Moscou s’interroge sur le retrait américain de Syrie

Le retrait annoncé des 2 000 soldats américains présents en Syrie a été accueilli à Moscou positivement, mais avec un certain scepticisme. Et les responsables russes s’interrogent sur les étapes suivantes de la crise syrienne et aussi sur sa place dans leurs relations avec les Etats-Unis.

20 décembre 2018. — Conférence de presse annuelle de Vladimir Poutine au Kremlin.
kremlin.ru

Si les États-Unis « ont choisi de retirer leurs troupes, c’est la bonne décision ». Voilà ce que déclarait Vladimir Poutine le 20 décembre 2018 à l’occasion de sa grande conférence de presse annuelle. À vrai dire, ces mots viennent conclure un propos du chef de l’État russe soulignant que l’armée américaine n’avait aucune base légale pour justifier sa présence en Syrie, ni résolution des Nations unies ni invitation des autorités légitimes syriennes. Mais au-delà de cet argument « juridique », dont le maître du Kremlin ne s’était pas embarrassé pour les interventions russes en Géorgie (2008) ni en Ukraine (2014), la phrase de Poutine révèle d’autres dimensions en creux : doute quant à la réalité du retrait américain — confirmé par Donald Trump, qui ajoutait quelques jours plus tard qu’il sera « progressif » —, réalités du terrain qui montrent que ce n’est pas forcément qu’une bonne nouvelle, ou encore que la Russie perd du coup un prétexte pour négocier avec les États-Unis, alors que cette volonté était au cœur de la décision de s’engager en Syrie en 2015.

Éviter une guerre pour « l’héritage américain »

Vue de Moscou, l’annonce du 23 décembre de Donald Trump de retirer les 2 000 soldats américains de Syrie n’est donc pas perçue en noir et blanc. Mais, rappelle Max Souchkov, responsable de la page « Russie/Moyen-Orient » d’Al-Monitor, « Moscou plaidait depuis longtemps pour le départ américain. La Russie a souvent été irritée par les critiques de Washington, que ce soit au sujet des discussions d’Astana avec les Turcs et les Iraniens, des tentatives de saboter ses diverses initiatives ou par le fait que nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde quant à la façon de lutter contre le terrorisme ». En outre, la décision de Trump va en théorie dans le sens voulu par le Kremlin : « Ses prétentions à s’attribuer la victoire deviennent encore plus crédibles et l’intégrité du régime de Bachar Al-Assad plus probable à l’avenir. Moscou se retrouve maintenant véritablement au centre des négociations pour un règlement politique du conflit », relève Vladimir Frolov, spécialiste de la politique étrangère de la Russie.

Dans l’immédiat, avant même de poursuivre le dialogue politique au centre duquel Moscou place la rédaction d’une nouvelle Constitution pour la République arabe syrienne, « Moscou est obligé de manœuvrer entre Damas et Ankara pour empêcher l’émergence d’une “guerre pour l’héritage américain”. Le retrait des Américains comporte de nombreux nouveaux risques pour la Russie », prévient Kirill Semenov, directeur du Centre de recherche sur l’islam de l’Institut du développement de l’innovation, à Moscou. Risques d’autant plus élevés que désormais, « les Russes ne pourront plus s’appuyer sur les Américains pour contenir tant le régime d’Assad que les Iraniens. Ce qui fait, par exemple, qu’il va falloir aussi gérer les choses afin d’éviter un affrontement direct entre Iraniens et Israéliens en Syrie », note Frolov.

Gérer la question kurde

Manœuvrer entre Damas et Ankara, c’est d’abord gérer la question kurde, notamment au nord-est de la Syrie, à l’est de l’Euphrate où les Américains soutiennent les Unités kurdes de protection du peuple (YPG). « C’est délicat pour Moscou parce qu’il faut prendre en compte les intérêts souvent contradictoires de Damas et d’Ankara. Avec la Turquie, la volonté de s’écouter est bel et bien là : Ankara accepte de discuter de la transition politique syrienne selon les termes définis par la Russie, tandis que Moscou prend en compte les impératifs sécuritaires turcs », insiste Semenov.

Moins d’une semaine après l’annonce du retrait américain, une délégation turque de haut niveau se rendait à Moscou, notamment pour obtenir des homologues russes l’autorisation d’utiliser l’espace aérien syrien (afin de contenir les forces kurdes à la frontière turque). Sans que l’on sache encore si quelque chose y a été décidé, on peut noter que « lors de la réunion du 29 décembre, Russes et Turcs ont fait montre de bonne volonté l’un envers l’autre, la Russie pour ce qui est de la question kurde telle que la comprennent les Turcs, ces derniers pour ce qui est de l’intégrité territoriale de la Syrie et du maintien d’Assad à la tête du pays, pour le moment du moins », observe Max Souchkov.

« La Turquie cherche à agir selon un schéma basé sur l’expérience de ses opérations militaires en Syrie : Bouclier de l’Euphrate et Rameau d’olivier. Mais la situation est autre cette fois en ce sens que les Forces démocratiques syriennes, dans lesquelles les YPG jouent le rôle principal, n’ont jamais prôné le renversement d’Assad. Cela donne à Moscou de l’espace pour négocier. La Russie continue d’insister pour que les Kurdes prennent leur part au processus politique. Une nouvelle étape dans les relations entre Damas et les Kurdes, qui a débuté après l’annonce du retrait américain, ouvre la voie à une résolution du problème kurde avec Damas, sans que cela se fasse au détriment de la Turquie », explique Amour Gadjiev, spécialiste de la Turquie à l’Institut d’études orientales de Moscou. Cependant, la solution acceptable pour chaque partie est loin d’être trouvée.

« Il y a beaucoup de théories à ce sujet à Moscou. L’une d’elles est que les YPG pourraient accepter un quiproquo dans le genre de celui d’Idlib, à savoir que la Turquie laisserait Damas reprendre le contrôle sur le nord-est syrien en échange de concessions qu’elle dicterait concernant les YPG. C’est éminemment complexe, mais il y a de quoi trouver un terrain d’entente », estime Max Souhkov. Amour Gadjiev se veut optimiste : « Moscou a toujours été déterminée dans ce conflit à s’opposer aux projets séparatistes d’acteurs internes et externes. Cela a de quoi rassurer la Turquie. Et cette dernière, selon ce que j’entends à Moscou, comprend qu’on ne peut ignorer la réalité démographique du nord-est de la Syrie. Ce qui inquiète Ankara, ce ne sont pas les Kurdes en tant que tels, mais les détachements militarisés d’autodéfense populaire. Avec un certain retour de Damas dans cette zone, ses inquiétudes diminuent. »

Présence-absence de Washington

Le retrait américain de Syrie ouvre aussi des questions concernant les autres acteurs du conflit. « Ce retrait fait que les dernières poches du groupe État islamique ne pourront être éliminées que par les Iraniens et les Russes, Damas n’étant pas en mesure de le faire. Téhéran pourrait donc encore gagner en influence », spécule Frolov. « Les États-Unis seront peut-être moins absents qu’on ne le dit. Ils essaieront de rester dans le jeu via l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. Ces pays pourraient être les garants de la préservation d’une certaine autonomie des Forces démocratiques syriennes, une fois que les territoires qu’ils contrôlent seront passés sous le contrôle de Damas. On peut d’autant le penser que ce sera pour l’administration Trump un moyen de contrer les forces iraniennes chiites », ajoute Kirill Semenov.

Le retrait américain est donc autant une chance qu’un risque pour Moscou. Peut-être était-ce le seul moyen d’apparaître à la fin des fins comme l’artisan clé de la paix en Syrie. Mais le chemin sera encore long avant de parvenir à un règlement politique digne de ce nom, le pari du maintien d’Assad au pouvoir semblant encore un obstacle pour ce faire, comme l’admettent en off bien des commentateurs informés à Moscou.

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