Iran 1979. Une révolution qui a ébranlé le monde

La chute du régime impérial de Mohammad Reza Chah Pahlavi en février 1979 fut longtemps considérée comme un accident. Dans le contexte de la guerre froide, le nouveau « régime islamique » aurait été une « erreur », hypermédiatisée par sa dimension religieuse. Quarante ans plus tard, la République islamique d’Iran est toujours là, et il faut se rendre à l’évidence : la révolution iranienne de 1979 fut une rupture profonde dans l’histoire des Iraniens, mais aussi dans le monde islamique et dans les relations internationales.

19 janvier 1979. — Manifestation de force en faveur de la République islamique sur la place Shayad à Téhéran.
AP/Aristotle Saris

En se remémorant l’enchainement des faits, on prend la mesure de la profondeur complexe d’une révolution qui ne se résume pas à l’arrivée au pouvoir d’un ayatollah. Ce fut une vraie révolution, avec son cortège de morts, de crimes, d’injustice, de trahisons, mais aussi d’illusions, d’espoirs et l’émergence de nouveaux acteurs politiques que l’on n’attendait pas. La Savak, la CIA et le Mossad craignaient une révolution communiste, mais ce fut avant l’heure la première révolution de l’ère post-soviétique.

Tout a commencé par des poèmes

L’accession à la présidence des Etats-Unis en 1977 de Jimmy Carter, qui prônait le respect des droits humains fut déterminante pour libérer la parole. Le chah fut contraint de se montrer bon élève et de ne plus censurer ni emprisonner systématiquement les écrivains et les intellectuels libéraux ou de gauche. Le premier à oser parler haut et fort fut l’essayiste Hadj Seyyed Djavadi qui publia en mars 1977 une lettre ouverte au chah, demandant respectueusement plus de liberté. Il ne fut pas embastillé, ce qui déclencha dans tout le pays un printemps de liberté prudente, mais contagieuse.

Comme toujours en Iran, rien n’est possible si on ne peut pas l’exprimer par un poème. Dans sa jeunesse, le futur ayatollah Ruhollah Khomeiny publia d’ailleurs des poèmes en persan. C’est ainsi que l’Institut Goethe, le centre culturel allemand de Téhéran, organisa des soirées de poésies animées notamment par des auteurs « libéraux » comme Gholam Hossein Saedi ou proches du parti communiste Toudeh comme le poète Ahmad Shamlou, tous membres de l’Association des écrivains iraniens (kanun-e nevisandegân), alors interdite, mais active. Plusieurs centaines d’auditeurs le premier soir, des milliers les soirs suivants. La police, débordée n’osa pas réprimer. L’opposition au régime impérial a ainsi commencé par des poèmes, comme jadis Hafez de Chiraz s’était opposé aux Mongols. Quelques jours plus tard, le chah en visite officielle à Washington était violemment chahuté à l’initiative de la Confédération des étudiants iraniens. La dynamique de contestation politique directe était lancée, dominée par la « gauche », laïque, nationaliste et anti-impérialiste.

Ce fut « le printemps de Téhéran ». Tous les libraires, associations professionnelles, partis politiques plus ou moins interdits étalèrent sur les trottoirs les ouvrages de toute nature, censurés, mais conservés. Une gigantesque foire au livre dans le centre de Téhéran. L’hebdomadaire Ketâb-e jomeh (le livre du vendredi) fut le symbole emblématique et éphémère de cette époque où tous les espoirs de liberté semblaient permis, avec le soutien — au moins tacite — du tout-puissant parrain américain.

L’islam chiite rejoint la contestation

Le clergé chiite iranien a une longue expérience de contestation politique. Dans les années qui ont suivi la « Révolution blanche » octroyée en 1962 par le chah (réforme agraire, vote des femmes, instruction publique…) et l’expulsion vers l’Irak en 1963 du jeune ayatollah Khomeiny qui s’y était opposé, les jeunes militants religieux ou laïques cherchant à associer islam, identité iranienne et monde contemporain étaient de plus en plus nombreux et actifs.

La contestation idéologique était jusqu’alors dominée par les « libéraux religieux » du Mouvement de libération de l’Iran de Mehdi Bazargan, qui s’inscrivait alors dans la critique nationaliste et islamique du plagiat de la culture occidentale portée par l’essayiste Jalal Ahl-e Ahmad, auteur très populaire du pamphlet « Gharbzadegi » (La maladie de l’Occident). Dans les milieux religieux, la violence des Fedayan-e eslam, proches des idées des Frères musulmans, mais sans relations institutionnelles avec eux, fut alors dépassée par une dynamique intellectuelle qui a touché au plus profond une société toujours très intégrée à la culture chiite nationale.

Au début des années 1970, la jeunesse iranienne, qui fréquentait désormais en nombre les universités fut enthousiasmée par les conférences d’Ali Shariati (1933-1977) à l’hosseynieh (centre religieux) Ershad de Téhéran. Ce jeune philosophe formé en France fut sans conteste l’artisan le plus efficace des changements de mentalité qui ont abouti au succès populaire de la révolution de 1979. Dans ses nombreux livres et brillants discours, il promouvait l’idée d’un islam chiite acteur et non simple contestataire du changement social et politique. Shariati s’inspirait des intellectuels de gauche et les leaders des mouvements de libération nationale qu’il avait fréquentés à Paris dans les années 1960. Malgré la censure, cet « islam de gauche » pacifique, social, libéral et même anticlérical a connu un succès dans tout le pays. Au début de la révolution, les portraits du « docteur » Shariati, décédé en exil de façon suspecte, étaient d’ailleurs plus nombreux que ceux de Khomeiny.

Tous les leaders de la future République islamique ont baigné dans cette effervescence intellectuelle où l’on cherchait à dépasser le discours conservateur des nationalistes et laïques du Front national, la modération du Mouvement de libération de l’Iran, le quiétisme traditionaliste de l’immense majorité du clergé chiite, et la violence des groupes révolutionnaires marxistes.

Pour la CIA, le Mossad et la Savak, l’activisme des groupes révolutionnaires marxistes (Fedayins du peuple, Moudjahedines du peuple), sans base populaire, présentait un danger réel, mais moindre que la capacité de mobilisation du clergé chiite influencée par Ali Shariati, ou par l’ayatollah Khomeiny exilé en Irak. Ce dernier semblait se rapprocher non plus des libéraux nationalistes, mais des « forces de gauche » et anti-impérialistes. Ce nouvel islam politique restait analysé comme une menace qui ne pouvait profiter qu’à l’Union soviétique. Le chah décida donc de s’attaquer directement à l’ayatollah Khomeiny, dans un article insultant publié le 7 janvier 1978 par son ministre de l’information. Erreur fatale : on ne peut pas traiter ainsi un dignitaire religieux. Ce fut le début de la révolte du clergé chiite avec ses milliers de mollahs, ses réseaux, ses mosquées, ses moyens financiers, son emprise morale et culturelle sur l’immense majorité de la population. Une première révolte fut réprimée dans le sang à Qom le 18 février 1978. S’ensuivirent tous les quarante jours, selon la tradition chiite du deuil, de nouvelles émeutes violemment réprimées par l’armée à Tabriz, Yazd, Téhéran, Ispahan.

L’incendie du cinéma Rex d’Abadan (19 aout 1978, 420 morts) imputé à la Savak, échauffa encore plus les esprits alors que commençait le mois de ramadan. Chacun pouvait s’identifier avec les combats et le martyre de l’imam Hussein, dont l’histoire est ancrée dans la culture populaire iranienne. Le gouvernement du chah était totalement dépassé. Il prit quelques mesures libérales, libéra des prisonniers politiques, mais l’armée était partout dans les rues.

La foule prend la rue

La révolte devint révolution le 4 septembre 1978, jour d’Eid-e Fetr, la fin du ramadan. Sous la direction de l’ayatollah Mahmoud Taleghani, le très populaire imam du vendredi de la capitale, une foule immense et pacifique défila du nord au centre de Téhéran. Les soldats qui avaient renoncé à tirer sur la foule furent couverts de glaïeuls. Le chah fit le choix de la répression. Il proclama la loi martiale dans onze villes, et le lendemain matin, vendredi 8 septembre, place Jaleh à Téhéran, l’armée ouvrit le feu sur la foule. Ce fut le « vendredi noir ». Quelques jours plus tard, un tremblement de terre détruisait la ville de Tabas. Signe de la colère des dieux.

Plus rien de va. Tout le pays manifeste et se met en grève : raffineries, grandes usines, bazar, écoles, université, radio, télévision, fonctionnaires, tandis que depuis son exil à Nadjaf, l’ayatollah Khomeiny, désormais en contact permanent avec la hiérarchie religieuse de Qom appelle à la destitution du chah.

À la demande du chah, le gouvernement irakien expulse le dignitaire religieux qui s’installe le 6 octobre 1978 en France, à Neauphle- le-Château, devenue immédiatement la capitale de la contestation iranienne. Du monde entier, les opposants au régime impérial, islamistes, gauchistes, marxistes, libéraux, nationalistes, aventuriers, tous reconnaissent l’ayatollah Khomeiny comme un leader providentiel capable de conduire le consensus révolutionnaire avec toutes ses contradictions.

La médiatisation de cette « République de Neauphle » est unique dans l’histoire. Des centaines de journalistes couvrent en direct cette situation dramatique et spectaculaire. La BBC en persan, écoutée sur ondes moyennes, tient informés tous les Iraniens. Le réseau des religieux permet la diffusion clandestine des discours de Rouhollah Khomeiny enregistrés sur des milliers de mini-cassettes audio — le top de la modernité à cette époque.

Mais c’est en Iran que s’impose le nouveau rapport de force. Les incidents et les morts sont quotidiens, mais le gouvernement ne contrôle plus rien. Le 5 novembre le centre de Téhéran est livré aux émeutiers. Banques et débits de boisson alcoolisée sont saccagés. Le chah fait alors une nouvelle tentative d’ouverture. Il nomme le général Gholam Reza Azhari premier ministre, libère la plupart des leaders politiques, engage des négociations, fait arrêter de hautes personnalités, dont l’ancien premier ministre Abbas Hoveyda. En vain.

Le 2 décembre commence le mois de deuil de moharram. La loi martiale et le couvre-feu interdisent les manifestations, mais à l’appel de Khomeiny, des millions d’Iraniens, marxistes, libéraux, anonymes, ou religieux, dans toutes les villes et villages d’Iran, montent sur les terrasses à la nuit tombée et crient « Allah-o akbar ». Impressionnant et irréversible.

Le tournant de la Révolution iranienne eut lieu les 10 et 11 décembre 1978, jours de Tasu’a et Achoura, célébrant le martyre de l’imam Hussein. Une foule de plusieurs millions de personnes, probablement la plus grande mobilisation populaire de l’histoire, manifesta dans les grandes avenues de toutes les villes. À Téhéran, les chars et l’armée s’étaient retirés. Sous la direction des ayatollahs Taleghani (de Téhéran) et Shariat Madari (de Qom), et de Karim Sandjabi (du Mouvement de libération de l’Iran), mais aussi de l’ayatollah Mohammad Beheshti qui représentait Khomeiny à Téhéran, la foule innombrable a changé les noms des rues et défilé de la place de l’imam Hussein à celle de la Liberté en passant par l’avenue de la Révolution... Les femmes de milieux populaires en tchador noir de cérémonie n’étaient pas les dernières à crier « À bas le chah », « Khomeiny est imam », et surtout « Indépendance, liberté, République islamique », la future devise de la République islamique. Ce jour-là la foule — le peuple ? — a pris la rue et ne l’a plus rendue. Le régime impérial était de fait renversé.

Le clergé et ses alliés prennent le pouvoir

Entre l’enthousiasme populaire des rues d’Iran et l’utopie du consensus révolutionnaire de Neauphle-le-Château, la rivalité est évidente. La débâcle du régime impérial surprend tout le monde et inquiète. Les dignitaires du régime impérial et leur famille quittent en masse le pays et aucun mouvement populaire ne vient soutenir le chah. Le leader nationaliste Chapour Bakhtiar est nommé premier ministre le 28 décembre, mais ni lui ni les membres de son gouvernement ne pourront entrer dans leurs ministères en grève.

Les grandes puissances qui avaient fait du régime impérial le « gendarme du Golfe » et leur principal allié contre l’URSS ont enfin compris que le changement politique était inéluctable. Des contacts ont lieu entre l’ambassadeur américain William Sullivan et les proches de Khomeiny. Abandonné de tous, Mohammad Reza Pahlavi quitte son pays le 16 janvier 1979.

Le retour en Iran de l’ayatollah Khomeiny est alors une évidence que le gouvernement de Chahpour Bakhtiar ne peut plus empêcher. L’arrivée triomphale le 1er février du dignitaire religieux devenu leader in absentia d’une révolution populaire marque le commencement de la fin du consensus révolutionnaire. La foule innombrable est désormais encadrée par les « comités d’accueil de l’imam Khomeiny » qui deviendront quelques jours plus tard les « comités révolutionnaires ». Le 5 février, l’imam nomme Mehdi Bazargan premier ministre, puis le dernier gouvernement impérial disparait presque sans coup férir après la révolte des militaires les 9-11 février et la déclaration de neutralité de l’armée impériale.

L’Iran est alors au bord du chaos. Les pénuries sont de plus en plus grandes, l’insécurité augmente, toutes les idéologies, toutes les publications, les discours les plus contradictoires irriguent une vie quotidienne et politique dont on ne voit pas l’issue. On craint les vengeances, les règlements de comptes, la menace d’une invasion soviétique ou d’un coup d’État des Américains comme en 1953 contre Mohammad Mossadegh.

« Vox populi, lex dei »

Le clergé chiite, avec son nouveau leader, l’ayatollah (désormais appelé imam) Khomeiny s’impose alors assez facilement comme la seule force vraiment capable d’éviter une guerre civile. La culture islamique traditionnelle envahit la vie quotidienne, surtout celle des femmes, mais pour les libéraux, les technocrates, les nationalistes, les socialistes et une grande partie de la nouvelle bourgeoisie moyenne qui s’était détournée du chah, ce « Gouvernement du Guide » (velayat-e faghi) est un moindre mal qui ne saurait durer. On connait la suite.

Quarante ans ont passé. On ne saurait expliquer ici les raisons complexes de cette longévité, mais constater simplement que l’Iran actuel, tout en restant fidèle à sa longue histoire, a peu de points communs avec l’Iran des Pahlavi. C’est un système politique, social, culturel nouveau, issu d’une révolution complexe qui reste vivante et ne se résume pas à l’islam politique.

À l’intérieur du pays, le principal changement est peut-être l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie moyenne d’origine populaire et donc de culture islamique où les femmes ont pris une place jusqu’alors inconnue. C’est la foule qui a renversé le chah. Les Iraniens sont devenus républicains et continuent d’exiger l’indépendance, la liberté et la république, sans renier l’islam.

À l’extérieur, la révolution iranienne puis la création de la République islamique d’Iran ont suscité une peur souvent irrationnelle. La « menace iranienne » était multiforme : les Occidentaux craignaient la menace soviétique sur le pétrole du golfe Arabo-Persique, les despotes et monarchies voisines avaient peur d’une République où la foule exigeait la liberté et les droits humains, en Israël on perdait un allié et dans le monde musulman dominé par les monarchies sunnites on redoutait la révolte des minorités chiites. Une fois encore, l’Iran a été un laboratoire politique et social pour les pays du Proche-Orient, et en a payé le prix fort.

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