Idlib sous la férule de Jabhat Al-Nosra

À Idlib et dans cette région du nord-ouest de la Syrie, civils et militants subissent de plein fouet la radicalisation des règles imposées par Jabhat Al-Nosra sur leur quotidien. Depuis le début du conflit, le groupe salafiste affilié à Al-Qaida, composé essentiellement de Syriens, avait pourtant réussi à gagner le respect de la population, reconnaissante de sa combativité contre les forces du régime syrien.

Combattants de Jabhat Al-Nosra à Idleb.
Euronews (copie d’écran).

« Je pense qu’ils vont me tuer1. » Pour qui connaît Raed Farès et son optimisme inébranlable, cette confidence donne la mesure de la gravité de la situation qui prévaut à Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. Dans la nuit du 9 au 10 janvier 2016, six combattants de Jabhat Al-Nosra, groupe armé affilié à Al-Qaida, débarquent dans les locaux de Radio Fresh, à Kafranbel. Ils s’emparent de l’équipement de la station créée en octobre 2013, piétinent les drapeaux de la révolution syrienne qui s’y trouvent et arrêtent Raed Farès. Ce militant farouchement opposé au régime syrien et cofondateur de la radio est devenu célèbre en Syrie pour ses banderoles aux messages grinçants à l’adresse du régime, de l’organisation de l’État islamique (OEI) ou de la communauté internationale.

Si les tractations de Hadi Abdallah, un autre activiste réputé proche des islamistes, a permis sa libération in extremis, Raed Farès a néanmoins été contraint de faire un mea culpa public sur les réseaux sociaux. Plusieurs de ses actions avaient en effet excédé Jabhat Al-Nosra dernièrement. « Il ne veut plus qu’on diffuse de la musique à la radio et me reproche d’avoir bafoué la charia en diffusant des photos de tags qu’on a peints dans la ville en protestation contre sa campagne pour que les filles portent le niqab à partir de dix ans », résume-t-il. Depuis, le groupe est revenu le menacer à plusieurs reprises, lui promettant que tôt ou tard il paierait pour sa liberté de ton.

La mésaventure de Raed Farès est emblématique du changement de comportement de Jabhat Al-Nosra à Idlib. Frontalière de la Turquie, cette région dispose de zones libérées du régime syrien dès 2012. Les groupes armés, qui sont apparus au gré des soutiens extérieurs, se partagent leur contrôle. Jabhat Al-Nosra y est devenu rapidement un acteur majeur, ayant su gagner le respect des combattants des autres factions comme des civils. « Ils étaient très engagés dans les combats contre le régime, ne s’attaquaient pas à l’Armée syrienne libre (ASL) et n’interféraient pas dans la vie civile », résume Assem Zeidan, l’un des fondateurs du groupe « Violations de Jabhat Al-Nosra », créé en janvier 2015 et qui, comme son nom l’indique, répertorie les exactions commises par le groupe.

Deux avancées militaires majeures vont accompagner le changement d’attitude du groupe djihadiste. Premièrement, son influence sur le terrain s’accroît sensiblement à l’automne 2014, lorsqu’il s’empare des postes du Front révolutionnaire syrien (FRS), groupe rebelle modéré, dans le djebel Al-Zawiya, au sud d’Idlib. Puis, au printemps 2015, Jeish Al-Fatah (« l’armée de la conquête ») saisit les derniers bastions du régime dans la région. Les villes de Jisr Al-Choughour, Idlib et Ariha tombent au main de cette coalition. Créée avec la bénédiction de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie, elle réunit en son sein plusieurs groupes islamistes et salafistes : Jabhat Al-Nosra, Ahrar Al-Sham, Jound Al-Aqsa, Liwa Al-Haq, Jeish Al-Suna, Ajnad Al-Sham. Des groupes rebelles de l’ASL, non incorporés dans Jeish Al-Fath, participent aussi au combat.

Main basse sur l’administration

Une fois la situation stabilisée après la libération de ces trois villes, la situation change radicalement. Alors que le pouvoir d’attraction du groupe a longtemps reposé sur sa capacité à paraître désintéressé de ce qui se passait hors du champ de bataille, Jabhat Al-Nosra commence à s’immiscer dans le quotidien des civils. Beaucoup ont à présent le sentiment de découvrir son véritable visage. « Maintenant, on le perçoit comme l’ennemi du peuple et de la révolution », soutient Assem Zeidan. Le changement a été particulièrement frappant lors de la prise de la ville d’Idlib. « Quand elle a été libérée (au printemps 2015), nous avons été plusieurs acteurs de la société civile à aller rencontrer Jeish Al-Fatah pour amorcer le dialogue », se souvient un activiste d’Idlib voulant rester anonyme. Le but : proposer aux différentes factions de la coalition la création d’un comité de huit activistes influents de la région d’Idlib qui seraient en charge d’organiser l’administration de la ville, comme cela est le cas dans celles contrôlées par l’ASL. Les factions armées, elles, s’engageraient à de pas interférer dans leur travail. « Elles ont catégoriquement refusé notre proposition », affirme l’activiste.

La ville, qui était jusqu’alors sous contrôle du régime syrien, subit un véritable nettoyage. « Des combattants ont tué des civils, par exemple des professeurs ou des médecins, car pour eux, appartenir à une administration faisait d’eux des alliés du régime syrien », témoigne Alia2, une jeune femme qui a quitté Idlib il y a quatre mois et habite désormais en Turquie. Jabhat Al-Nosra et Ahrar Al-Sham, groupe salafiste dont l’idéologie est très proche, se partagent désormais le contrôle de la ville et de la majorité du territoire de la région d’Idlib. Les hôpitaux, écoles, tribunaux et divers services sont désormais sous leur coupe. Le harcèlement des habitants pour que les magasins restent fermés à l’heure de la prière et l’interdiction de la cigarette font désormais partie du quotidien. « Les habitants ont extrêmement peur de Jabhat Al-Nosra car toute personne connue pour être opposée à leurs idées est considérée comme mécréante », poursuit-elle.

Chasse aux « mécréants »

Les femmes n’échappent pas à cette surveillance de tous les instants. « Jabhat Al-Nosra m’a arrêtée car je ne portais pas d’abaya », dénonce Alia. « J’ai été convoquée au tribunal et on m’a dit que si ça se reproduisait, on me frapperait ». Des règles similaires avaient déjà été imposées dans d’autres zones d’Idlib, passées sous contrôle de Jabhat Al-Nosra plus tôt. « Avant, chaque ville était dirigée par un conseil local et avait un tribunal. En fonction du groupe armé qui la contrôlait, une influence se faisait sentir, mais on pouvait dire qu’il n’y avait pas de réelle intrusion dans la vie civile », décrit l’activiste d’Idlib. Une situation qui a pris fin avec l’arrivée de Jabhat Al-Nosra, qui s’empare des tribunaux des zones qu’il contrôle. Originaire du village de Kneda, à l’extrémité ouest de la région d’Idlib, dans le djebel Al-Lattakia, Eshraq a vu la pression mise par le groupe sur le village dès 2013. « On a reçu des tracts pour que les femmes portent le niqab et une abaya », dit-elle. « Si la femme n’obéit pas, son mari ou son père est convoqué au tribunal et se fait menacer ». Selon cette jeune femme, personne cependant dans le village n’a vu les menaces mises à exécution.

L’éducation est aussi l’un des secteurs sur lesquels le groupe a mis la main. Finis les cours d’histoire et de philosophie. « Jabhat Al-Nosra nous a dit que l’histoire enseignée était fausse, et que la philosophie est pour les mécréants », atteste Eshraq. À la place, ces enseignements ont été remplacés par des cours de religion enseignant la charia et la vie de Mohammed. Le groupe a ensuite invité les étudiants à se rendre à la mosquée durant l’été. « Rien n’était obligatoire, certains y sont allés d’eux-même car il y avait des récompenses à la clé, des paniers repas par exemple », déplore Eshraq. « Certains parents ne se rendent pas compte des conséquences que les leçons coraniques prodiguées par Jabhat Al-Nosra ont sur leurs enfants ». Il est ainsi indéniable que Jabhat Al-Nosra, malgré son comportement, se forge une base populaire. Ahmad3 en fait partie. Habitant d’Idlib et ancien combattant de la brigade des Boucliers des conquérants, rattachée à l’ASL, il est satisfait de la manière dont la ville est administrée par Jabhat Al-Nosra. « Grâce à eux j’ai pu revenir vivre à Idlib alors que j’avais dû la fuir quand elle était encore sous contrôle du régime ; aujourd’hui je me sens en sécurité ici », dit-il. « Ceux qui pensent que Jabhat Al-Nosra se comporte mal n’ont pas compris son message et se trompent, ils ne font rien de mal ».

Dans ce contexte, difficile pour les acteurs de la société civile d’exercer un contre-pouvoir. « C’est surtout très compliqué à Idlib car la ville était encore aux mains du régime avant que Jeish Al-Fatah ne la prenne, on n’y a donc pas le même ancrage que dans d’autres villes, comme à Saraqeb ou Maarat Al-Noumam, qui sont libérées depuis plusieurs années », détaille le militant de la région d’Idlib qui souhaite rester anonyme. Pourtant, où qu’ils se trouvent, les activistes ne sont pas à l’abri des représailles de Jabhat Al-Nosra. « Il y a beaucoup de personnes influentes qui se sont fait arrêter ou tuer parce qu’ils les avaient critiqués ouvertement », assure Assem Zeidan, du groupe « Violations de Jabhat Al-Nosra ». C’est ainsi le cas de Moustafa Hammoud Zariq, chef de police dans le village de Maarat Harma, abattu en allant prendre son service en février dernier, ou encore de Amar Abdou, emprisonné depuis six mois pour avoir publié des écrits contre Jabhat Al-Nosra.

Pour continuer à travailler, les acteurs de la société civile, très dynamiques dans la région d’Idlib, jouent les équilibristes. « Comme on aide les civils dans notre centre et que nos actions ne sont pas politiques, ils nous laissent tranquilles pour le moment », pense Khaldoun, membre du projet Caravane qui organise des activités pour les enfants, du soutien psychologique et des formations sur la santé et l’hygiène pour les femmes. « On essaye de préserver la satisfaction et le soutien des parents, c’est notre meilleure protection car on sait qu’à n’importe quel moment, Jabhat Al-Nosra peut venir nous dire d’arrêter ».Selon lui, la pression qu’exercent les djihadistes sur la population va finir par desservir le groupe, qui ne peut se passer de la société civile. « On aide beaucoup les civils et Jabhat Al-Nosra n’a pas cette expérience ».

Un avantage militaire indéniable

Le rapport de force sur le terrain est en tout cas à l’avantage de Jabhat Al-Nosra, même si certaines portions de la région d’Idlib sont contrôlées par d’autres groupes. « Ils peuvent aller dans n’importe quel village pour y faire ce qu’ils veulent, ce sont les plus forts sur le terrain », regrette Raed Farès. « Quand je me suis fait arrêter, l’ASL, qui contrôle la région de Kafranbel, ne s’est pas opposée à Jabhat Al-Nosra et n’a même pas publié de communiqué pour me soutenir alors qu’elle le faisait dans le passé ». Par réalisme sans doute, et aussi par pragmatisme, comme l’explique un chef de bataillon antichar de la brigade Forqa Al-Chamalia, rattachée à l’ASL : « Le régime syrien et les Russes essayent de reprendre les zones libérées. Après Alep on s’attend à ce qu’ils attaquent Idlib, on doit donc mettre de côté nos divergences pour ne pas affaiblir notre lutte ». Depuis le 4 février, l’armée régulière a en effet effectué une avancée fulgurante au nord d’Alep. La région d’Idlib, elle, est sous le feu constant de l’aviation russe depuis octobre.

Le discours du groupe salafiste Ahrar Al-Sham n’est pas très différent. « On a eu des dissensions avec Jabhat Al-Nosra, mais depuis l’intervention russe on évoque une éventuelle fusion de nos deux forces », annonce Hossam Salama, l’un des leaders d’Ahrar Al-Sham dans la région d’Idlib. Jusqu’à présent, ajoute-t-il, l’affiliation de Jabhat Al-Nosra à Al-Qaida était la question la plus problématique. S’il soutient l’établissement d’un régime islamiste, Ahrar Al-Sham n’a en effet pas d’aspirations transnationales, contrairement à Al-Qaida.

En plus de cette différence fondamentale entre les deux groupes existe également une rivalité territoriale, qui s’est traduite ces derniers mois par des affrontements. Peu après la libération des derniers bastions du régime dans la région, Jabhat Al-Nosra avait en effet essayé de s’emparer de certains tribunaux contrôlés par Ahrar Al-Sham. Il faudra attendre le bilan de la nouvelle bataille d’Alep pour savoir si les deux groupes sauront réellement mettre leurs différends de côté pour faire face aux conséquences qu’elle risque d’entraîner sur la région d’Idlib. Les libertés des civils resteront de toute évidence au second plan.

1En raison de la dangerosité de la zone, en particulier du risque d’enlèvement, tous les entretiens utilisés dans cet article ont été réalisés par téléphone ou par Skype.

2Prénom modifié à la demande de l’intéressée.

3Idem.

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