Irak : ce que pensent vraiment les habitants assiégés de Fallouja

Pris en étau entre l’OEI et les milices chiites · Alors que l’assaut pour reprendre la ville de Fallouja à l’organisation de l’État islamique (OEI) a été lancé, l’incapacité à trouver une solution politique à la crise irakienne persiste. Que proposeront les acteurs de cette bataille une fois les bastions de l’OEI « libérés » ?

Forces irakiennes près de Fallouja.
Euronews (copie d’écran), ca 23 mai 2016.

« Nous allons reprendre Fallouja. Le drapeau irakien sera hissé et flottera haut au-dessus des terres de Fallouja », a déclaré le premier ministre irakien Haidar Al-Abadi. Cette annonce tombe à pic pour détourner le regard des réalités en cours : le délitement de l’autorité irakienne à Bagdad, la perpétuelle corruption, la cristallisation d’un système politique défaillant. Pour assurer sa longévité, le gouvernement d’Al-Abadi est désormais suspendu à la campagne militaire contre l’Organisation de l’État islamique (OEI). Mais pour combien de temps ? En supposant un succès militaire à Fallouja, ce qui est loin d’être gagné, à quoi peuvent s’attendre ses habitants ? Au vu des acteurs impliqués sur le terrain, dont la très controversée milice populaire Hached Al-Chaabi (Mobilisation du peuple), majoritairement composée de chiites, un retour au statu quo précédant l’arrivée de l’OEI serait inacceptable pour la majorité des Falloujis. Le message a d’ailleurs été envoyé par la très symbolique présence du mystérieux général iranien Qassem Soleimani à Garma, une bourgade avoisinant Fallouja. Sur les murs, des slogans provocateurs inscrits par les miliciens du Hached Al-Chaabi : « Merci à l’Iran ». Tout ce que redoutent les habitants de Fallouja. Alors leur a-t-on posé la question ? Non. Pourtant, la grande majorité ne sont ni pour l’OEI ni pour les milices populaires. Pris en étau, certains sont restés à Fallouja, d’autres se sont exilés en attendant un changement de situation. Ils ont accepté de nous parler.

Le docteur Ahmed S. veut rester anonyme. Il était chirurgien à l’hôpital de Fallouja lorsque les membres de l’OEI ont petit à petit imposé leur diktat sur la ville. Il vit désormais à Anah, petite ville située entre Al-Qaïm et Haditha dans le département d’Al-Anbar. « Tout le monde pense que Daesh a été accueilli à Fallouja les bras ouverts. C’est complètement faux. Lorsque l’armée irakienne s’est retirée, ils sont entrés discrètement et ont joué sur les peurs et les griefs de la population. Nous n’avons même pas eu le temps de réfléchir à notre avenir qu’ils se sont assez rapidement imposés à nous de l’intérieur. Un matin, nous nous sommes réveillés avec les drapeaux noirs autour de nous », explique le docteur. Et d’ajouter : « après le départ de Daesh, nous ne voulons pas le retour des hommes politiques qui étaient en poste au gouvernorat d’Al-Anbar. Les partis politiques classiques ne seront plus acceptés par la quasi-totalité des habitants. Nous souhaitons choisir nous-mêmes nos représentants. Des personnalités indépendantes hautement diplômées et qualifiées ».

Abou Jassem ne veut pas non plus voir les précédents responsables politiques revenir. Encore moins des leaders de tribus tels Ahmed Abou Richa ou Ali Hatem Suleiman, les figures les plus connues des milices tribales Sahwa (Réveil) ayant combattu Al-Qaida en Irak avec l’aide des Américains. Deux ans après l’arrivée de l’OEI, Abou Jassem, ingénieur, est resté dans la ville. Il a vu le changement de ses propres yeux, l’a enduré au détriment de ses opinions politiques. Il a changé d’avis sur l’avenir de sa ville natale. Lui qui était un fervent opposant à l’autonomie d’Al-Anbar, qui optait pour un discours d’unité nationale, a déchanté. « Après plus de trente mois de misère, je pense qu’il serait préférable que nous soyons gouvernés par nous-mêmes, nous ne pouvons pas compter sur le gouvernement de Bagdad, c’est terminé. Je rejette le confessionnalisme, mais je dois accepter la réalité. Et je peux vous confirmer que tous ceux que je connais ici pensent comme moi ».

Un projet politique sunnite

Comme le docteur Ahmed S., Abou Jassem faisait partie des « sunnites participants », ceux qui avaient accepté de prendre part au processus politique mis en place à Bagdad. La chronologie des évènements depuis 2003 l’a écarté du projet national auquel il croyait. Pour lui comme pour beaucoup de ses concitoyens, l’année 2010 a été un tournant. « Comment comprendre la situation que nous connaissons sans nous remémorer l’élection de 2010 ? », s’étonne-t-il. À l’époque, les « sunnites participants » avaient placé leur dernier espoir en la personne de Ayad Allaoui, pourtant chiite, laïc et ancien premier ministre, responsable avec les Américains des deux batailles contre Fallouja en 2004. Le ralliement sunnite autour d’Allaoui était le dernier recours, l’ultime revirement tactique. Cependant les réflexes identitaires, devenus structurels, avaient pris le dessus à Bagdad, écrasant de fait les derniers espoirs des habitants de Fallouja et de l’ensemble de la population sunnite. Si un territoire peut être reconquis au prix de la guerre, comment reconquérir la population ? Et que lui proposer ?

Pour le cheikh Khamis Khanjar, « il est déjà trop tard. La population sunnite ne soutiendra plus aucun gouvernement si le système politique à Bagdad ne change pas de manière radicale », prévient-il. Lorsque le richissime homme d’affaires, originaire de Fallouja, descend l’escalier en colimaçon de sa luxueuse villa à Dubaï, il s’arrête devant une fresque murale montrant la capitale irakienne prospère des années 1970, « notre seule référence nationale heureuse », sourit-il. Le costume taillé sur mesure, l’homme qui nous reçoit a conservé la coutume de l’accueil tribal. « Je suis un Douleïmi », lance-t-il, faisant référence à la grande tribu de l’ouest irakien dont la générosité et le sens bédouin de l’accueil sont proverbiaux. Toutefois son sourire s’efface à l’évocation de deux mots : « État islamique ». L’homme d’affaires, d’ordinaire si virulent à l’encontre de l’influence iranienne en Irak, use de la même fermeté à l’égard des membres de l’OEI. « Je ne suis pas anti-chiite. Je suis contre le sectarisme politique et confessionnel qu’il soit chiite, sunnite ou autre. Je suis pour tous les patriotes ». Selon lui, les douze dernières années de lutte contre l’influence iranienne à Bagdad ont été couronnées par l’arrivée de l’OEI. « L’État islamique est la conséquence de la politique sectaire encouragée par l’Iran. Il sera impossible de régler la question de l’État islamique sans trouver une solution à la crise du gouvernement irakien. Les deux sont les deux faces d’une même pièce », détaille-t-il. En substance, le destin de Bagdad se joue à Fallouja et à Mossoul. « Et cela fonctionne dans l’autre sens, ajoute le cheikh, « il n’y a pas d’avenir national ni fédéral dans le département d’Al-Anbar si le gouvernement central n’obtempère pas et ne redistribue pas les richesses ».

Aussi idéaliste soit-il, ou attentiste selon ses détracteurs, le cheikh Khamis Khanjar a un projet politique. Régulièrement, il fait du lobbying auprès des Américains, des Saoudiens et d’autres pays de la région pour présenter son programme. Il vient de créer « Le projet arabe en Irak », un conglomérat de leaders sunnites dont l’ancien ministre irakien des finances Rafeh Al-Issawi, écarté par l’ex-premier ministre Nouri Al-Maliki. Un bureau officiel a même ouvert ses portes à Washington. Son but est de faire connaître une autre option pour les sunnites. « Nous voulons représenter ceux qui ne veulent pas être opprimés par Daesh ni par les milices chiites adoubées par le gouvernement de Bagdad », avance-t-il. Cette fois-ci, il fera sans le gouvernement irakien. « À chaque fois que nous avons accepté de nous asseoir à la table des politiques, on nous a retourné la chaise », lance-t-il. Selon lui, les sunnites se posent toujours la question aujourd’hui. Font-ils partie de l’Irak ? « Si la réponse est oui, un vrai partenariat doit être envisagé. Pour l’instant, ce n’est pas le cas ».

Ce projet sera-t-il accepté par la population de Fallouja, de Ramadi et de Mossoul une fois ces villes récupérées ? Le docteur S., comme beaucoup d’autres, n’en a pas encore entendu parler. Mais il souhaite des élections locales, et si possible être gouverné par des « techniciens ». En attendant, le cheikh veut passer à l’offensive. Il affirme financer des milliers de combattants sunnites stationnés près de Mossoul. Ils n’attendraient que l’assaut contre le bastion irakien de l’OEI pour s’engager dans le combat. « Pour nous l’argent n’est pas le problème. Nous avons juste besoin d’un soutien militaire et politique pour s’assurer que Mossoul, Fallouja et Ramadi ne retombent pas entre les mains des milices iraniennes », affirme-t-il. Un soutien loin d’être acquis. Pour l’instant, l’administration américaine a choisi de soutenir l’armée irakienne, bien qu’elle-même soit appuyée par les milices chiites liées à l’Iran. Une collaboration paradoxale, très mal perçue par la population sunnite qui, encore une fois, est isolée, écartée des prises de décision concernant son avenir.

« Quand les armes parlent, les lois se taisent »

L’autre point important — probablement le plus sensible pour une éventuelle sortie de crise — est le sort de tous ceux qui, de près ou de loin, ont collaboré avec l’OEI. Le cheikh Khamis Khanjar ne prend pas de risque : « Tout dépend de la nature de cette collaboration. Je pense que les partisans idéologiques sont ceux à arrêter. Ils sont peu nombreux. La majorité des Irakiens qui ont pris les armes aux côtés de l’État islamique sont ceux qui étaient rejetés par le gouvernement de Bagdad. Nous les réinsèrerons dans la société au cas par cas ». Le cheikh et beaucoup d’autres leaders sunnites devront avoir le courage d’affronter les plus grands défis posés à l’Irak. L’OEI n’est que le résultat de ce fossé toujours plus grand entre les Irakiens inclus et exclus du système politique actuel. En finir militairement avec le groupe ne résoudra en rien la situation présente si un projet alternatif n’est pas proposé.

Or, dix ans après l’apparition de l’« État islamique d’Irak », ne serait-il pas temps de poser la question dans les bons termes ? Depuis la prise de Mossoul par les partisans d’Abou Bakr Al-Baghdadi, les responsables politiques d’Orient et d’Occident usent de la même rhétorique guerrière que celle des communiqués bien ficelés de l’organisation djihadiste. Un manque de compréhension du problème dont les premières victimes sont les populations civiles. Encore une fois, l’option militaire, au lieu de rester l’ultime recours, est la seule réponse apportée dans cette absence absolue de vision sociale et politique. Des projets politiques existent pourtant. Mais quand les armes parlent, les lois se taisent.

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