu’il s’agit de garder une longueur d’avance dans une logique de primauté technologique. Ici, comme dans le reste du monde, la pandémie modifie en profondeur l’exercice du pouvoir et suscite de nouvelles interrogations.

1Dès le mois de juillet 2020, ce phénomène a été relevé pour les monarchies du Golfe : « Les deux monarchies voisines du Bahreïn et du Qatar présentent des taux parmi les plus élevés au monde, d’infection de coronavirus confirmée rapportée au nombre d’habitants ». Jon Gambrell, « Two Mideast countries have highest confirmed virus rates », AP News, 23 juillet 2020.

2Exemple du Qatar : Laith J. Abu Raddad et col., « Characterizing the Qatar advanced-phase SARS-CoV-2 epidemic »

3Rémi Noyon rappelle, dans la foulée de Jean Delumeau, le poids des comportements et de la psychologie collective. « Pour comprendre la psychologie d’une population travaillée par une épidémie… », L’Obs, 27 mars 2020.

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