L’improbable « pax russica » au Proche-Orient

Quatre ans après avoir déclenché son opération militaire en Syrie, la Russie est parvenue à y stabiliser la situation. Elle dispose d’une position de médiatrice, voire d’arbitre, sur tous les dossiers régionaux, obtenue par la qualité des relations qu’elle a su nouer avec la majorité des acteurs. Le Proche-Orient s’intègre par ailleurs dans la stratégie globale de puissance déployée par le Kremlin.

Sochi, 14 février 2019. — Le « trio d’Astana »
kremlin.ru

Que veut la Russie au Proche-Orient ? Cette question revient régulièrement depuis que Moscou est non seulement parvenue à remettre en selle le régime syrien, mais aussi qu’elle est redevenue une actrice sécuritaire de premier plan sur la scène stratégique proche-orientale. Pourtant, Moscou n’entend pas substituer une quelconque pax russica à la pax americana agonisante ; elle n’en a ni les moyens, ni même certainement l’envie. Le Kremlin a retenu les leçons de l’époque soviétique, lorsque l’URSS apportait par idéologie une aide militaire, matérielle et économique massive aux pays ayant rejoint le camp socialiste. La mémoire de ces milliards de dollars dépensés pour une cause perdue, ainsi que les moyens financiers considérablement plus limités de la Russie postsoviétique conduisent le Kremlin à adopter une approche plus réaliste. Rien que l’assistance militaro-technique soviétique aura généré une dette cumulée de plusieurs milliards de dollars auprès de pays comme la Libye, la Syrie et l’Irak, que la Russie sera contrainte de renégocier et, très souvent, d’effacer, dans les années 2000 (contre la signature de nouveaux contrats d’armement).

Les 5 milliards de dollars (4,5 milliards d’euros) de crédit que la Russie envisagerait de consentir à l’Iran sont ainsi déjà considérés par certains à Moscou comme un investissement risqué, sur fond de forte récession de l’économie iranienne, laquelle connaîtra une récession de 9,5 % en 2019 selon le FMI1 et de manifestations dans le pays.

La « carte de visite » syrienne

Le retrait de la scène proche-orientale de Washington qui laisse faire deux de ses principaux alliés — Israël et l’Arabie saoudite — joue à l’évidence en faveur de la Russie. L’espace diplomatique concédé ainsi que les flottements dont ont fait preuve les administrations Obama et Trump en Syrie ont contrasté avec la forte détermination affichée par Moscou sur ce même dossier. La carte de visite syrienne a depuis été mise en avant par les Russes à travers la région — et au-delà, en Afrique et jusqu’au Venezuela — dans une logique globale de recomposition d’influence et de contestation du leadership américain. Par sa résonance, le succès militaire russe en Syrie joue un rôle d’égalisateur de puissance face à l’hégémonie militaire des États-Unis au Proche-Orient. Ils disposent encore de 60 000 hommes prépositionnés dans des bases disséminées à travers la région, tandis qu’un groupe aéronaval emmené par le porte-avions nucléaire Abraham Lincoln croise depuis des semaines dans la zone du golfe Persique. L’US Navy n’a jamais eu autant d’hommes déployés au Proche-Orient qu’aujourd’hui et Washington envisagerait d’y envoyer 14 000 soldats supplémentaires

Les dividendes retirés par la Russie au Proche-Orient grâce à sa campagne syrienne sont mesurables non seulement à l’aune du statut de puissance retrouvé, mais aussi et de plus en plus en termes économiques. Ainsi, dans un contexte de croissance du volume du commerce extérieur russe depuis 2015, la part des partenaires commerciaux proche-orientaux de Moscou augmente constamment : si elle était de 6,1 % en 2016, elle a été de 7,1 % en 2018. En ce qui concerne les ventes d’armement, en dépit du tassement du volume des exportations annuelles de matériels militaires russes, on constate une nette augmentation de la part des pays du Proche-Orient sur la période 2014-2018. Ils sont ainsi les récipiendaires de 45 à 48 % de l’ensemble des exportations d’armements russes, soit autant que les clients asiatiques, qui représentaient jusque-là de 60 à 70 % du portefeuille d’exports de matériels militaires russes. Le complexe militaro-industriel russe a bénéficié de « l’effet Syrie ».

Dans les triangles du Proche-Orient

Depuis les Printemps arabes, le retranchement américain puis l’insertion russe en Syrie, trois « triangles » ont fait leur apparition sur la scène stratégique proche-orientale.

Dans le contexte subrégional syrien, le « trio d’Astana » formé par la Russie, l’Iran et la Turquie est devenu depuis sa formation fin 2016 le forum le plus actif pour la stabilisation de la crise. Il s’est avéré particulièrement utile lors des discussions entre Russes, Turcs et Iraniens sur les modalités de redditions des différentes « zones de désescalade » en 2017-2018. Disposant avant tout d’une vocation pratique et technique avec un fort impact sur le terrain au niveau tactique, voire opérationnel, ce forum a survécu à la disparition de ces zones qu’il avait créées. Sa pérennité tout comme la résilience de son fonctionnement doivent beaucoup à la flexibilité de la posture de ses « parrains ».

Depuis sa création, deux tendances émergent : la prépondérance de la branche russo-turque et la cristallisation de la concurrence russo-iranienne autour du centre du triangle, incarné par Bachar Al-Assad. La prévalence russo-turque constatée en 2018-2019 est le produit d’un double contexte : celui des tensions autour de la dernière zone de désescalade existante — celle d’Idlib —, et celui lié aux conséquences du retrait partiel des troupes américaines du nord-est syrien à l’automne 2019. Dans les deux cas, l’entente entre Moscou et Ankara, toujours sur une base transactionnelle et court-termiste s’est avérée décisive pour prévenir une escalade de la situation, sans pour autant en résoudre les fondamentaux.

Le Hayat Tarhir al-Sham (Organisation de libération du Levant) reste un sérieux défi à Idlib, tandis que la nouvelle réalité créée à l’est de l’Euphrate et entérinée par l’accord russo-turc de Sotchi du 22 octobre 2019 après le départ des Américains revêt un caractère provisoire. Par ailleurs, le lancement du comité constitutionnel2 sous l’égide de l’ONU fin octobre est de nature à accroître la concurrence à laquelle se livrent Russes et Iraniens en Syrie. En effet, dans le cadre de ce comité, il sera demandé à Damas de faire des concessions d’ordre politique, en lien avec la refonte partielle ou totale de la Constitution syrienne. Dans ce contexte, face à la pression qu’il devrait subir de la part de son allié russe, le régime n’aura d’autre alternative que de chercher de la marge de manœuvre auprès de son autre parrain, l’Iran, marginalisé dans le processus du comité constitutionnel.

Une puissance de statu quo

Le second triangle qui a émergé est celui formé par les trois puissances proche-orientales : l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie. Ces trois acteurs disposent d’un agenda régional et se livrent à une compétition pour le leadership qui a pris une forme exacerbée en Syrie. Cette compétition s’exprime aussi avec force sur d’autres théâtres : la Libye, le Yémen, et avec une moindre violence, au Liban. La Russie se positionne au centre de ce triangle dans la mesure où elle dispose de relations constructives, bien que sujettes à des dynamiques particulières, avec les trois acteurs.

Tous trois ont en outre vu leurs relations avec Washington évoluer au cours des dernières années. Les liens entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, s’ils restent forts, se sont néanmoins substantiellement mercantilisés depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Ceux entre Ankara et Washington se sont beaucoup dégradés après la tentative ratée de coup d’État contre le président turc à l’été 2016. Enfin, entre Iraniens et Américains, l’objectif est d’éviter un accident qui risquerait de dégénérer en conflit ouvert.

Vu de Moscou, il est primordial de conserver de bonnes relations de travail avec ces trois capitales, étant entendu que ces liens ne sont pas fondés sur l’établissement de la confiance, mais qu’ils reposent plutôt sur une logique d’intérêts. Les Saoudiens disposent en effet de leviers puissants pris en compte par les Russes : la production de pétrole, une force de frappe financière considérable dont aimerait bien bénéficier la Russie, et le vecteur religieux. Il en est de même pour la Turquie : le vecteur de la turcophonie dans l’espace post-soviétique, la maîtrise des Détroits (Bosphore et Dardanelles), l’influence turque dans les Balkans… L’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite redoutent vivement par ailleurs de voir éclore chez eux des mouvements de contestation populaire similaires à ceux des Printemps arabes.

En ce sens, le discours conservateur déployé par la Russie au Proche-Orient et en Afrique du Nord, dans lequel Moscou apparaît comme une puissance du statu quo est de nature à rassurer Riyad, Ankara et Téhéran. Toutefois, c’est le seul facteur puissant de convergence entre la Russie et l’Iran, avec peut-être aussi la stabilisation de la situation en Afghanistan. Car, en plus d’une appréciation différente des modalités du règlement du conflit syrien, les Russes n’adhèrent pas à l’agenda iranien dans le Golfe (Yémen et posture iranienne sur Ormuz et les eaux du Golfe), tandis que tous deux voient le volume de leur commerce s’atrophier continuellement depuis 10 ans3.

Entre les États-Unis et la Chine

Le troisième triangle qui ressort au Proche-Orient est formé par les puissances extrarégionales que sont la Russie, les États-Unis et la Chine. Ces acteurs disposent à la fois d’un agenda régional et d’un agenda global dans lequel s’intègre la région. Si la première puissance — la Russie — brille avant tout par sa capacité de discussion élargie avec tous les acteurs, la seconde demeure une puissance militaire incontournable et la troisième, un acteur économique de premier plan. Ce triangle correspond ni plus ni moins à celui esquissé par Henry Kissinger, secrétaire d’État et conseiller à la sécurité nationale sous les administrations Nixon et Ford. Il théorisa qu’il était préférable pour Washington d’entretenir de meilleures relations avec Moscou et Pékin que celles que Chinois et Soviétiques pouvaient entretenir entre eux, mais dans le contexte proche-oriental.

Or, la branche sino-russe du triangle de Kissinger paraît de loin la plus solide. Dans quelle mesure ce partenariat dynamique russo-chinois peut-il devenir structurant sur la scène stratégique proche-orientale ? À ce stade, il n’existe pas d’éléments corroborant l’hypothèse d’une action sino-russe en tandem. Tout juste constate-t-on au Conseil de sécurité de l’ONU que les Chinois laissent volontiers les Russes monter au front face aux Occidentaux sur le dossier syrien, et se contentent d’utiliser le moment venu, mais de manière non systématique, leur droit de veto, avec Moscou. Ainsi, la Chine a par quatre fois utilisé son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU depuis 2012 pour bloquer des projets de résolution en relation avec la Syrie. La dernière fois, c’était en septembre 2019. Par comparaison, la Russie l’a utilisé deux fois rien qu’en 20184.

Alors que le règlement politique de la crise syrienne continue de se faire attendre, Moscou se trouve à la charnière de ces trois triangles. Sa capacité de discussion transversale se déploie sur les trois niveaux – subrégional, régional et « glocal ». Le rôle de Moscou dans le règlement du conflit syrien — ou dans celui de toute autre crise au Proche-Orient — devrait conforter cette tendance. En revanche, la Russie est dans l’incapacité d’agréger à son pouvoir diplomatique la puissance militaire nécessaire et les capacités économiques idoines qui permettraient l’avènement d’une pax russica au Proche-Orient.

1« La Russie investit dans l’instabilité iranienne »], Nezavissimaia Gazeta, 21 novembre 2019.

2Le projet de créer ce comité est né lors de la tenue du Congrès des peuples de Syrie organisé par la Russie à Sotchi fin janvier 2018. Il aura fallu près d’un an et demi de négociations ardues pour que les Russes, les Syriens d’opposition, les représentants de Damas et ceux de l’ONU s’entendent sur sa composition.

3Si le volume des échanges commerciaux russo-iraniens s’élevait à 3,3 milliards de dollars en 2008, il a été de 1,7 milliard en 2018 (environ 1,5 milliard d’euros), soit presque deux fois moins. Source : statistiques du Service fédéral des douanes russes.

4Louis Balmond, Jean-François Guilhaudis, « La Russie aux Nations Unies en 2018 », in Russie 2019. Regards de l’Observatoire franco-russe, p. 49-59.

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