Halayeb, bombe à retardement entre l’Égypte et le Soudan

Khartoum lâché par l’Arabie saoudite ? · Le récent accord signé entre Riyad et Le Caire sur la délimitation de leurs frontières maritimes semble reconnaître la souveraineté égyptienne sur la région de Halayeb, au détriment des revendications soudanaises. Un dossier épineux qui pourrait aggraver les tensions régionales.

Omar Al-Bachir, président du Soudan.
Mohsen Al-Fakih, 2 mars 2014.

Le Soudan et l’Égypte se disputent depuis de longues années un territoire frontalier en forme de triangle, du nom de Halayeb. Il est gouverné par l’Égypte, qui y a installé son administration et y offre des services aux habitants. Ceux-ci sont même autorisés à participer au vote lors des élections égyptiennes. Le Soudan se contente de s’abriter derrière une langue diplomatique pour faire valoir un droit garanti, souligne-t-il, par des documents remontant à l’ère coloniale britannique lorsque les deux pays étaient encore sous le joug de l’empire dans les années 1950. Le triangle de Halayeb est situé à l’extrême nord-est du Soudan, sur le littoral de la mer Rouge. Il est habité par la célèbre tribu soudanaise des Baga. Il comprend trois grandes villes : Halayeb, Abou Ramad et Chalatine.

En dépit de la querelle frontalière entre les deux États depuis l’indépendance du Soudan en 1956, le territoire était resté totalement ouvert à la circulation des personnes et des biens des deux pays. L’entrée de l’armée égyptienne en 1995 et sa mainmise sur le territoire ont changé la donne. Les autorités égyptiennes ont imposé des restrictions sur le passage des personnes non résidentes du triangle, qu’il s’agisse d’Égyptiens ou de Soudanais d’autres provinces. Bien que les deux États saisissent toutes les occasions pour réaffirmer la force des liens historiques qui les unissent — et soulignent que cette question ne saurait envenimer leurs relations — il n’en demeure pas moins que le conflit frontalier représente désormais une bombe à retardement susceptible d’exploser à tout moment. C’est encore plus vrai après la reconnaissance implicite par le royaume d’Arabie saoudite du rattachement du triangle à l’Égypte, alors même que le Soudan avait sollicité l’intercession saoudienne pour régler le désaccord.

Absorbé depuis son indépendance par une série d’interminables guerres internes, dont la guerre avec le Sud qui a duré vingt ans et s’est terminée par l’indépendance du Sud-Soudan en 2011, le Soudan n’est guère en mesure d’accorder une attention suffisante à ce conflit territorial avec l’Égypte. Gouverné par le président Omar Al-Bachir depuis trois décennies, il continue d’être confronté à une guerre féroce dans la province du Darfour, ainsi qu’à des soulèvements dans les régions du Nil bleu et du Kordofan du Sud ; sur ces trois fronts, les autorités centrales sont en butte à des mouvements rebelles qui se sont récemment coalisés de manière inquiétante. Les médiations africaines et internationales se suivent sans le moindre succès.

« Lâchage » de Riyad

Face à une telle crise interne, aggravée par une situation économique d’une extrême complexité, le gouvernement soudanais se trouve contraint d’ignorer provisoirement son opposition avec l’Égypte. La situation intérieure comme la conjoncture régionale et internationale sont loin de jouer en sa faveur. La puissante machine médiatique du régime égyptien ne cesse de rappeler, quasi quotidiennement, les droits de l’Égypte sur Halayeb. Elle est accueillie par le silence accablant des médias soudanais, probablement incapables de rivaliser d’ardeur avec la propagande égyptienne. Cette impuissance est aggravée par l’apparente indifférence des autorités de la capitale, à l’exception de quelques déclarations intermittentes sur leur foi aveugle en l’identité soudanaise de Halayeb, et une plainte renouvelée tous les ans selon les dires du gouvernement auprès des Nations unies.

C’est sur ce fond d’extrême tension qu’est survenue récemment l’annonce du tracé des frontières maritimes entre l’Arabie saoudite et l’Égypte, et le retour des deux îles de Tiran et Sanafir dans le giron saoudien. Le conseil des ministres égyptien a publié le 9 avril 2016 un communiqué faisant le point sur l’accord frontalier à l’issue de sa signature, dans lequel il laisse clairement entendre que les négociations préliminaires comprenaient également la question du territoire disputé de Halayeb. Ce que le premier ministre égyptien Chérif Ismaïl a confirmé de manière officielle en indiquant que le tracé des frontières avec l’Arabie saoudite « désignait les frontières avec l’Égypte au nord du parallèle 22 et non seulement dans le golfe d’Aqaba et les deux îles de Tiran et de Sanafir ».

Le plus surprenant dans l’affaire est que le président Omar Al-Bachir avait auparavant sollicité la médiation du roi d’Arabie saoudite dans l’espoir d’un règlement favorable de la question. Il avait souligné la vocation du royaume à entreprendre une telle intercession, du fait de son poids, de son histoire, de son rôle singulier dans la région. Il avait insisté sur le fait que le Soudan n’avait à aucun moment envisagé de céder ses droits historiques sur le triangle de Halayeb, que la plainte présentée au Conseil de sécurité en 1958 était toujours d’actualité et qu’elle avait été renouvelée tous les ans pour réaffirmer la prévalence des droits soudanais sur le triangle. L’Arabie saoudite ne semble cependant pas avoir tenu compte de cette requête. Elle s’est préoccupée de ses propres intérêts, parvenant après des négociations ardues à recouvrer sa souveraineté sur ses îles.

Non-réactivité de Khartoum

Un expert en droit international, Fayçal Abderrahmane Ali Taha, avait déjà critiqué dans un article paru il y a plus d’un an la position molle de Khartoum sur la question et son manque de réactivité aux pourparlers en cours entre l’Égypte et l’Arabie saoudite. « On aurait pu s’attendre, avait-il dit, à une action diplomatique rapide de la part du Soudan, une démarche du ministère soudanais des affaires étrangères en direction du royaume d’Arabie saoudite pour lui poser des questions sur les frontières sur lesquelles se penchaient les deux parties, et sur le fait de savoir si elles comprenaient la province de Halayeb. Il aurait fallu formuler des réserves sur toute déclaration égyptienne qui s’appuierait sur le postulat d’une appartenance de Halayeb à l’Égypte et refuser les résultats de négociations égypto-saoudiennes qui concluraient à la reconnaissance de la souveraineté égyptienne sur Halayeb. Un memorandum juridique aurait dû être déposé auprès des Nations unies, diffusé auprès des États membres et publié parallèlement ». L’expert mentionnait ensuite la réponse du porte-parole du ministère des affaires étrangères soudanais, Khaled Moussa Dafaallah selon laquelle la position du Soudan était bien connue, et qu’elle était consignée dans les documents des Nations unies. Le porte-parole a indiqué qu’aucun document bilatéral ne pouvait ébranler la position du Soudan dans la querelle juridique autour du parallèle 22. Il a conclu avec assurance qu’aucun accord entre deux États n’avait de force exécutoire sur une tierce partie voisine. Mais Fayçal Abderrahmane Ali Taha a rétorqué que la simple supposition qu’un accord bilatéral puisse être imposé à une tierce partie devait inciter cette partie à intervenir en amont pour affirmer ses droits en vue de les préserver, à prévenir clairement les deux États concernés, à établir sans le moindre doute sa position auprès du secrétariat des Nations unies. Aucun mutisme ou immobilisme ne pouvait être toléré en la matière dans ces circonstances qui nécessitaient une position claire, faisant état d’une protestation expresse et d’un rappel des droits sans la moindre équivoque.

À peine le Soudan avait-il surmonté le choc de la conduite saoudienne que les Émirats arabes unis le surprenaient à leur tour en annonçant, par la voix d’une de leurs entreprises publiques, un don de stations d’énergie solaire à l’Égypte, destinées à être montées à Halayeb. Il s’agissait là d’une reconnaissance par les Émirats de la souveraineté de l’Égypte sur le territoire disputé et d’une sorte de dédain pour le Soudan, seul pays non membre du Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui a pourtant envoyé des forces terrestres pour combattre les houtistes au Yémen. Au début de l’année, Khartoum avait même rompu ses relations avec l’Iran, en signe de solidarité avec l’Arabie saoudite, face à ce qu’il était convenu d’appeler les visées iraniennes, sur fond d’attaques contre l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran.

La raison du plus fort

Avec une montée de la pression médiatique et une extension de la campagne de critiques adressées par le gouvernement soudanais sur son mutisme évident et son absence de réaction au tracé des frontières entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, le ministère des affaires étrangères saoudien a fini par réagir. Dans un communiqué publié à la mi-avril, il a déclaré qu’il suivait de près les détails de l’accord signé entre Le Caire et Riyad, par lequel les îles de Tiran et Sanafir avaient été rendues à l’Arabie saoudite. Il entendait s’assurer que l’accord ne touchait pas aux droits historiques du Soudan sur le triangle de Halayeb. Le communiqué a appelé Le Caire à ouvrir des négociations avec Khartoum comme il l’avait fait avec Riyad autour du contentieux frontalier ou à recourir à l’arbitrage international, conformément aux chartes et instruments internationaux, compétent en la matière.

Deux jours plus tard, Le Caire s’empressait de rejeter la proposition faite par Khartoum de négociations directes ou d’arbitrage international autour de Halayeb et Chalatine. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Ahmad Abou Zeid s’est contenté d’une brève déclaration selon laquelle Halayeb et Chalatine sont des territoires égyptiens, sous souveraineté égyptienne. L’Égypte n’avait pas d’autre commentaire à faire sur le communiqué du ministère soudanais des affaires étrangères.

La conclusion qu’on peut en tirer est que Khartoum ne traite pas sérieusement le dossier de Halayeb par crainte de s’exposer à de nouveaux conflits, voire à l’ouverture d’un nouveau front si elle devait se montrer ferme. Le Soudan n’est pas en mesure d’en supporter les conséquences, à quelque niveau que ce soit. Il répugne à élever une forte protestation diplomatique dans la défense de ses droits sur le triangle de Halayeb, en raison d’une relation complexe avec l’Arabie saoudite, qui est récemment devenue une alliée précieuse. Il n’a pas convoqué l’ambassadeur saoudien pour protester officiellement contre l’accord frontalier, pas plus qu’il ne l’a fait pour l’ambassadeur d’Égypte. De la part d’un État qui n’a cessé de rappeler ses droits, établis par des documents historiques, un tel geste aurait pourtant été naturel ne fût-ce que pour garder la face, en réponse à l’offensive flagrante des deux autres pays sur la question de Halayeb.

Cependant, tous les signes montrent que le dossier ne restera pas entre les mains des deux diplomaties, surtout si l’on décode la déclaration de l’ex-ministre des affaires étrangères soudanais Mostafa Osman Ismail, lors d’une rencontre avec la presse le 27 mai, selon laquelle le président Hosni Moubarak avait autrefois proposé que Halayeb soit une zone d’intégration économique entre le Soudan et l’Égypte, idée qui avait toutefois été rejetée par l’armée égyptienne. Cela signifie que le dossier a bel et bien été transféré vers les autorités sécuritaires en Égypte, et que ce pays n’entend pas négocier par les moyens diplomatiques mis en avant, de guerre lasse, par le Soudan.

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